En France comme ailleurs dans le monde, les personnes handicapées sont désavantagées par rapport aux personnes valides dans de nombreux domaines : éducation, emploi, santé, logement, loisirs… Pour ne citer qu’un seul exemple, en France en 2019, moins d’un tiers des élèves ayant un handicap connu de l’Éducation nationale avait obtenu le diplôme national du brevet à l’âge de 17 ans [1]. Par comparaison, en moyenne, presque 9 élèves sur 10 de cet âge possédaient ce diplôme.
Ces inégalités ne sont pas nouvelles. Mais l’idée qu’elles proviennent en partie de traitements sociaux défavorables est bien plus récente, et reste incomplètement explorée.
Depuis le milieu du XXe siècle, de nouvelles définitions du handicap soulignent que les désavantages rencontrés par les personnes handicapées ont certaines causes sociales. Face à cette évolution, le droit français s’est doté de textes prohibant les discriminations liées au handicap sous diverses formes (voir l’encadré « Les discriminations : approches juridiques, scientifiques, politiques et sociales »). Mais le discours politique a abordé la problématique sous un angle plus étroit, en dénonçant les discriminations directes auxquelles les personnes se heurtent, plus que les conséquences structurelles de traitements indifférenciés. Par ailleurs, les pouvoirs publics comme le débat social ont surtout centré l’enjeu de non-discrimination sur l’accès des personnes handicapées aux activités de la vie courante (éducation, emploi…), en délaissant la question des débouchés de ces activités (diplôme, salaire, etc.).
La recherche sur les inégalités et les discriminations n’a pas été exempte de ces effets de cadrage, ce qui limite l’état des savoirs. Des études de sciences sociales sur le handicap apportent néanmoins des résultats précieux, en estimant l’ampleur de certaines discriminations directes à l’encontre de personnes handicapées (comme des refus d’embauche) et, plus largement, en affinant notre compréhension des mécanismes multifactoriels qui produisent les inégalités dont sont victimes ces personnes.
Les discriminations : approches juridiques, scientifiques, politiques et sociales
Le concept de discrimination n’a pas tout à fait le même sens dans le droit français, dans les sciences sociales et dans le monde politique et social. Juridiquement, les discriminations sont des traitements défavorables qui impliquent un critère (sexe, origine, handicap…) et un domaine (accès à un emploi, un logement, un service…) couverts par la loi. S’il s’agit de différences de traitement au détriment de certains individus, on parle alors de discriminations directes : par exemple, une personne se voit refuser un emploi parce que son nom est à consonance maghrébine. Il peut aussi s’agir de pratiques qui, sans invoquer directement un critère, entraînent un désavantage illégitime pour les personnes concernées par ce critère : par exemple, une prime accordée uniquement au personnel à temps plein, alors que les femmes sont très majoritaires dans le travail à temps partiel. On parle alors de discrimination indirecte. Dans ce dernier cas, la discrimination peut être volontaire ou non.
De cette définition, les sciences sociales reprennent l’idée de traitements qui engendrent structurellement des désavantages pour certains groupes sociaux, de façon directe ou non [2]. Ces traitements incluent des stigmatisations, mais aussi des évaluations apparemment neutres et rationnelles. Les études montrent que plusieurs processus se combinent souvent : par exemple, les inégalités salariales entre hommes et femmes émanent à la fois de l’orientation des femmes vers certaines branches d’activité en particulier ; de la moindre valeur que la société accorde à ces branches ; et des désavantages que rencontrent même les femmes occupant des postes identiques à ceux des hommes [3]. Ces analyses ne nécessitent pas une réflexion sur le caractère juste ou injuste des différenciations. Elles peuvent par ailleurs se distancier du champ couvert par le droit, en soulignant sa contingence : « du droit à un traitement identique, au droit d’accès, au droit à d’égales opportunités. On voit combien, dans une société devenue segmentée, les orientations prises dépendront de la conception que l’on se fait de la justice et des inégalités sociales. [4] »
Enfin, les appropriations politiques et sociales du concept de discrimination mettent à l’inverse l’accent sur la justice sociale. Le terme vient alors désigner spécifiquement les différenciations jugées injustes, comme l’appartenance à un groupe social, contrairement aux différenciations censées être légitimes, comme celles qui refléteraient des différences de mérite [5]. L’injustice est constitutive des discriminations. Cette définition, qui a l’avantage d’être proche du sens commun, a par contre pour inconvénient de minimiser certains désavantages systémiques. Certaines personnes désavantagées ne repèrent pas les traitements défavorables dont elles pâtissent, ou ne les qualifient pas comme « injustes ». Par exemple, si leurs performances (sans aménagements) sont inférieures à celles des autres, elles peuvent se juger moins compétentes et trouver normal d’être moins récompensées.
Vers une définition du handicap qui rend compte de discriminations plurielles
Le handicap a longtemps été compris comme un attribut purement individuel et médical, source de malheur et de pauvreté pour les personnes concernées. Dans la seconde moitié du XXe siècle, en Amérique du Nord et en Angleterre notamment, des activistes et des universitaires ont pris position contre cette conception dominante, la nommant « modèle médical », et proposé un « modèle social » qui juge la société responsable des désavantages que rencontrent les personnes vivant avec des déficiences [6]. Ce recadrage souligne que les désavantages rencontrés par les personnes handicapées ne sont pas naturels, mais liés à une organisation sociale qui leur est défavorable.
Reste néanmoins à examiner la diversité des situations au sein d’une population handicapée, hétérogène. Selon les types de déficiences, leur degré, leur visibilité, les personnes ne se heurtent pas aux mêmes obstacles. Une personne ayant une déficience visuelle ou une forte dyslexie risque de ne pas prendre connaissance d’une annonce d’emploi placardée dans la rue, là où une personne déficiente auditive ne connaîtra pas cette restriction-là. Une personne marchant avec une canne pourra peut-être emprunter un escalier pour rentrer dans un bâtiment, alors que l’absence de rampe d’accès posera plus certainement problème à une personne en fauteuil roulant. Les personnes ayant des troubles visibles peuvent se trouver réduites par autrui à leur handicap, faisant l’objet de pitié ou étant héroïsées, là où celles qui ont des troubles invisibles et non dévoilés font parfois face à des incompréhensions ou à des jugements négatifs si leurs difficultés se manifestent.
Par ailleurs, en fonction de leur origine sociale, de leur sexe, de leur âge, de leur affiliation à une minorité ethnique… les personnes handicapées vont être aussi traitées différemment. Par exemple, en France, en 2015, moins de 4 sur 10 des enfants handicapés nés en 2005 d’origine défavorisée (parents ouvriers ou inactifs) fréquentaient une classe ordinaire à l’âge de 10 ans, contre deux tiers de ceux d’origine aisée (parents cadres, professions intellectuelles supérieures, etc. [7]).
Au tournant du XXIe siècle, des adaptations du modèle social du handicap, dites modèles « interactifs » ou « biopsychosociaux », ont favorisé la prise en compte de cette hétérogénéité de la population handicapée. Parmi ces schémas, la Classification Internationale du Fonctionnement (CIF) de l’Organisation Mondiale de la Santé a donné à l’approche une visibilité internationale. Selon cette grille de lecture, c’est la combinaison d’aspects individuels et d’aspects structurels qui détermine la participation sociale des personnes handicapées. Par exemple, si une personne avec une déficience intellectuelle ne peut pas prendre connaissance d’un programme politique, c’est à la fois parce qu’elle est en difficulté pour saisir le niveau de langage utilisé, et à la fois parce que ce programme ne lui est pas transmis sous un format qui lui est accessible. Parmi les aspects individuels, les modèles interactifs intègrent aussi les caractéristiques socio-démographiques comme le sexe, l’âge, les ressources économiques et l’affiliation à une minorité ethnique. Ce nouveau type de modèles aide à envisager les mécanismes inégalitaires dans leur variété, en fonction des déficiences et des facteurs socio-démographiques.
Les discriminations liées au handicap : de multiples formats reconnus par le droit…
Ces nouvelles réflexions sur le handicap ont donné lieu à une production juridique fournie, en France comme dans d’autres nations occidentales. Pour assurer les droits des personnes handicapées, les pays d’Europe de l’Ouest et le Japon se sont placés plutôt dans une logique de protection sociale, en instaurant des dispositifs spécifiques pour les personnes handicapées : prise en charge au sein d’institutions spécialisées, quotas en emploi, etc. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont suivi plutôt une logique de droits civils, en adoptant des mesures antidiscriminatoires : mise en place d’aménagements au besoin, égalité de traitement pour le reste [8].
Historiquement, la France suivait plutôt le premier modèle, notamment sous la forme de quotas d’emplois pour les personnes administrativement reconnues handicapées. Cette politique a perduré, mais s’est assortie de mesures antidiscriminatoires [9]. Depuis la loi de 1990 ajoutant le handicap aux motifs de discrimination prohibés dans le Code pénal, refuser un bien, un service ou un emploi du fait d’un handicap est passible d’emprisonnement. Cette mesure proscrit une discrimination dite directe : un traitement différencié envers un groupe, qui le désavantage. Une directive européenne de 2000, reprise en France par la loi du 11 février 2005, a renforcé cet arsenal en interdisant également certaines discriminations dites indirectes : des traitements indifférenciés ayant des conséquences systématiquement défavorables aux personnes handicapées. Ces textes appellent les employeurs à évaluer les personnes handicapées en se fondant sur leurs performances après mise en place d’« aménagements raisonnables », et non avant. Par exemple, préférer une personne valide à une personne plus qualifiée ayant une maladie chronique au motif que les consultations médicales de la seconde seraient incompatibles avec des horaires de bureau est une discrimination, si les missions de sa fiche de poste sont compatibles avec des horaires décalés.
Aujourd’hui encore, la prohibition de discriminations liée au handicap coexiste en France avec des mesures qui créent des distinctions légales entre groupes, donnant accès à des droits positifs ou, au contraire, restreignant certains droits négatifs. D’un côté, les anciens dispositifs de protection sociale (quotas, institutions spécialisées, prestations) ont été maintenus et actualisés. D’un autre côté, depuis la création du premier Code civil en 1804, les personnes majeures sous protection juridique (tutelle, curatelle…) se voient retirer certains droits civiques et civils. Sur certains versants, la législation est venue tempérer ce procédé : depuis 2019, le placement sous protection juridique ne remet plus automatiquement en cause le droit de vote. D’autres restrictions demeurent, comme l’interdiction de participer à un jury de Cour d’Assises.
… éclipsés par la rhétorique politique du « changement de regard »
Les discours politiques autour du handicap ne se réfèrent pas à l’ensemble des discriminations que le droit français prévoit. Ils les présentent souvent sous un angle plus étroit, comme des traitements de défaveur (discriminations directes) issus de préjugés erronés. Pour construire l’égalité, il faudrait « changer le regard sur le handicap », selon un leitmotiv du dernier quinquennat.
Ce cadrage occulte une réalité importante : en l’état actuel de la société, certains traitements indifférenciés désavantagent systématiquement les personnes handicapées. Des défauts d’accessibilité physique empêchent quotidiennement les personnes en fauteuil roulant d’emprunter la quasi-totalité des lignes de métro parisien. Les formats et contenus des apprentissages scolaires sont souvent peu adaptés aux personnes avec des limitations cognitives, entravant leurs études. Les normes de productivité du monde professionnel pénalisent les personnes qui ont besoin de plus de temps pour exécuter les tâches.
Parmi ces situations, où la discrimination indirecte commence-t-elle ? La réponse n’est pas évidente. Les politiques publiques comme les représentations sociales courantes séparent les inégalités acceptables et les processus discriminatoires en se fondant sur des critères de justice qui sont sujets à débats et à revirements. Quel degré d’accessibilité est-il exigible ? Et, lorsque l’accessibilité n’est pas possible, quels critères de jugement sont-ils légitimes ?
Sur le caractère juste de la mise en accessibilité, des zones de flottement existent tant dans la conception de la législation que dans sa mise en œuvre. L’évolution de la législation concernant l’accessibilité des habitations illustre bien le premier cas. La loi de 2005 avait modifié le Code de la construction et de l’habitation en prescrivant que les nouvelles habitations construites soient « accessibles à tous, et notamment aux personnes handicapées, quel que soit le type de handicap ». Mais, en 2018, la loi Élan a réduit cet objectif en limitant les mesures visant à garantir l’accessibilité des logements neufs d’habitations collectives au seul champ de « 20% des logements [...] situés au rez-de-chaussée ou en étages desservis par un ascenseur ». Ainsi, au fil du temps, les arbitrages entre l’enjeu d’égalité d’accès et les coûts économiques de ce programme ont placé le curseur des inégalités tolérables à différents paliers. Plus en aval, la mise en œuvre des politiques mène aussi à trancher sur l’acceptabilité de diverses inégalités. En emploi, la délimitation des « aménagements raisonnables » ouverts à une personne handicapée implique par exemple d’évaluer quelles sont les mesures qui sont « appropriées », et à quel point elles deviendraient une « charge disproportionnée » pour un employeur (selon les termes de la loi de 2005).
Par ailleurs, en l’état actuel des sciences et de techniques, l’accessibilité ne peut pas toujours être réalisée. Nous ne savons pas transmettre les contenus scolaires classiques aux enfants ayant une déficience intellectuelle sévère. Nous ignorons comment permettre aux personnes ayant de fortes limitations motrices, visuelles, auditives ou psychiques d’accomplir des missions de pompier. Ces restrictions inévitables peuvent se voir apporter trois types de réponses. Dans de premiers cas, les personnes se trouvent mises à l’écart des activités : éloignement des classes ordinaires, barrière à l’entrée des Emplois Exigeant des Conditions d’Aptitude Particulière (ECAP). Une autre option, souvent mobilisée en complément de la première, consiste à leur ouvrir des droits particuliers. Historiquement, au Moyen Âge, la société estimait que les personnes pauvres méritaient assistance si et seulement si elles étaient, de l’avis commun, inaptes au travail. Aujourd’hui, dans une logique analogue, l’évaluation administrative d’un taux d’incapacité conditionne l’octroi de certaines prestations, comme l’Allocation aux Adultes Handicapés. Aux deux époques, l’éligibilité se fait au prix d’une individualisation des difficultés : les personnes dont les restrictions sont difficiles à lever sont jugées intrinsèquement incapables, et c’est à ce titre qu’un droit leur est ouvert. Enfin, dans de derniers cas, les personnes prennent tout de même part aux activités et y sont désavantagées par rapport aux personnes non restreintes. Les élèves avec des troubles d’apprentissage, des troubles psychiques ou des déficiences multiples, qui disposent plus rarement d’un projet personnalisé de scolarisation que ceux avec des déficiences motrices ou sensorielles, redoublent aussi plus souvent, et portent un regard plus pessimiste sur leurs chances de progression scolaire [10].
Les traitements défavorables envers les personnes handicapées sont ainsi loin de se limiter à un regard biaisé, mais comprennent des enjeux matériels et organisationnels majeurs. Si la frontière entre le juste et l’injuste est parfois délicate à déterminer, il serait d’autant plus nécessaire d’aborder le sujet dans le débat public.
L’égalité n’est pas qu’une question d’accès aux activités
Les réflexions politiques et sociales autour des discriminations liées au handicap ont aussi été bornées par leur attention à certains critères seulement de l’égalité : la possibilité pour les personnes handicapées de participer à des activités du quotidien en général (se loger, s’éduquer, travailler, avoir des loisirs…), et de réaliser ces activités au sein des mêmes structures que les personnes valides plus particulièrement (logements ordinaires, établissements scolaires ordinaires, etc.).
Ces deux objectifs étaient au cœur des combats des mouvements de personnes handicapées états-uniens et américains, dans la seconde moitié du XXe siècle. Depuis, et sous ces influences, les organisations internationales et les législations nationales ont largement repris ces revendications. Par exemple, scolariser les enfants handicapés au sein d’établissements scolaires ordinaires est désormais une ambition affichée par la plupart des pays occidentaux.
Plus largement, le débat social sur le handicap accorde désormais une place majeure à ces enjeux d’« accès » et d’« inclusion » [11] – auxquels s’oppose la notion d’« exclusion ». En France, ces sujets tendent à supplanter les autres enjeux sociaux liés au handicap. Depuis les années 1960, les écrits littéraires, militants et académiques en langue française combinent de plus en plus les termes « handicap » et « exclusion », avec des pics suite aux lois de 1987 et 2005 ; sans que les termes « handicap » et « discrimination », ou même « handicap » et « inégalité », soient pareillement associés. En cela, le cadrage français se distingue un peu de celui des États-Unis, pays à l’ancrage antidiscriminatoire plus marqué.
Or, cette approche offre une image incomplète des traitements défavorables liés au handicap. Si nous faisons une analogie avec les comparaisons entre hommes et femmes, entre cadres et ouvriers, ou entre personnes nées en France et personnes immigrées, dans ces autres cas, l’accès aux activités courantes (emploi, loisirs…) et la mixité (scolaire, résidentielle…) sont aussi des points d’intérêt, mais ils sont loin d’être les seuls. Au-delà de la question de l’accès à l’éducation et à l’emploi, ce sont les possibilités ouvertes ou non aux individus dans ces domaines qui animent le débat politique et social : les inégalités des chances, ou (selon une tournure en plein essor dans le discours public) « inégalités de destin ». La métaphore courante de la « panne de l’ascenseur social » dénonce les faibles opportunités dont disposent les enfants d’origine populaire pour obtenir des diplômes et exercer une profession qualifiée. De la même manière, les salaires des femmes sont un indicateur fortement politisé du désavantage qu’elles rencontrent par rapport aux hommes. Or, des poursuites d’études [12] ou de la progression professionnelle [13] des personnes handicapées, il est encore peu question.
Le handicap aux marges de la recherche
La recherche n’a pas été exempte de ces influences. Alors que la littérature sur les inégalités a questionné les processus générant directement ou indirectement des inégalités de niveaux d’études entre les enfants de parents immigrés et les enfants de parents nés en France, des inégalités patrimoniales entre les hommes et les femmes, ou encore des inégalités entre les générations dans l’exposition au déclassement social, elle a largement laissé les personnes handicapées hors champ [14]. Cet impensé vient du cadrage des débats politiques et sociaux sur les enfants handicapés, mais aussi d’une certaine confusion entre déficiences et difficultés scolaires au sein de la recherche elle-même. Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), enquête de référence pour comparer les apprentissages scolaires d’élèves de différents pays, prévoit par exemple de multiples exemptions permettant d’exclure les enfants handicapés de l’échantillon : dans une conception individualisante et médicalisante du handicap, elle admet le présupposé que ces élèves feraient fallacieusement baisser le niveau [15].
De ce fait, c’est principalement des sciences sociales sur le handicap que nous viennent les connaissances disponibles sur les discriminations rencontrées par les personnes handicapées. Deux branches de travaux ont produit des savoirs : des études statistiques, qui ont estimé l’ampleur de discriminations directes à l’égard de divers groupes de personnes handicapées ; et des approches qualitatives, qui ont dressé un panorama plus complet des traitements sociaux contribuant à créer des inégalités en leur défaveur.
Repérer les discriminations liées au handicap : mesurer…
Les mesures des discriminations directes se fondent sur deux principaux types de protocoles. D’abord, à partir de données d’enquête, certaines méthodes statistiques visent à identifier des inégalités qui ne sont pas liées à d’autres caractéristiques que les enquêtes renseignent sur les individus : leur âge, leur sexe, leur niveau de diplôme… Les régressions estiment sous la forme d’« effets propres » des inégalités que rencontrent les membres du groupe, ces autres caractéristiques socio-démographiques égales par ailleurs. Sous une présentation un peu différente, des méthodes de décomposition [16] distinguent un écart expliqué, lié à ces mêmes caractéristiques, et un écart inexpliqué. Les « effets propres » comme les « écarts inexpliqués » sont souvent pris comme des indices d’une possible discrimination. En suivant ces techniques d’analyse, des travaux menés en France dans les années 2010 trouvent des désavantages évocateurs pour les personnes handicapées, comparativement aux personnes valides. Les élèves ayant un handicap reconnu qui candidatent à une formation sélective comme une classe préparatoire aux grandes écoles, une école d’ingénieur ou une école de commerce ont une probabilité d’être admis (plutôt que de ne pas l’être) divisée par 4,3 par rapport aux élèves valides [17], à sexe, profession et diplôme des parents, et type de baccalauréat obtenu similaires. La probabilité d’être en emploi était presque divisée par quatre pour les personnes disposant d’une reconnaissance administrative d’un handicap ou d’une incapacité, par rapport aux adultes sans reconnaissance ni limitations durables – et ce, à sexe, tranche d’âge, niveau de diplôme, type de ménages et caractéristiques du lieu d’habitation équivalents [18]. Par ailleurs, entre les personnes handicapées en emploi et leurs collègues valides, il existe des écarts de rémunération de plusieurs centaines d’euros qui ne sont pas expliqués par leur âge, leur sexe, leur affiliation à une minorité ethno-raciale, ni, pour certaines, par leur niveau de diplôme ou leur temps de travail – entre autres [19]. Plus largement, dans différents pays occidentaux, les études différenciant par types et degrés de déficiences trouvent des désavantages scolaires, professionnels, économiques et résidentiels plus marqués en cas de déficiences intellectuelles, cognitives, psychiques ou motrices et/ou de degré fort que pour les personnes avec des déficiences sensorielles et/ou modérées [20].
Des méthodes expérimentales ont aussi proposé des mesures des discriminations directes envers les personnes handicapées. En psychologie sociale, des études ont demandé ouvertement à des adultes de juger les qualités scolaires et professionnelles de personnages fictifs qui leur étaient présentés, avec ou sans handicap. De façon récurrente, les profils de personnes en fauteuil roulant ont été jugés plus courageux et plus motivés que les profils de personnes valides, mais moins compétents [21]. Les travaux ciblant des recruteurs ou des managers dénotent des croyances similaires, vis-à-vis de groupes divers de personnes handicapées – en fauteuil roulant, mais aussi aveugles, sourds ou dépressifs [22]. En sociologie et en économie, c’est plus souvent le testing qui est mobilisé, une méthode qui examine les pratiques des employeurs plutôt que leurs représentations en imitant une réelle situation de recrutement. Des travaux français et nord-américains ont ainsi envoyé à un grand nombre d’entreprises des candidatures fictives, presque toutes identiques, mais certaines mentionnant une déficience motrice et d’autres non [23]. Ces études trouvent toutes que les dossiers faisant mention d’une déficience reçoivent moins souvent des réponses positives que celles sans mention. Selon le sexe, le secteur, la branche d’activité et le degré d’expérience mentionnés dans les faux dossiers, le désavantage des personnes handicapées va de 16 % de réponses de moins que les personnes valides (12 personnes valides rappelées pour 10 personnes handicapées) à 69 % (32 personnes valides rappelées pour 10 personnes handicapées). Ces ordres de grandeur sont similaires dans les différents pays.
… et repérer des processus
Les approches précédentes sont importantes, mais insuffisantes pour repérer les discriminations envers les personnes handicapées. D’abord, dans certains domaines, les données d’enquête n’existent pas, ou sont peu précises. Les mesures de discrimination directes ont par ailleurs deux limites : elles ne permettent pas de connaître les mécanismes qui créent ces inégalités, et elles ne détectent pas d’autres sources de désavantage. Pour reprendre le cas des employeurs qui répondent moins aux CV avec une mention de déficience motrice : pensent-ils que la personne réalisera un moins bon travail, ou bien savent-ils qu’elle ne pourra pas circuler sur leur lieu de travail qui a des marches ? Autrement dit, leur traitement social défavorable repose-t-il sur un stéréotype négatif ou sur une inaccessibilité matérielle ? Par ailleurs, les statistiques ne nous apprennent pas si les actions des personnes elles-mêmes accentuent les désavantages, ou les atténuent. Par exemple, est-ce que certaines personnes renoncent d’emblée à des candidatures, en les pensant inaccessibles – à tort ou à raison ?
Les recherches qualitatives sur le handicap nous offrent des informations précieuses pour comprendre les mécanismes multiples qui génèrent des inégalités en défaveur des personnes handicapées. Premièrement, des enquêtes françaises fondées sur des observations ont mis en évidence des processus discriminants en train de se produire : des traitements dégradants envers les publics d’institutions comme des instituts médico-éducatifs [24], des protocoles d’octroi des reconnaissances administratives de handicap excessivement complexes pour les personnes d’origine sociale modeste et pour celles avec des limitations cognitives [25] …
Deuxièmement, des entretiens auprès d’équipes éducatives [26] et d’employeurs [27] ont montré que les stéréotypes défavorables ne sont pas les seules barrières à l’intégration scolaire et à l’insertion professionnelle des personnes handicapées. Des obstacles matériels comme des ressources financières trop faibles pour mettre en place des aménagements, un manque de formation sur le handicap, des défauts de coordination avec l’administration et/ou les équipes médicales peuvent aussi nourrir en amont des réticences à former ou recruter des personnes handicapées ; ou bien dégrader en aval les expériences scolaires et professionnelles.
Troisièmement et enfin, des entretiens auprès de personnes handicapées ont permis de préciser comment des traitements sociaux défavorables et des actions des personnes elles-mêmes contribuent ensemble à créer des inégalités. Par exemple, en matière d’accès aux droits, les recours à des politiques catégorielles (services spécialisés, prestations sociales…) dépendent tant de traitements administratifs que des avis des ayants droit sur les dispositifs [28]. Tout en permettant de distinguer les pratiques des personnes handicapées et leurs traitements défavorables par autrui, ces méthodes mettent en lumière certaines connexions entre les deux. Quand les personnes décident de candidater à un poste ou renoncent à le faire, réclament un droit ou se résignent à s’en passer, elles composent toujours avec les contraintes que leur environnement leur impose : expériences de stigmatisations, demandes longues et fastidieuses, etc. Leurs pratiques se forment et se transforment en conséquence. Symétriquement, au cours des dernières décennies, une part importante de personnes handicapées a acquis une conscience plus vive de ses droits, et cette évolution a des effets structurels. Les appels croissants au Défenseur des droits en sont un signe parmi d’autres. À une échelle plus large, des mobilisations collectives de personnes handicapées amorcées en France dans les années 1960 et 1970 se renouvellent et se structurent autour de nouveaux enjeux : par exemple, en exigeant la mise en accessibilité du cadre bâti et des transports, après que la promesse énoncée par la loi de 2005 a été reportée puis rompue. Ces actions individuelles et collectives mènent à ce que les discriminations liées au handicap soient davantage repérées, réprouvées, politisées et juridicisées que par le passé.
Longtemps invisibles, les discriminations liées au handicap ont été constituées juridiquement et érigées en enjeu politique et social au fil des 60 dernières années. Mais leur reconnaissance demeure incomplète. Le débat social aura à aborder plus frontalement la question des discriminations indirectes : quels effets défavorables de traitements indifférenciés est-il prêt à assumer ? Il devra aussi considérer les ambitions sociales que peuvent avoir les personnes handicapées au-delà de la seule fréquentation de lieux de vie communs aux personnes valides : poursuites d’études, progressions professionnelles et salariales, accès à la propriété, responsabilités politiques, etc. Il reviendra à la recherche sur les discriminations d’éclairer ces débats à venir en tenant compte plus systématiquement du handicap dans ses cadres d’analyses.