Recensé : Avner Offer, Gabriel Söderberg, The Nobel Factor. The Prize in Economics, Social Democracy and the Market Turn, Princeton, Princeton University Press, 2016, 344 p.
On attendait depuis longtemps l’ouvrage de référence sur l’histoire et les enjeux du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Il nous est aujourd’hui livré par deux spécialistes d’histoire économique, Avner Offer, professeur à Oxford, et Gabriel Söderberg, chercheur à l’université d’Uppsala.
Cet ouvrage a pour premier mérite de proposer une thèse générale, fortement documentée, sur l’histoire du prix, qui relie étroitement celle-ci à l’histoire idéologique et politique de la Suède et du monde. Créé en 1969, dans le contexte très particulier des tensions entre la banque centrale et les gouvernements sociaux-démocrates suédois, le prix de la Banque de Suède est devenu, selon les auteurs, l’un des principaux lieux d’expression de la vision idéalisée du marché qui s’est progressivement imposée à la planète, sous l’effet d’une discipline économique devenue plus idéologique que scientifique. Les auteurs dévoilent certains des processus institutionnels ayant conduit au succès d’une récompense désormais inscrite dans la chronique médiatique.
Selon eux, deux grandes théories économiques à forte composante normative se sont opposé tout au long du XXe siècle : la « doctrine économique » fait reposer la définition du juste sur des mécanismes de marché, alors que la doctrine sociale-démocrate met en avant la sécurité collective, les services publics au sein d’une économie mixte qui corrige les inégalités dont sont victimes les plus défavorisés. Les auteurs, qui défendent très clairement la seconde, considérant la première comme une forme de pensée magique, estiment que le prix de la Banque de Suède est au cœur de la compétition historique entre les deux doctrines.
La théorie économique, cette machine de guerre post-moderne
Les auteurs voient en la science économique une discipline très faiblement fondée sur des données et des faits, qui déploie en revanche des trésors d’inventivité conceptuelle pour proposer des théories aussi efficaces socialement qu’empiriquement vides. C’est le cas de la théorie des anticipations rationnelles, qui se diffuse dans les années 1970, sur laquelle s’est appuyée la nouvelle macroéconomie classique. Cette dernière affirme que les individus sont capables de tirer parti de toute l’information disponible pour former leurs anticipations et que l’État, pas plus qu’une autre organisation collective, ne peut faire mieux que ces derniers. Elle peut être vue comme une machine de guerre contre les politiques sociales-démocrates. La domination de cette théorie, alors qu’elle reste fortement contestée, y compris par des lauréats du prix comme Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Robert Shiller, Paul Krugman et d’autres apparaît comme une des clés de l’évolution de la discipline à partir des années 1970.
L’histoire du prix en sciences économiques est ainsi racontée en insistant sur sa dimension symbolique, la ritualisation qui le caractérise, et les arguments particuliers qui ont présidé à sa création. L’ouvrage insiste aussi, de façon assez nouvelle, sur la dimension épistémologique et méthodologique de la transformation de la représentation de ce qu’est la « science économique » à partir des années 1970.
La réussite de la nouvelle économie libérale serait liée, selon les auteurs, à ce que l’on peut appeler un « tournant post-moderne » dans la conception de la validation scientifique en économie. Ce tournant général, qui aurait éloigné la science économique des conceptions classiques de la relation entre théorie et empirie, serait illustré par les travaux de Deirdre McCloskey sur la rhétorique économique, nés dans le sillage de l’école de Chicago. Cette perspective, en renonçant à l’ancrage empirique et à ses contraintes, a contribué à légitimer la théorie des anticipations rationnelles et, plus largement, une conception toujours plus abstraite et normative de la science. Les auteurs montrent combien le statut de « science » qu’elle revendique est pour l’économie comme discipline académique un instrument politique fondamental dans le combat qu’elle mène contre les idées et les politiques sociales-démocrates.
Le rôle crucial de la banque centrale suédoise
Par un détour chronologique, le troisième chapitre constitue une plongée passionnante dans les débats monétaires et budgétaires de l’entre-deux-guerres. Il met en scène le combat de la doctrine des banquiers centraux, attachée à la neutralité monétaire (« sound money »), qui s’épanouit au sein de la Banque des règlements internationaux, face aux changements et mises en cause de plus en plus intenses, résultant de politiques toujours plus interventionnistes à partir des années 1930. Un lien étroit s’établit entre doctrine monétaire, « austérité budgétaire », et défense de l’autonomie des banques centrales. Ces dernières sont constituées en bastions de la doctrine économique de la monnaie saine et des grands équilibres. Ce chapitre permet donc de comprendre le contexte intellectuel et politique de la création du prix par la Banque de Suède, en montrant ce que la discipline doit à la pensée qui s’est développée au sein de cette institution.
La banque centrale suédoise a été le lieu d’une offensive inédite visant à asseoir son autonomie en s’appuyant sur la science économique en tant qu’elle est prétendument indépendante du politique. Les auteurs mettent d’abord en avant la façon dont les tensions entre le gouvernement social-démocrate et la banque centrale se sont exacerbées, au point d’inciter certains dirigeants de la Banque, Per Åsbrink en premier lieu, à créer une fondation scientifique largement financée par l’institution. Sur les conseils d’Assar Lindbeck, jeune économiste issu du courant social-démocrate mais converti aux principes fondamentaux du néo-libéralisme, la Banque de Suède célèbre son tricentenaire, en 1968, par la création hautement symbolique et politique d’un prix académique international.
Le prix Nobel dans la discipline économique
L’ouvrage met en évidence le contraste entre une institution, le comité Nobel d’économie, dont les tendances idéologiques, dès la présidence d’Assar Lindbeck, sont marquées à droite, et les grands équilibres politiques au sein de la discipline, qui la font plutôt pencher du côté social-démocrate. À partir de différentes enquêtes, les auteurs constatent que les lauréats sont souvent plus favorables au néo-libéralisme que les membres de la discipline, ce qui évidemment n’implique pas que tous le soient.
Le prix consacre des individus abondamment cités dans les revues, mais l’étude révèle aussi qu’il peut parfois donner un deuxième souffle à la dynamique réputationnelle d’un auteur relativement marginal, comme dans le cas de Hayek [1]. Les millions de dollars dépensés par la banque centrale ne l’auront donc pas été à perte, puisque le prix a permis de relancer la carrière symbolique de certains personnages emblématiques de la conversion au marché, cela pour le grand bénéfice collectif de la discipline (et en particulier de sa conception normative abstraite).
Ainsi émerge l’opposition de fond entre la science économique, telle qu’elle est pratiquée par les lauréats du prix, et la social-démocratie en tant que théorie politique visant à renforcer les sécurités collectives face à l’avenir, défendue par des acteurs politiques et activement promue par une petite minorité d’universitaires. Les auteurs s’appuient sur une étude précise des prises de position des différents lauréats du Nobel, sur la démarche scientifique (empirique ou formaliste), et sur la politique économique, et plus particulièrement sur la politique fiscale. Il en ressort qu’il existe une relation complexe, mais étroite, entre le formalisme et le rejet doctrinal des politiques sociales-démocrates. Certains sociaux-démocrates ont pu ponctuellement être consacrés par le prix (on pense bien sûr à Gunnar Myrdal, qui partage le prix avec Hayek en 1974), mais leur élection n’aurait finalement été qu’une caution pluraliste donnée, dans un contexte encore politiquement instable, à un processus fondamentalement biaisé.
Retour sur le contexte suédois
Les derniers chapitres de l’ouvrage analysent de façon très approfondie le contexte suédois. Bien illustré par la conversion d’Assar Lindbeck aux positions patronales, le contexte est plus largement mis en lumière par l’étude des différents enjeux de politique économique à travers lesquels se jouent l’opposition entre la politique sociales-démocrate et l’économie comme discipline académique, dont le Nobel sera finalement l’expression. Les auteurs livrent également une analyse historico-économique de la prétendue « sclérose » suédoise des années 1970, qui dément les « contes de fée » inventés par Lindbeck pour décrire les changements de l’État-providence et justifier les réformes néo-libérales. On peut lire ces chapitres comme une critique historique radicale du récit à travers lequel Lindbeck, âme du Nobel, a aussi très fortement pesé sur la politique économique suédoise en se parant de légitimité scientifique.
Cédant tardivement aux sirènes de la libéralisation des marchés des capitaux, l’économie suédoise fait face à une crise financière au début des années 1990. Celle-ci n’est nullement liée aux rigidités du marché du travail ou au fonctionnement de l’État-providence dénoncés par Lindbeck, mais résulte plutôt d’une politique d’austérité combinée à la libéralisation financière simultanément mise en œuvre dans les pays scandinaves. Lindbeck, auquel le gouvernement de droite confie la rédaction d’un rapport en 1992, en profite cependant pour faire avancer son programme déjà ancien de réformes du marché du travail, ce qui se solde par un demi-échec après le retour des sociaux-démocrates au pouvoir en 1994. Au delà de la Scandinavie, les dynamiques économiques et financières caractéristiques de la période néo-libérale, analysées de façon plus classique, font apparaître les liens entre la théorie économique classique, les réformes structurelles, le consensus de Washington, et les effets corrupteurs du resserrement des liens entre les acteurs publics et la finance.
L’économie et le monde
La « stratégie du coucou », par laquelle la science économique a posé son œuf dans le nid Nobel, a-t-elle réussi ? La légitimité d’un « prix Nobel d’économie » est toujours contestée au sein de la communauté scientifique et les incohérences doctrinales et politiques entre les lauréats continuent de miner l’image d’une discipline loin d’être aussi empiriquement fondée et autonome face aux pouvoirs économiques et politiques que ne l’est la physique. Le tournant libéral de marché est, quant à lui, un processus politique et intellectuel qui résulte moins d’une dynamique scientifique que d’un coup de force politico-idéologique porté par certains acteurs sociaux et institutionnels. La conclusion de l’ouvrage revient ainsi sur les multiples limitations intrinsèques de la discipline, telles qu’elles ressortent de l’examen des travaux et œuvres des lauréats, et en appelle à la construction d’une véritable science empirique des réalités économiques, fondée sur l’échange rationnel d’arguments, et prêtant attention aux évolutions historiques des politiques publiques.
Cet ouvrage important offre donc une thèse très originale : la science économique ne peut être comprise de façon isolée, indépendamment des doctrines et des normes concrètes qui sont mises en œuvre dans les politiques économiques et sociales et, plus particulièrement, dans les politiques sociales-démocrates.
La Suède n’est pas, de ce point de vue, un exemple parmi d’autres, mais l’épicentre des politiques sociales-démocrates, et le théâtre de luttes symboliques importantes entre économistes et acteurs politiques, au premier rang desquels Assar Lindbeck. Il n’est, finalement, pas indifférent que l’alliance entre la banque centrale, la profession économique et divers acteurs sociaux (médias, intellectuels, partis) se soit cristallisée dans cet étonnant coup symbolique survenu en 1968 au pays d’Alfred Nobel.
Les multiples formes du tournant néo-libéral
En proposant cette histoire originale, les auteurs ont quelque peu délaissé l’étude historique plus banale, mais difficile du point de vue des sources mobilisables, du processus de sélection et, plus précisément, de la façon dont est organisée, depuis les origines, la nomination des lauréats. Celle-ci se déroule en plusieurs phases et mobilise des économistes dans le monde entier, ce qui contribue à renforcer la cohésion interne de la discipline tout en régulant les rapports de force entre ses composantes. On peut aussi regretter qu’ils n’aient pas systématiquement mis en relation les prises de position idéologiques et méthodologiques des lauréats et leurs caractéristiques biographiques, ni étudié l’évolution des lauréats de ce point de vue [2].
Le point le plus délicat est sans aucun doute la centralité qu’accordent les auteurs à la compétition historique entre science économique et social-démocratie. S’il permet en effet de bien comprendre les origines et les spécificités suédoises du prix, on peut se demander jusqu’où ce schéma interprétatif peut s’étendre, y compris pour comprendre le pouvoir symbolique de l’« effet Nobel ». En particulier, quelle place accorder aux évolutions ayant lieu simultanément dans d’autres pays et d’autres espaces sociaux ? On pense en premier lieu aux États-Unis, dont la position dans le champ de la science économique devient de plus en plus clairement dominante au fil du temps. L’école de la nouvelle macroéconomie classique s’y impose selon une logique interne encore relativement méconnue, mais sans doute assez proche à certains égards de ce que les auteurs décrivent pour le cas suédois. Le tournant néo-libéral mondial renvoie enfin à divers changements d’ampleur qui traversent les banques centrales, les ministères des Finances, les organisations internationales puis les gouvernements durant les années 1970 et 1980, qui interagissent de façon subtile avec les changements propres à la discipline économique.
La contribution de cet ouvrage n’en reste pas moins particulièrement importante et stimulante pour les recherches futures sur ces différents sujets.