La sympathie que suscite le projet de Revenu de Solidarité Active développé par Martin Hirsch est compréhensible [1] :
– Le grave problème de pauvreté qu’éprouve la société française est suffisamment persistant (surtout quand cette pauvreté prend une allure intergénérationnelle et que sa reproduction passe par les enfants qui en sont victimes) pour qu’il soit attendu que cette société s’efforce de s’entendre sur des réformes dont l’esprit soit partagé.
– Le principe du RSA, en tant qu’allocation dégressive (au fur et à mesure que les revenus tirés du travail augmentent [2]) est à mi-chemin de l’allocation différentielle type RMI et de l’allocation uniforme à vocation universelle : la première, perçue comme de l’assistance passive, voit sa tolérance par l’opinion publique se réduire ; la seconde, jugée trop généreuse sinon utopique par beaucoup, serait bien difficile à faire admettre.
– L’idée du RSA n’est pas réductible à une vision théorique unilatérale : il n’y a pas besoin d’être convaincu par les vertus incitatives d’une meilleure rémunération à une offre de travail plus résolue de la part des personnes sans emploi pour considérer juste que le travail donne droit à une rémunération convenable et rapporte plus que l’absence de travail. Il n’y a pas besoin de suspecter un RMIste de paresse pour considérer juste que son accès à l’emploi lui rapporte plus que son inactivité et n’en fasse pas un travailleur pauvre [3]. Le RSA peut être défendu à partir de visions théoriques concurrentes, selon qu’on est plus sensible à l’argument d’incitation ou à celui de justice.
S’il est donc explicable que le principe du RSA attire cette sympathie, il reste que l’application qui en sera faite peut donner lieu à des destins fort différents de cette réforme. La controverse retrouve là son importance, car ce sont les conditions pratiques de réussite de la lutte contre la pauvreté par un meilleur accès à l’emploi qui sont en jeu :
– Si les circonstances budgétaires conduisent à concevoir et mettre en œuvre un mini-RSA, réduit à la portion congrue, ce risque fort de n’être qu’une rustine de plus sur un système français de minimas sociaux critiqué depuis de nombreuses années en raison de ses contradictions et de ses limites : il est complexe, voire illisible (en premier lieu pour les bénéficiaires potentiels), tout en étant d’accès restrictif ; il est de nature principalement assistantielle tout en étant assez peu généreux. Le RSA-rustine ne résoudrait pas le problème, pas plus que le mécanisme d’intéressement actuel à la reprise d’emploi ne l’a résolu. Sa substitution à d’autres dispositifs, trop peu concentrés sur les personnes pauvres (la PPE) ou plus avantageux (l’ASS versée aux chômeurs relevant du régime de solidarité), serait aussi d’autant plus négativement ressenti, en raison du nombre important de perdants.
– Si le RSA est conçu comme une réforme majeure de la protection sociale, visant à fondre les différents minimas sociaux (y compris l’ASS) dans un dispositif unifié et simplifié d’allocation dégressive complétant les revenus tirés du travail jusqu’à un « point de sortie » suffisamment élevé (c’est-à-dire qui assure que le salarié ou la famille sortant du dispositif en sorte significativement au-dessus du seuil de pauvreté [4]), ce ne sera pas une réforme neutre. Elle concernera une vaste population (jusqu’à 5 millions de ménages), allant des inactifs pauvres jusqu’aux travailleurs pauvres en passant par les différentes nuances du « halo » autour du chômage. Elle interférera avec le fonctionnement du marché du travail, notamment la négociation salariale. Et il importe d’évaluer, autant que faire se peut, les implications à court et long terme d’un tel changement et d’en corriger, à temps, les éventuels effets pervers.
Supposons donc que l’on se place dans la perspective de cette réforme d’ampleur. Elle soulève alors plusieurs enjeux :
– La reconstruction du service public de l’emploi est une condition prioritaire d’efficacité du RSA pour l’activité et l’emploi. Dans le contexte actuel de la fusion ANPE-UNEDIC, on sait que ce n’est pas gagné. Les bénéficiaires du RSA auront vocation à être enregistrés comme demandeurs d’emploi auprès du service public unifié de l’emploi, lorsqu’ils sont en âge et en état de travailler [5]. Cette inscription changera sensiblement la perception du chômage par la société : plusieurs centaines de milliers de demandeurs d’emploi seront désormais reconnus comme tels, alors qu’ils ne l’étaient pas jusque là. C’est une bonne chose que de mettre fin à une certaine hypocrisie collective, qui sous-estime la réalité du sous-emploi en s’en tenant à la mesure médiatique courante du chômage. Mais ce sera aussi un défi : en tant que demandeurs d’emploi, les titulaires du RSA relèveront des droits et devoirs de tout demandeur d’emploi et devront être traités à ce titre de manière égalitaire. Il n’y a cependant rien de pire que la déception créée par l’égalitarisme républicain affiché lorsqu’il défaille. Le traitement égalitaire des demandeurs d’emploi titulaires du RSA devra être assuré par une attention effective et pratique aux spécificités de leurs parcours, sans les enfermer dans le statut du RSA. Cela suppose que le service public unifié de l’emploi dispose des moyens d’un accompagnement personnalisé approprié et efficace de tous les demandeurs d’emploi et puisse recourir aux prestations d’opérateurs externes bien choisis. La reconstruction des missions du service public unifié de l’emploi et la clarification de sa gouvernance autour d’une logique de parcours plutôt que de statut des personnes s’en trouve posée avec encore plus de force [6]. Il y a beaucoup à faire pour que ce soit le cas et que l’équilibre entre l’efficacité de l’accompagnement et l’intensité des incitations s’applique de manière équitable à l’ensemble des demandeurs d’emplois, quel que soit leur régime statutaire.
– L’offre de services aux demandeurs d’emploi titulaires du RSA doit être précisément adaptée au franchissement des obstacles qui s’opposent à leur accès à un emploi de qualité. La mise en place du RSA, sans allouer les ressources nécessaires à l’accompagnement personnalisé de ses titulaires, déséquilibrerait le dispositif : elle miserait à l’excès sur l’effet incitatif qu’exercera le RSA sur ses bénéficiaires pour reprendre un emploi, en négligeant les difficultés objectives et subjectives de tous ordres qui s’opposent à cette reprise. À terme, le RSA sera un dispositif financièrement d’autant plus économe qu’il facilitera le retour ou l’insertion de ses titulaires dans un emploi à temps plein d’une qualité suffisante pour leur permettre de se passer progressivement du RSA, en atteignant une rémunération correspondant au « point de sortie » du dispositif. La mise initiale, celle qui fait aujourd’hui débat compte tenu des contraintes budgétaires, est donc de l’ordre de l’investissement. Encore faut-il se donner les moyens d’un retour suffisant de cet investissement, par la définition d’une offre de services appropriée aux demandeurs d’emploi titulaires du RSA. Tout titulaire devrait bénéficier d’un Bilan d’Orientation Personnelle et Professionnelle, soigneusement établi lors de son inscription comme demandeur d’emploi et régulièrement actualisé par un suivi à haute fréquence. Ce bilan individuel prendrait en compte les éléments de la situation familiale influençant la distance à l’emploi. La qualité de l’investissement dans l’entretien initial donnant lieu à ce bilan est essentielle : elle suppose d’associer, au sein de plateformes idoines, des compétences d’ordre social et professionnel, relevant des différentes institutions concernées (Conseils généraux et Service public de l’emploi, en premier lieu). La prestation de services, depuis cette orientation initiale jusqu’au suivi dans l’emploi lui-même, devrait inclure l’appui au franchissement des obstacles non monétaires à la reprise d’emploi, en particulier l’accès à la formation, en raison des manques dont peuvent souffrir à cet égard les personnes concernées, mais aussi la garde d’enfants et les transports [7]. Si ces conditions n’étaient pas réunies, la pérennité du RSA pour les personnes n’atteignant pas le « point de sortie » signifierait l’enlisement dans un nouveau statut d’assistance, allant de pair avec le chômage de longue durée ou la récurrence d’emplois précaires de courte durée.
– L’équilibre entre la familialisation du RSA et l’encouragement au temps plein est souhaitable. La dimension familiale des situations de pauvreté est trop prégnante pour qu’elle puisse être négligée dans l’action contre ces situations. Comme les coûts d’entrée dans l’emploi (garde d’enfants, transports,…) et le temps de travail nécessaire pour passer le seuil de pauvreté dépendent de la situation familiale des personnes concernées, cette situation est à prendre en compte dans le calibrage du RSA. Cette prise en compte exige aussi une définition attentive de la gouvernance du RSA, puisque nombre d’aides connexes dont le maintien conditionne la rentabilité de la reprise d’emploi pour la personne et sa famille dépendent des collectivités locales. Maniée sans précaution, la familialisation pourrait cependant conduire à pérenniser l’installation des femmes dans un temps partiel plus ou moins subi : l’incitation à passer de l’inactivité au temps partiel pourrait être moins forte que celle de passer du temps partiel au temps complet. Le paramétrage du RSA devrait en conséquence être affiné afin d’équilibrer la familialisation du dispositif et l’encouragement au temps plein. Si l’on souhaite conserver la lisibilité du dispositif, une prime à la bi-activité et au temps plein au sein des couples peut être une voie. L’accompagnement durable devrait également porter sur l’appui à la recherche d’un emploi à temps plein lorsque le temps partiel est une première étape.
– L’impact sur les négociations salariales doit être maîtrisé, de manière à faire du RSA non pas un substitut au salaire mais une voie d’entrée ou de retour dans le monde salarial pour les personnes en situation vulnérable. Le RSA ne sera pas neutre pour le devenir des relations salariales, notamment en matière de négociations salariales. Bien que le RSA n’affecte pas directement le coût du travail et que la contrainte d’anonymat (l’employeur ne saura pas que tel salarié bénéficie du RSA) constitue une protection individuelle, la neutralité n’est pas garantie pour autant : d’une part, la loi des grands nombres existe et les employeurs seront conscients de l’existence d’une vaste population de main d’œuvre ayant accès au RSA ; d’autre part, le salarié bénéficiant du RSA peut, pour des raisons bien compréhensibles, modérer ses exigences salariales. C’est d’ailleurs sur cet effet-là que misent certains exercices de simulation pour attendre un effet positif consistant de la mise en place du RSA sur l’emploi [8]. Le risque que la mise en place du RSA soit, nolens volens, un effet d’aubaine collectif pour la partie patronale dans la négociation salariale ne peut être sous-estimé. Ce risque est-il une raison suffisante pour rejeter le RSA ? Une meilleure réponse est sans doute de promouvoir l’ensemble des actions, qu’elles relèvent de la responsabilité des pouvoirs publics ou de celle des acteurs sociaux, encourageant des négociations salariales actives, en vue de concilier les aspirations aux gains de pouvoir d’achat et les exigences de création d’emplois compétitifs. Au sein d’un système de négociation salariale redynamisé, le RSA pourrait être compris comme la première marche d’une sécurisation des parcours professionnels pour ceux qui en sont le plus démunis. Le RSA devrait bénéficier aux jeunes entrant sur le marché du travail, ce qui réduira leur vulnérabilité lorsqu’ils manquent de qualification. La qualité de l’accompagnement dont bénéficieront les demandeurs d’emploi bénéficiaires du RSA sera aussi décisive pour leur permettre de s’insérer dans des emplois bénéficiant de véritables perspectives de progression salariale.
La mise en œuvre du RSA aura à être évaluée par la disponibilité d’un système d’indicateurs permettant d’évaluer son impact conjoint sur la réduction des situations de pauvreté et l’amélioration de l’accès à l’emploi. Sans être trop compliqué, ce système d’indicateurs, qui fait l’objet de débats, devrait satisfaire à plusieurs conditions :
– être robuste, c’est-à-dire ne pas donner des indications biaisées par l’interférence de phénomènes connexes (un indicateur de mesure de la pauvreté monétaire qui en indiquerait la baisse simplement parce que la croissance réduit la significativité d’un seuil de pauvreté figé à son niveau initial ne serait guère satisfaisant).
– prendre en compte le caractère multidimensionnel de la pauvreté. En particulier, celle-ci se caractérise non seulement par le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté mais aussi par son intensité, c’est-à-dire la distance à ce seuil. C’est l’ambition du RSA que d’amener les personnes à un « point de sortie » du dispositif significativement au-dessus de ce seuil. Le résultat à cet égard devrait être mesuré.
– éclairer sur le rôle spécifique joué par le RSA dans la réduction des situations de pauvreté, notamment par l’accès à l’emploi. Un principe de mesure simple consiste à mesurer la pauvreté, à un instant donné, avant et après versement du RSA aux personnes et familles bénéficiaires. Le véritable critère de succès des politiques de lutte contre la pauvreté consistera à avoir une réduction sensible des situations de pauvreté avant versement du RSA, ce qui voudra dire que l’accès à l’emploi convenablement rémunéré progresse. Le RSA n’est évidemment pas le seul instrument en cette direction. Son rôle spécifiquement redistributif restera éclairé par le passage du taux de pauvreté primaire avant versement du RSA au taux de pauvreté après versement.