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Recension Histoire

L’honneur du négociant

À propos de : Laure-Hélène Gouffran, Être marchand au Moyen Âge. Une double biographie, XIVe-XVe siècle, CNRS Éditions


par Judicaël Petrowiste , le 27 mai


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Comment se comporte-t-on en bon marchand à la fin du Moyen Âge ? En s’appuyant sur la biographie de deux négociants provençaux homonymes, Laure-Hélène Gouffran explore les pratiques sociales et économiques des acteurs du commerce et les valeurs qui les influencent.

Les hasards qui président à la conservation de la documentation produite au Moyen Âge sont parfois heureux. C’est ce que montre l’ouvrage de Laure-Hélène Gouffran, qui part de la découverte, aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, d’un corpus d’actes relatifs à deux marchands provençaux homonymes et contemporains, ayant vécu à la charnière du XIVe et du XVe siècle. Une fois dissipée la perplexité initiale – s’agissait-il d’un seul et même personnage, ou de deux individus différents ? – l’autrice croise les parcours de vie de Bertrand de Rocafort, négociant de Marseille, et de Bertrand Rocafort, notaire et marchand de la petite ville d’Hyères. En s’engageant dans cette voie, Laure-Hélène Gouffran a pu s’affranchir de deux tendances qui ont fortement marqué l’historiographie depuis les années 1950 : d’une part, la focalisation des travaux sur les entrepreneurs du grand commerce international, à la tête de puissantes compagnies brassant des volumes d’affaires considérables ; d’autre part, la propension à essentialiser la figure du marchand en se fondant sur quelques traits génériques, déterminés à partir de ces mêmes travaux.

Les documents relatifs aux deux Rocafort éclairent au contraire ces acteurs plus ordinaires de l’économie d’échanges, de moyenne envergure, dont le rôle dans l’animation au quotidien du tissu social et économique des villes et de leurs arrière-pays a souvent été souligné en France dans les monographies urbaines depuis le travail fondateur que Philippe Wolff consacra en 1954 aux marchands toulousains [1]. Des hommes aux expériences et aux profils variés, qui témoignent de la pluralité des façons d’être marchand à la fin du Moyen Âge.

Les voies de l’ascension sociale

La présentation de ces deux individus occupe la première partie de l’ouvrage. On y suit d’abord le parcours de Bertrand Rocafort, né vers 1365-1370 à Hyères. Ce fils d’un artisan du bois exerce au départ en tant que notaire. Comme bon nombre de ces spécialistes de l’écrit, il développe rapidement une activité commerciale parallèle, qui finit par prendre le pas sur son premier métier. Les affaires de la boutique qu’il tient en ville sont relativement bien connues grâce à la conservation de trois livres de comptes. Il écoule auprès d’une clientèle locale un large éventail de produits alimentaires et manufacturés qu’il se procure lors des foires de Pignans et de Fréjus, ou qu’il importe de Marseille et d’Aix-en-Provence. La confiance qu’inspire son statut de notaire, sa maîtrise de l’écrit et des chiffres et sa culture juridique lui permettent bientôt d’accéder à des responsabilités locales : syndic de la municipalité d’Hyères au cours de l’année 1397-1398, il est notamment chargé des comptes de la ville ; il exerce ensuite, entre 1405 et 1411, comme percepteur de la gabelle comtale du sel, dont il tient les registres de contrôle. De quoi lui assurer un rang de notable, soutenu par une aisance dont l’inventaire après décès du marchand permet de se faire une idée. À sa mort, en 1427, celui-ci détenait en effet cinq maisons à Hyères, ainsi que de nombreuses possessions foncières dans les campagnes voisines. Ses liens étroits avec Marseille lui avaient en outre permis d’obtenir la citoyenneté de cette ville en 1423, ce qui constitue peut-être un aboutissement dans la trajectoire d’ascension sociale d’un détaillant d’un centre urbain de second plan.

C’est un tout autre profil que présente Bertrand de Rocafort. Né avant 1360, il appartient à une puissante famille de l’oligarchie marseillaise, qui possède des droits seigneuriaux sur plusieurs villages dans les campagnes qui entourent la ville, et un imposant patrimoine foncier rural. Les membres de ce lignage chevaleresque, alliés aux grands noms de l’élite municipale, exercent depuis au moins le milieu du XIVe siècle une forte influence sur la vie politique de Marseille. Ils ne dédaignent pas de se mêler d’opérations marchandes. Fort de ce capital social et économique, Bertrand de Rocafort développe des affaires lucratives, dont 84 actes notariés permettent de se faire une idée. Il s’engage d’abord dans le commerce du corail, qu’il fait pêcher au large de la Sardaigne puis expédier vers le Levant, et se consacre ensuite, à partir de la fin des années 1380, à celui des draps. Il fonde pour cela avec plusieurs associés une boutique, qui devient bientôt la principale de la ville, dans laquelle sont proposés des étoffes de luxe, des tissus plus commun en provenance du Languedoc, ainsi que divers articles de mercerie et d’épicerie. La prospérité de cet établissement, qui se prolonge jusqu’au désastreux sac de Marseille par les troupes aragonaises (1423), lui permet également d’investir dans l’armement de navires pour se livrer au commerce avec Beyrouth et Alexandrie. La forte implication de Bertrand de Rocafort dans la vie municipale, jusqu’à sa mort en 1428, témoigne de son statut éminent : après une première et précoce désignation comme officier communal en 1382, il exerce de 1393 à 1423 pas moins de treize charges, dont quatre fois celle de syndic. Il est en outre envoyé à plusieurs reprises en ambassade auprès du gouverneur de Provence afin d’y représenter la municipalité marseillaise.

La construction de la notabilité marchande

Cette présentation du parcours des deux marchands homonymes, somme toute classique, sert de préalable à une enquête plus ambitieuse, que Laure-Hélène Gouffran développe dans la seconde partie de son ouvrage. Bien que les deux Rocafort soient issus de milieux sociaux distincts, et qu’ils aient développé des activités assez différentes dans leur nature comme dans leur envergure, leurs trajectoires présentent en effet des points communs, qui renseignent sur les pratiques et les valeurs partagées par les négociants de la fin du Moyen Âge. Comment se comporte-t-on en « bon marchand » dans les villes de Provence de cette époque ? S’inscrivant dans le prolongement des travaux fondamentaux de Giacomo Todeschini [2], Laure-Hélène Gouffran place au cœur de son propos les enjeux de réputation, de confiance et d’utilité sociale qui guident l’action de ceux qui s’enrichissent par le commerce. Afin de décrypter ces enjeux, son enquête s’affranchit du cadre étroit de la biographie pour s’élargir à l’ensemble du milieu élitaire marseillais, dont elle analyse les pratiques dans trois domaines : le champ des relations interpersonnelles ; le rapport à la religion ; le service de la communauté d’habitants.

Le premier de ces domaines occupe bien sûr une place centrale dans les stratégies d’affirmation de la notabilité marchande et dans la cohésion d’un patriciat urbain dominé par les négociants. Dans ce groupe constitué d’une vingtaine de familles, au sein duquel on n’est pas surpris d’observer une forte endogamie, les liens matrimoniaux viennent doubler les relations commerciales et politiques. Les filles de marchands sont parfois mariées à des associés, et les importantes dots qui leur sont consenties servent à la fois à exprimer la puissance financière de la famille et à transférer des capitaux au futur époux. Les importantes implications économiques associées au mariage confèrent aux veuves un intérêt d’autant plus grand que la période est marquée par une forte mortalité : plus de 70 % des testateurs marseillais du XIVe siècle n’ont qu’un, voire aucun enfant ! Dans la mesure où ce marasme démographique fragilise la cellule familiale, les marchands investissent activement d’autres liens, par le biais de la parenté spirituelle ou de la confrérie.

La maison constitue le cadre privilégié des relations interpersonnelles. À Marseille, celles des négociants se concentrent dans la ville basse, et plus particulièrement dans les quartiers de la Draperie et des Accoules, où est également installé le palais communal. Ces demeures participent de l’expression de la notabilité marchande. Leurs vastes dimensions, la présence éventuelle d’une tour, leur décor et leur mobilier signalent le statut insigne et la richesse de leur propriétaire, et donc sa solvabilité : les précieux objets qu’elles peuvent contenir (vêtements, parures…), révélés par les inventaires après décès, sont autant de biens susceptibles d’être laissés en gage pour garantir une créance.

De l’utilité des marchands

Ces mêmes inventaires rendent compte de la place importante de la religion dans le quotidien des marchands marseillais. Ils signalent la possession de nombreux objets de dévotion, depuis les chapelets composés de matériaux plus ou moins nobles jusqu’aux reliquaires en passant par divers livres d’heures, psautiers et missels. Les plus riches d’entre eux disposent même d’un oratoire dans leur demeure, dans lequel peuvent se rencontrer de rares images saintes. Prières et extraits des Écritures griffonnés dans les livres de comptes témoignent de la forte intégration de ce sentiment religieux. Faut-il y voir un effet de la prédication franciscaine ? Comme dans la ville d’Avignon de cette époque, qu’avait étudiée Clément Lenoble [3], les mineurs jouissent d’une excellente réputation auprès des élites marseillaises, qui se traduit de multiples façons : désignation de frères comme confesseurs ou exécuteurs testamentaires, legs, fondation de messes obituaires ou élection de sépulture dans l’église du couvent Saint-Louis… Dans un tel contexte, il faut imaginer l’influence des doctrines développées par les Franciscains sur le bon usage par les marchands de leurs richesses, qui doivent bénéficier à l’ensemble de la société.

Elle s’exprime notamment au moment de la mort. La préparation méticuleuse des obsèques et du convoi mortuaire dans les testaments, dans un contexte de « développement de la pompe funèbre » (p. 223), fait de ce rituel un temps d’exaltation de la dévotion et de l’honorabilité du défunt, mais aussi de son souci des plus pauvres, qui sont associés aux cérémonies. La célébration de sa mémoire se trouve ainsi étroitement liée à la mise en scène de sa générosité envers les plus faibles et l’Église.

De façon plus générale, le « bon marchand » se doit de contribuer au bien commun, en mettant sa personne et sa fortune au service de la cité. Il le fait d’abord au travers de la fondation d’hôpitaux (sept sont attestés à Marseille entre 1380 et 1420) ou de l’exercice d’une charge de recteur d’un de ces établissements, attribuée par la municipalité. Il témoigne ce faisant de sa sollicitude envers les plus pauvres, mais également de ses compétences de gestionnaire. Ces mêmes compétences trouvent à s’exercer en faveur de la municipalité, à travers la participation aux conseils de ville ou en assurant la fonction de trésorier communal (les 17 individus chargés de cette responsabilité entre 1370 et 1407 à Marseille sont tous issus de l’élite marchande). Les importantes disponibilités financières des négociants leur permettent également de s’impliquer dans la défense des intérêts de la communauté d’habitants. Ils consentent des prêts à la ville pour lui permettre de faire face à ses nécessités, s’activent pour faciliter son approvisionnement en période de pénurie, arment des navires afin d’opérer comme corsaires contre ses ennemis, ou participent à des entreprises de rachat de compatriotes captifs. Ces diverses initiatives concouraient à asseoir leur réputation, tout en leur procurant des gains substantiels. Elles étaient également un puissant instrument de légitimation de la place éminente que les marchands occupaient dans les institutions urbaines.

La « double biographie » des Rocafort ouvre donc une fenêtre sur la ville de Marseille à la fin du Moyen Âge. Elle révèle le dynamisme de ses habitants qui, dans un contexte démographique, économique et politique difficile, s’efforçaient de se saisir des opportunités qui s’offraient à eux pour soutenir leur ascension sociale, ou maintenir leur rang au sein de l’élite. Si le développement d’entreprises commerciales fut pour beaucoup une voie privilégiée pour atteindre ces objectifs, celle-ci ne fut jamais exclusive.

L’enquête de Laure-Hélène Gouffran montre que cette stratégie allait bien souvent de pair avec l’investissement dans la vie politique locale, et que ces deux dimensions de l’activité du négociant se soutenaient mutuellement. Elles concouraient en effet à établir l’expertise de ce dernier, à asseoir sa bonne réputation, et à susciter la confiance envers ses initiatives. Ainsi se construisait, au prix d’efforts de tous les instants, l’honneur du marchand.

Laure-Hélène Gouffran, Être marchand au Moyen Âge. Une double biographie, XIVe-XVe siècle, Paris, CNRS Éditions, 344 p., 35 €

par Judicaël Petrowiste, le 27 mai

Pour citer cet article :

Judicaël Petrowiste, « L’honneur du négociant », La Vie des idées , 27 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Laure-Helene-Gouffran-Etre-marchand-au-Moyen-Age

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Notes

[1Philippe Wolff, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Paris, Plon, 1954.

[2Parmi une importante bibliographie, voir notamment Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, Verdier, 2008, et Les marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Albin Michel, 2017.

[3Clément Lenoble, L’exercice de la pauvreté. Économie et religion chez les franciscains d’Avignon (XIIIe-XVe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

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