Les femmes sont de plus en plus nombreuses à exercer une activité professionnelle ; leurs salaires, à travail égal, sont encore inférieurs à ceux des hommes, mais l’écart tend à diminuer. La parité est loin d’être atteinte, mais elle progresse dans de nombreux domaines. Qu’en est-il en matière de patrimoine ? Comment s’effectue le partage du capital économique familial entre les hommes et les femmes ? La question que posent Céline Bessière et Sibylle Gollac, est importante, car chacun sait après avoir lu T. Piketty qu’au XXIe siècle, l’accumulation d’un capital au sein des ménages redevient une dimension centrale des écarts de richesse et de la structuration de nos sociétés en classes sociales, ne serait-ce que pour l’accès à la propriété immobilière.
Le « retour de l’héritage » est aussi un retour de l’institution familiale comme acteur clé de l’économie et de la construction des classes sociales. C’est donc à son niveau qu’il faut chercher la réponse à la question posée.
On s’aperçoit alors que la famille d’aujourd’hui, loin de coïncider avec le tableau enchanté qu’en ont tracé beaucoup d’historiens et de sociologues du XXe siècle, est loin de se réduire à un lieu de relations affectives et désintéressées, seulement mobilisées pour assurer la réussite scolaire de ses enfants. Elle n’est pas seulement fondée sur des liens, mais aussi sur des biens. Elle est une institution économique qui produit des richesses, en organise la circulation et le partage.
Il est donc nécessaire de casser la boîte noire que constitue le « ménage » comme unité des enquêtes statistiques portant sur les patrimoines pour en savoir plus sur la part de capital qui revient au sein de chaque famille au mari et à l’épouse, aux fils et aux filles.
Les divorces et les séparations, les dons entre vifs et les successions après décès deviennent alors des moments privilégiés de la vie familiale pour observer in vivo les « transactions intimes » (Viviana Zelizer [1]) qui se déroulent au sein de la famille et plus largement de la maisonnée (Florence Weber [2]), mesurer la valeur des biens concernés et analyser les modalités de leur transmission aux hommes et aux femmes.
On s’aperçoit alors que, contre toute attente et parfois sans le vouloir, les professionnels du droit impliqués dans ces transactions - notaires, avocats, juges - contribuent, chacun à sa manière, à reproduire voire à aggraver les inégalités entre hommes et femmes.
Il va de soi que ces inégalités de genre prennent des formes très différentes selon les milieux sociaux : dans les classes populaires, les problèmes d’argent sont des problèmes de femmes, mais, en haut comme en bas de la hiérarchie sociale, le capital, fût-il minimal, reste une affaire d’hommes.
En l’absence d’enquêtes statistiques distinguant les individus composant le ménage et les parts respectives du capital qui leur reviennent, seule une approche ethnographique permettait d’accéder aux données nécessaires. La tâche était rude, car en France, on ne parle pas d’argent avec n’importe qui et encore moins de ces arrangements économiques familiaux souvent considérés comme des secrets de famille. Il fallait donc établir avec les membres de ces familles des relations de confiance assez fortes pour accéder à ces secrets, se voir confier des archives privées, des actes notariés, des courriers, des photos, être invitées à des mariages et à des enterrements, recueillir les points de vue des différents membres de la famille, les frères et les sœurs pouvant relater de façon très différente les étapes de la succession de leurs parents, ne comptant pas toujours les mêmes biens ni de la même manière. Rien d’étonnant alors si ces monographies se sont étalées sur une vingtaine d’années, d’autant qu’observations et entretiens se devaient d’être croisés, répétés et réalisés dans la durée. Les stratégies immobilières de familles de milieux sociaux variés ont ainsi été suivies pendant plus de quinze ans. Ces histoires familiales qui sont « la chair de ce livre » constituent un corpus conséquent, original et précieux.
La confiance, Céline Bessière et Sibylle Gollac l’ont aussi gagnée des professionnels du droit. Pénétrer dans le secret des études de notaire et des cabinets d’avocats, assister aux rendez-vous avec les membres de la famille, obtenir de ces professionnels des entretiens approfondis où ils expliquent avec sincérité les raisons de leurs attitudes dans tel divorce ou telle succession, n’a rien d’évident. Il en va de même pour être autorisé à observer ce qui se dit dans le bureau des juges aux affaires familiales en cas de séparation ou de divorce, là aussi en présence des conjoints concernés. Les membres des familles observées, les professionnels du droit interrogés deviennent vite des personnes familières au lecteur. On les retrouve d’un chapitre à l’autre au fil des procédures qu’ils traversent, rendant ainsi sensibles les difficultés qu’ils rencontrent, leurs relations avec les professionnels du droit ou leurs clients, leurs conjoints, leurs frères et sœurs, leur niveau de compréhension des procédures qui les concernent. La forte empathie dont font preuve les deux sociologues avec les personnes de leur échantillon ne s’effectue jamais au détriment de l’objectivité. Elle contribue à rendre très vivante la lecture de l’ouvrage.
Outre la construction de ces trésors ethnographiques, les auteures ont aussi exploité une base de données judiciaire construite à partir d’un échantillon aléatoire de 3 000 décisions rendues dans sept TGI et de 1 000 décisions rendues dans deux cours d’appel en 2013. Entre 800 et 2 500 variables ont été saisies pour chaque affaire, dont le sexe, l’âge et la profession. Judicieusement mises à contribution, les enquêtes « Patrimoine » réalisées en 2004 et 2015 par l’Insee servent aussi de toile de fond à l’enquête. Conçu par deux sociologues ayant accumulé au fil du temps une grande expérience du traitement que réserve aux hommes et aux femmes la justice des affaires familiales [3], ce livre est original à plus d’un titre. Il est d’abord animé de bout en bout d’un souffle féministe puissant, qui, renouant avec celui, « matérialiste », des années 1970, ébranle, sur la base des faits, un bon nombre de représentations initiales, produit des connaissances nouvelles, tout en ouvrant des voies nouvelles à la sociologie.
Les professions d’avocats et de juges des affaires familiales se sont fortement féminisées au cours de quarante dernières années, celles de notaires aussi : deux notaires salariés sur trois sont des femmes. Et pourtant, ces professionnels du droit favorisent, et souvent inconsciemment, les hommes au détriment des femmes. Les deux sociologues ont identifié une pratique professionnelle commune aux notaires et aux juges des affaires familiales qui y contribue, la comptabilité inversée. En cas de séparation, de divorce, ou de succession après décès, on procède à un inventaire des biens et à une estimation de leur valeur. Le plus logique est alors d’additionner les valeurs des biens inventoriés et de diviser la somme par le nombre d’ayants droit, afin de distribuer une part égale à chacun des conjoints ou des héritiers. Céline Bessière et Sibylle Gollac montrent comment, dans les faits, l’ordre de ces opérations est inversé. Le notaire commence par établir un consensus entre les parties sur le résultat final, c’est-à-dire sur la répartition des biens et les compensations qu’elles impliquent. Ce n’est qu’après l’obtention de ce consensus qu’on procède, à l’ombre du marché et du fisc, aux opérations d’évaluation de chaque bien. La valeur d’une maison ou d’un appartement peut alors varier selon qu’un accord se dessine pour le vendre ou que l’une des personnes apparentées cherche au contraire à se le voir attribuer. Dans le premier cas, tout le monde a intérêt à ce que l’évaluation soit la plus haute possible. Dans le second, l’apparenté visant le bien a tout intérêt à ce que l’estimation soit la plus basse possible afin de racheter au moindre prix leur part aux autres. Lesquels ont au contraire tout intérêt à une estimation maximale pour toucher des soultes plus élevées. Le notaire, qui se définit souvent comme un médecin du patrimoine et un garant de la paix des familles, joue un rôle déterminant dans l’obtention de ce consensus à partir de constructions d’équivalence et d’ « arrangements patrimoniaux ». Or ces comptabilités inversées contribuent au creusement des inégalités de richesse entre les hommes et les femmes.
Parmi les richesses en jeu dans une succession familiale comme dans une séparation ou un divorce, il y a toujours des biens plus importants que les autres : ce peut être une entreprise, une maison, un appartement, un portefeuille de valeurs mobilières, etc. Ces « biens structurants » sont les premiers que le notaire cherche à affecter à l’un des héritiers ou des conjoints. Sa valeur lui servant à calculer les compensations proposées aux autres membres de la famille à partir d’évaluations économiques qui s’écartent souvent des valeurs du marché.
Or, les données statistiques montrent que les fils uniques et les aînés des garçons reçoivent davantage ces biens structurants que les cadets ou les filles. C’est évident dans le cas des entreprises familiales où le bon héritier est la plupart du temps l’aîné de sexe masculin, c’est aussi très fréquent à propos des biens immobiliers et des actions. Les notaires sont très attachés à cette représentation patriarcale de la famille comme les y incite le terme même de patri-moine qu’ils prennent au pied de la lettre. Les images qui illustrent la partie du site officiel des Notaires de France montrent surtout des pères, des fils et des petits-fils, voire des neveux. Les fascicules et dépliants exposés dans leurs salles d’attente sont tous rédigés au masculin.
En cas de divorces et de séparation, que le couple ait été propriétaire ou locataire, les femmes ont moins souvent que les hommes les moyens de conserver le domicile familial. Le mari conserve le logement dans 43 % des cas, la femme dans 32 % seulement. En cas d’enfants à charge, l’écart se réduit, mais les situations de garde alternée sont très défavorables aux mères : la probabilité de devoir quitter le domicile conjugal s’élève à 80 % pour elles, mais à moins de 50 pour les pères. Quant au montant des compensations versées par le mari à son ex-épouse, elles sont toujours limitées par le souci de ne pas menacer la situation économique du mari, qu’il soit chef d’entreprise ou salarié, même lorsqu’il organise lui-même son insolvabilité.
Soucieuses des intérêts économiques de leurs clientes et plus féministes que les notaires, les avocates voient souvent leurs marges de manœuvre réduites par les arrangements patrimoniaux décidés en amont chez le notaire et par le souci partagé de ne pas mettre en danger la situation économique ou le statut social du mari. Il en va de même pour les juges aux affaires familiales dont certaines refusent par principe, au nom de l’émancipation des femmes par le travail, de trop favoriser par leur décision le statut de la « femme entretenue ». L’analyse très fine d’un inconscient social des professionnels du droit qui prennent le plus souvent, par une comptabilité inversée, le parti de l’homme, à l’ombre du droit est l’un des résultats principaux de ce travail.
Les libertés prises avec le fisc dans ces arrangements familiaux en sont un autre. La résistance à l’impôt est, disent les auteures, un puissant ciment familial. Même si le principe de confidentialité est à géométrie socialement variable, les plus riches en bénéficiant plus que les pauvres et les hommes plus que les femmes.
La fiscalisation des pensions alimentaires contribue elle aussi à défavoriser les femmes. Celui qui la verse (l’homme dans 97 % des cas) peut déduire le montant de la pension de sa déclaration d’impôts alors que celle qui la reçoit doit la déclarer et payer les impôts qui en découlent.
Il en va de même des prestations compensatoires destinées à compenser sous la forme de rentes mensuelles la perte de niveau de vie subie par l’un des époux à la suite du divorce (la femme dans l’immense majorité des cas). Ne concernant que les couples mariés, ce dispositif a été fortement réduit par une loi en 2000. Elle se verse désormais pour solde de tout compte en une fois au moment du divorce afin de ne pas obliger les débiteurs de ces prestations (des hommes dans 97 % des cas), une fois remariés, à faire vivre deux foyers. Or, les hommes se remettent en couple plus souvent et plus rapidement que les femmes.
Plus généralement, et c’est l’une des grandes leçons de ce livre, les auteures montrent, preuves à l’appui, que formellement égalitaire, le droit de la famille et de la propriété, favorise davantage, à tous les étages de la hiérarchie sociale, les hommes que les femmes, mais toujours plus en haut qu’en bas.
La place aujourd’hui centrale des patrimoines et du capital incite les auteures à revisiter les travaux des historiens et des sociologues de la famille des années 1970-1990. Ils ont les uns et les autres entièrement négligé cette dimension au profit des liens affectifs qui se tissaient au sein de la famille. La féconde métaphore économique du capital culturel, inventée par Bourdieu et Passeron, qui se transmet comme un héritage dans les familles favorisées a, elle aussi, passé sous silence les dimensions économiques des transmissions. Quant aux féministes, elles ont surtout axé leurs analyses et leurs enquêtes sur les inégalités sociales de salaires, d’emplois et de travail. Force est de reconnaître, à la décharge de tous ces historiens et sociologues qu’à cette époque, immédiatement postérieure aux trente glorieuses, c’était bien par la culture et le travail que se creusaient le plus les inégalités sociales entre classes et entre hommes et femmes.
La grande force de ce livre est aussi d’articuler de façon subtile et convaincante analyse de classe et analyse de genre. Les transmissions économiques intergénérationnelles creusent les écarts entre les classes sociales. L’individualisation des patrimoines qui accompagne la généralisation des séparations et divorces fragilise la situation économique des femmes au moment des ruptures. Elles sortent plus souvent que leur mari de leur séparation « sans rien ».
Au final, les arrangements économiques familiaux participent au maintien des frontières entre les classes sociales et au creusement des inégalités entre hommes et femmes. Rapports sociaux de classe et domination masculine sont indissociables.
Économie, droit, sociologie, c’est au carrefour de ces trois disciplines que se situe l’objet de l’enquête, aucune de ces trois disciplines ne pouvant à elle seule en saisir toutes les dimensions. Le partage du capital familial entre les hommes et les femmes ne se réduit pas à une opération comptable. Il faut pour le comprendre pénétrer dans les arcanes du droit et analyser les rôles respectifs du notaire, de l’avocat et du juge, chacun de ces professionnels procédant à des « arrangements » avec le droit selon les intérêts de leur client, les principes de leur profession, mais aussi leur propre système de valeurs. Identifier, expliquer et comprendre les interactions multiples entre ces diverses dimensions et dégager les effets qu’elles exercent sur les inégalités entre hommes et femmes par l’observation objective et empathique de ces transactions intimes, comme l’ont fait Céline Bessière et Sibylle Gollac, c’est ouvrir à la sociologie des voies nouvelles et des chantiers pluridisciplinaires féconds.
Céline Bessière, Sibylle Gollac, Le genre du capital, La Découverte, L’envers des faits, 2019, 284 p., 15 €.