Marcello André Barcinski est Médecin et Docteur en Biophysique, Professeur titulaire honoraire à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et Professeur titulaire retraité de l’Université de São Paulo, et membre de l’Académie Nationale de Médecine et de l’Académie Brésilienne des Sciences. Chercheur Senior du CNPq (Conselho Nacional de Pesquisas), il est chercheur visitant du Centro de Desenvolvimento de Tecnologias em Saúde, Fiocruz. RJ.
La Vie des idées : Comment fonctionne le système de santé brésilien et comment est-il actuellement organisé dans la lutte contre la pandémie ? Quel était l’état du système hospitalier avant le début de la pandémie et comment la lutte a-t-elle été mise en place ?
Marcello Barcinski : Le système de santé brésilien est essentiellement constitué par le Système de Santé Publique (SUS) et le Système de Santé Complémentaire. Le SUS est né d’un mouvement de réaction au système de santé en vigueur jusqu’alors dans le pays, accusé de ne pas tenir compte de l’énorme inégalité sociale et de la difficulté d’accès à l’assistance médicale pour une partie importante de notre population. Le SUS a été mis en œuvre dans la Constitution fédérale de 1988, qui tenait à assurer « la santé comme un droit du citoyen et un devoir de l’État », sous la forme d’un système fédéral auquel prennent part aussi bien le gouvernement fédéral que les gouvernements des états régionaux et des communes de tout le pays, afin de fournir des services de santé universels et gratuits partout dans le territoire. Le Brésil a ainsi institué une vaste politique d’inclusion sociale et est devenu le seul pays d’Amérique latine à disposer d’un système, garanti pour la première fois dans une constitution, qui assure l’universalité, l’équité et l’intégralité des soins de santé. Comme alternative au système de santé publique, la même Constitution fédérale de 1988 a créé le Système de santé complémentaire que gère l’Agence nationale de santé complémentaire, une agence de régulation liée au ministère de la Santé.
Toutefois, ce système de santé complémentaire n’est devenu véritablement opérationnel qu’en 1998, lorsque les bases de son fonctionnement ont été établies avec la création de l’Agence nationale de santé complémentaire et la réglementation effective du système de santé privé. Le système privé fonctionne essentiellement grâce à des entreprises qui proposent des assurances ou des plans de santé couverts en grande partie par les employeurs pour l’usage de leurs employés ou encore, pour une autre partie, couverts individuellement par les utilisateurs eux-mêmes. Il existe un grand déséquilibre dans la performance des deux systèmes en vigueur dans le pays : alors que le Système de Santé Complémentaire dessert environ 24 % de la population, le SUS dessert les 76 % restants ; d’autre part, le Système Complémentaire consomme environ 55 % des dépenses totales de santé du pays, tandis que le SUS n’en consomme que 45 %. Ces chiffres indiquent que les dépenses par patient sont considérablement plus élevées dans le système privé que dans le système public. Cette disparité est une autre composante de l’énorme inégalité sociale qui caractérise le Brésil.
Le SUS est géré au niveau fédéral par le Ministère de la Santé et au niveau des états et des communes par les administrations de santé locales. Avec une administration complexe et une disponibilité de ressources très inégale, la qualité des services fournis par le SUS est forcément variable et diverse, allant de services très complexes, fournis avec la plus grande compétence et les technologies les plus modernes, jusqu’à des situations de quasi-abandon du patient en raison du manque de lits, de médicaments et de ressources humaines adéquates. Il convient toutefois de préciser que le SUS représente le plus grand système de soins de santé universel au monde, compte tenu de la taille de la population assistée, et que sans le SUS la situation du Brésil serait catastrophique.
À l’heure actuelle, devant la pandémie de Covid-19, c’est certainement le SUS qui sauve notre population d’une catastrophe aux proportions inimaginables. Comme dans d’autres pays, la pandémie de Covid-19 a frappé le Brésil d’une manière inattendue et dévastatrice. Dès l’annonce d’une nouvelle épidémie de pneumonie à Wuhan, le 3 janvier 2020, notre Ministère de la Santé a demandé des renseignements à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a confirmé la détection d’une épidémie de « pneumonie de cause inconnue » le 5 janvier. Le 21 janvier, l’OMS a déclaré un état de risque modéré, qui passe à un risque élevé le 28 janvier et devient, deux jours plus tard, une urgence internationale. Le 4 février, le Brésil déclare une situation de crise de santé publique d’importance nationale (Emergência de Saúde Pública de Importância Nacional - ESPIN) en raison de l’infection humaine par le nouveau coronavirus (2019-nCOV), et crée le Centre opérationnel d’urgence de santé publique (COE-nCoV) afin de planifier, d’organiser, de coordonner et de contrôler les mesures à mettre en œuvre pendant l’ESPIN selon les termes établis par le Ministre d’État à la Santé. Les 4 et 5 février, le Brésil met en place le projet de quarantaine afin d’accueillir les Brésiliens rapatriés de Wuhan, et le 26 février un premier cas est confirmé dans le pays : un Brésilien qui avait été infecté en Europe, hospitalisé à l’Hôpital Israélien Albert Einstein de São Paulo, l’un des meilleurs hôpitaux privés du pays. C’est le profil qui caractérise les premiers cas signalés dans le pays : ce sont des patients de la classe moyenne et de la classe aisée, récemment rentrés d’Europe et ayant accès à des hôpitaux et à des services médicaux privés. À ce moment, le Ministère de la Santé attirait déjà lui-même l’attention sur la probabilité d’une propagation accélérée de la maladie sitôt qu’elle toucherait les populations les plus vulnérables et les plus démunies des grandes villes. Au cours de la deuxième semaine de mars, le Ministère de la Santé a recommandé la distanciation sociale et la mise en place des gestes barrières, comme le lavage fréquent des mains. Avec plus de 900 cas confirmés dans 24 États et à Brasilia et 11 décès à São Paulo et Rio de Janeiro, le Ministère de la Santé reconnaît, le 20 mars, l’existence d’une transmission communautaire et appelle toute la population à s’unir dans le combat contre le virus. Quelques jours plus tard, le 24 mars, le président Bolsonaro prend position sur les chaînes nationales de radio et de télévision contre les mesures de distanciation sociale, qualifie le COVID-19 d’une « grippette » et accuse la presse de répandre la peur et de provoquer l’hystérie dans le pays.
La Vie des idées : L’inégalité sociale qui touche le Brésil est connue. Quel plan d’action a été mis en place pour protéger l’ensemble de la population ? Quelle est la politique de santé et de prévention dans les quartiers les plus défavorisés ? Comment sont traités les groupes les plus démunis ?
Marcello Barcinski : Décrire la pandémie actuelle de COVID-19 et faire une analyse critique de la manière dont nos autorités sanitaires y font face n’a rien d’anodin. La situation change chaque jour. Pourtant, il est facile de voir que la pandémie a été mal gérée, et le Brésil s’est rapidement placé, d’une manière déshonorante, parmi les premières positions au monde en termes de nombre de patients infectés et de décès. La pandémie a frappé le Brésil comme une immense tempête, dans l’un des moments les plus dramatiques de son histoire contemporaine : celui d’un des pays où les inégalités sociales sont les plus marquées au monde et qui est toujours en récession, avec une augmentation progressive de la pauvreté, un taux de chômage élevé et un président de la République complètement disqualifié pour diriger le pays dans un moment de crise. De la fin du 1er mandat de Dilma Roussef (fin 2014) jusqu’à la mi-2019, première année de l’administration Bolsonaro, le revenu de 50 % des plus pauvres du pays a baissé de 17 % et celui de 1 % des plus riches a augmenté de 10 %. L’année 2019 s’est achevée avec 13,8 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté et 11,6 millions de chômeurs. La progression rapide de la pandémie a mis en évidence l’écart entre le Ministère de la Santé et le président Bolsonaro. D’un côté, le Ministère tente de mettre en œuvre un programme tant soit peu réalisable pour protéger les populations les plus vulnérables et prévenir l’effondrement total du système de santé ; de l’autre côté Bolsonaro, aligné sur les trois dirigeants autocratiques du Nicaragua, du Turkménistan et du Bélarus, prend de front une position à l’encontre des déterminations de son propre ministère, de l’OMS, des preuves scientifiques dont on dispose et des exemples de mesures réussies adoptées par certains pays d’Asie, d’Europe et même d’Amérique latine. Il est important de préciser ici que le Ministère de la Santé se caractérise par un personnel hautement compétent, capable de créer et de mettre en œuvre une série de programmes très fructueux. Le Ministère se caractérise également par une interaction efficace avec le monde universitaire et la communauté scientifique. Il suffit de rappeler que la Fondation Oswaldo Cruz (Fiocruz), qui est aujourd’hui l’une des principales institutions brésiliennes de référence en ce qui concerne les recherches de pointe dans la lutte contre les maladies infectieuses et dans la production des vaccins, est une agence de recherche qui appartient au Ministère de la Santé. Le Dr Luiz Henrique Mandetta, qui a été Ministre de la santé de janvier 2019 jusqu’au déclenchement de la pandémie, a immédiatement été reconnu par les professionnels de santé au Brésil comme l’un des rares choix heureux du président Bolsonaro, bien qu’il ait fini par être limogé le 16 avril à un moment décisif de la lutte initiale contre la pandémie.
Avec l’apparition du Covid-19, il est devenu évident pour toute la population que le ministre Mandetta était la bonne personne au bon endroit. Il a tout de suite établi un canal de communication permanent avec les administrations de santé régionales afin de définir ensemble les mesures nécessaires pour lutter contre la pandémie. Il est utile de rappeler que la mise en pratique des politiques de santé publique dans le système fédéral en vigueur au Brésil relève des administrations de santé des communes et des états régionaux ; le Ministère de la Santé s’occupe, de son côté, de la gestion du budget selon sa mission de « promouvoir la santé de la population par l’intégration et la construction de partenariats avec les agences fédérales, les unités de la Fédération, les communes, l’initiative privée et la société, en contribuant à l’amélioration de la qualité de vie et à l’exercice de la citoyenneté » (saúde.gov.br). Le programme dirigé par le ministre Mandetta cherchait essentiellement à réduire au maximum le taux quotidien d’infections et, ainsi, à aplatir la courbe de progression de la pandémie, de manière à éviter une demande de services médicaux supérieure à la capacité des hôpitaux, donc l’effondrement des services de santé disponibles. Pour cela, il était essentiel de renforcer l’adhésion de la population à la distanciation sociale, de surveiller la capacité de prise en charge d’après le nombre de lits disponibles dans les unités de soins intensifs des hôpitaux publics et, enfin, d’informer la population, avec une transparence absolue, de la situation réelle de l’évolution de la pandémie. Toutes ces mesures ont été mises en pratique sans tarder.
Sur le plan opérationnel, il a fallu fournir les équipements nécessaires pour la ventilation pulmonaire, les EPI (Équipements de Protection Individuelle), les médicaments, les réactifs pour la production de tests de dépistage, ainsi que l’augmentation du nombre des laboratoires capables de faire les tests partout dans le territoire. Pour rendre réalisable le programme ainsi défini, le Ministère de la Santé a dû faire face à plusieurs problèmes aggravés par la dimension continentale du pays, à l’énorme hétérogénéité des conditions des services de santé publique dans les communes brésiliennes, au manque de fonds disponibles, à la bureaucratie officielle, sans parler de la concurrence internationale pour l’achat d’équipements et de la corruption qui trouve dans le système de santé du pays l’une de ses niches privilégiées.
La Vie des idées : L’opinion publique a-t-elle été attentive et sensible aux messages des autorités scientifiques ? Quelle est la place de la communication du gouvernement, et des médias, dans le suivi de la pandémie ?
Marcello Barcinski : Un élément du travail ministériel qui mérite d’être souligné a été la transparence absolue et la capacité de l’équipe de l’ancien ministre Mandetta de communiquer avec le public pendant sa gestion. Les conférences de presse étaient fréquentes. Les chiffres de la progression de la pandémie ont été communiqués quotidiennement en direct à la télévision par le ministre lui-même et deux de ses plus proches conseillers, tous deux épidémiologistes très compétents. Ces communiqués ont connu un énorme succès auprès de la société : outre les données statistiques qu’on attendait, leurs conférences de presse ont réussi à éveiller une confiance croissante dans la capacité de gestion du ministre Mandetta et son équipe. Sans surprise, le grand obstacle au projet du ministère Mandetta de combattre le Covid-19 fut le comportement erratique du président Bolsonaro lui-même. Non content de prendre position contre la distanciation sociale et de minimiser en public les effets pathogènes de l’infection, le président a encouragé à plusieurs reprises des rassemblements et des défilés de ses partisans, auxquels il prenait part, se refusant à porter un masque et à respecter la distance recommandée entre les personnes. Il a, en outre, soutenu l’utilisation de médicaments sans aucune preuve d’efficacité et de sécurité, donnant un très mauvais exemple qui a fini par désorienter l’opinion publique. Sans jamais avoir donné le moindre signe de solidarité et d’empathie à l’égard des victimes et des personnes endeuillées, malgré l’augmentation exponentielle de la pandémie et l’accroissement du nombre de décès, le président a destitué le ministre Mandetta de ses fonctions le 16 avril, pour le remplacer par le Dr Nelson Teich, qui a fini à son tour par démissionner à peine un mois plus tard, le 15 mai. En pleine pandémie, le président Bolsonaro a dû donc remplacer deux ministres de la santé en l’espace d’un mois, et a fini par nommer un général comme ministre pro-tempore. L’intervention de Bolsonaro a ébranlé la confiance que le public avait dans le Ministère de la Santé. Perte de confiance qui a atteint son paroxysme lorsqu’il a annoncé que le Ministère ne rendrait plus publics les chiffres quotidiens de la pandémie. Cette dernière décision a certes été annulée sous la pression de l’opinion publique, mais la confiance dans les chiffres annoncés n’a pas été jusqu’à présent rétablie. Les chiffres des cas et des décès sont actuellement obtenus auprès des administrations des États et des communes et divulgués grâce à un consortium de médias.
La Vie des idées : Certaines données indiquent que le Brésil pourrait devenir l’épicentre de la pandémie. Dans la gestion de cette crise, quelle est la part de l’État fédéral dans les décisions, et quelle est la part des différentes régions et municipalités ?
Marcello Barcinski : Deux facteurs ont contribué à faire du pays un groupement très hétérogène, où certains états régionaux et certaines communes présentent des courbes très différentes de l’évolution de la pandémie. Le premier facteur est le fait que le Ministère de la Santé, en tant qu’organe de coordination des actions sanitaires, a vu son rôle de protagoniste s’étioler au cours des premiers mois de combat à la pandémie. À cela s’ajoute, second facteur, la décision de la Cour Suprême qui, pour contrer l’indifférence du président à l’égard des mesures de distanciation sociale, a décidé d’accorder l’autonomie aux maires et aux gouverneurs régionaux pour décider des règles de distanciation. Selon le Dr José Gomes Temporão, ancien ministre de la santé de l’administration Lula entre 2007 et 2011, les maires et les gouverneurs se sont retrouvés complètement seuls pour prendre des décisions, administrer à leur guise les programmes de confinement et de déconfinement progressif. La pandémie a non seulement fait apparaître nos vulnérabilités, mais elle a profité pour s’installer et se propager. Nombreuses sont les grandes et moyennes villes du pays où une partie importante de la population n’est pas en mesure de maintenir la distanciation sociale, de respecter les gestes barrières les plus simples comme de se laver fréquemment les mains et porter des masques. Et ce, en raison des mauvaises conditions de logement, du manque d’assainissement de base et d’accès à l’eau, ainsi que de l’absence de conditions pour acheter des masques, qui avaient disparu du marché et dont les prix sont montés en flèche au début de la pandémie.
Des initiatives ont été prises pour protéger les populations les plus pauvres : les hôpitaux publics, y compris les hôpitaux universitaires publics, ont mis à disposition des lits exclusifs pour les patients atteints de Covid-19 dans les services et les unités de soins intensifs ; des hôpitaux de campagne ont été mis en place (dont certains sont entrés en activité tout de suite, tandis que d’autres n’ont même pas été inaugurées) ; un grand nombre de groupes de bénévoles ont été aussi formés, pour obtenir des dons et distribuer des paniers alimentaires de base, offrir un soutien médical et psychologique aux personnes souffrant de troubles du comportement et de pathologies mentales résultant de la pandémie et de la quarantaine. En outre, ont été créés des hôtels de solidarité qui offrent des chambres gratuites aux professionnels de santé. Il ne fait aucun doute que le Covid-19 a réveillé le meilleur et le pire chez les êtres humains. On a vu un peu de tout : des gens qui cherchaient à gagner de l’argent en gonflant le prix des produits de première nécessité et d’autres qui ont au contraire donné le meilleur d’eux-mêmes dans des travaux bénévoles les plus divers. Le soutien économique/financier de l’État pour la protection des petits commerçants, des prestataires de services, des professionnels libéraux et de tous les autres qui n’ont pas de réserves financières pour rester indéfiniment inactifs et dont le revenu dépend du travail de chaque jour, n’a pas été clairement défini. Le gouvernement fédéral a approuvé une aide d’urgence pour les travailleurs informels, les micro-entrepreneurs individuels, les travailleurs indépendants et les chômeurs pour un maximum de 2 personnes par famille, en 3 versements de R$ 600,00 (environ 120 €). Le calcul du nombre total de bénéficiaires possibles de cette aide s’étend de 45 millions à 84,5 millions de personnes. Seule la pandémie a fait découvrir au gouvernement fédéral que, outre les personnes inscrites dans les programmes sociaux en vigueur depuis de nombreuses années, il existe une énorme partie de la population totalement invisible pour l’État brésilien. J’aimerais ajouter que la distribution de ce programme d’aide du gouvernement n’a pas été toujours réussie : on a constaté que 3,9 millions de personnes issues des classes A et B, aisées, ont voulu en profiter sans aucun scrupule et ont réussi à en bénéficier.
La Vie des idées : Le nombre des cas et des décès laisse présager une accélération de la contagion au cours des dernières semaines. Ces chiffres sont-ils transparents ? N’y aurait-il pas de risque de sous-notification ?
Marcello Barcinski : Le 19 juin, le Brésil a atteint la barre d’un million de cas de COVID-19 et de près de 50 000 décès. Le pays est le 2e au monde en nombre de personnes infectées, dépassé seulement par les États-Unis et avec près de 90 % de cas en plus que la Russie, 3e dans ce classement. En nombre de décès, le Brésil se classe également au deuxième rang derrière les États-Unis et suivi par le Royaume-Uni. En raison de la sous-notification des cas, le nombre réel de patients est calculé comme étant entre 5 et 7 fois plus élevé que le nombre officiel. Le nombre de décès peut également être finalement augmenté de plus de 21 000, toujours considérés comme suspects et jusqu’à présent attribués à la mort par syndrome respiratoire aigu sévère. En tout cas, le nombre de décès au Brésil dépasse de loin ceux de la Chine et de l’Inde, deux pays dont la population est beaucoup plus importante que la nôtre. Le Brésil est en pleine escalade de la pandémie, enregistrant une moyenne de 1200 décès toutes les 24 heures. Les épidémiologistes de l’Université fédérale de Pelotas, certainement l’un des groupes les plus compétents et les plus expérimentés au monde dans ce domaine d’études, viennent de mener une importante étude de l’ampleur de la pandémie dans le pays par la détection des anticorps spécifiques du SRAS-CoV-2 dans 133 villes sentinelles réparties dans les 5 régions du pays, qui montre très clairement la progression de la pandémie. La présence des anticorps dans le sang signifie que le porteur a été ou est toujours en contact avec le virus, quelle que soit l’intensité des manifestations cliniques. L’enquête menée dans les collectes faites entre le 14 et le 21 mai a révélé que la fréquence des résultats positifs ne variait pas de manière significative entre les enfants et les adultes jusqu’à 79 ans, et diminuait d’environ 2/3 chez les personnes de plus de 80 ans.
La prévalence des résultats positifs a été plus élevée parmi les populations indigènes, suivies par les populations métisses et plus faible chez les blancs. Cela montre que l’évolution de la pandémie est hétérogène, variant de manière significative entre les différentes municipalités brésiliennes (medRxivpreprintposted May 30, 2020). Lors d’une deuxième série de tests effectués avec du matériel collecté entre le 14 et le 21 mai, le groupe a détecté une augmentation de 50 % de la proportion de la population porteuse d’anticorps, en seulement deux semaines.
La Vie des idées : Les populations indigènes sont particulièrement vulnérables face au nouveau virus. Existe-t-il une politique précise pour la protection de cette population ?
Marcello Barcinski : Les droits des populations indigènes sur les terres qu’elles occupent sont de longue date reconnus dans l’histoire du Brésil. Pourtant, c’est la Constitution de 1988 qui, la première fois, consacre un chapitre entier aux droits des Indiens, dans son article 231 qui stipule que « les Indiens sont reconnus pour leur organisation sociale, leurs coutumes, leurs langues, leurs croyances, leurs traditions et les droits originaux sur les terres qu’ils occupent traditionnellement, et il incombe à l’Union de les délimiter, de les protéger et de veiller à ce que tous leurs biens soient respectés ». Sont considérées terres indigènes toutes les terres traditionnellement occupées par les Indiens, nécessaires à leur bien-être et utilisées pour leurs activités productives et pour la préservation de l’environnement [1].
Mais pour le gouvernement de Brasilia, le régime foncier et le droit à la santé des populations indigènes ont toujours été deux questions controversées et souvent négligées. Le député Sérgio Arouca s’est battu de 1994 jusqu’à 1999 pour réussir à faire adopter la loi qui porte son nom, laquelle a déterminé la mise en place, par le gouvernement fédéral, du Sous-système de soins de santé indigènes (Subsistema de Atenção à SaúdeIndígena – SASI-SUS), en créant ainsi ce qu’on appelle les Districts Sanitaires spéciaux indigènes (DSEI) et en accordant au Ministère de la Santé la responsabilité exclusive de la gestion de la politique de santé indigène. Surveiller les chiffres de l’évolution de la pandémie parmi les populations indigènes est assez difficile. Un certain nombre d’ONG qui forment ensemble ce qu’on appelle « l’articulation des peuples autochtones » affirment que les cas d’infection et de décès officiellement signalés ne reflètent pas la situation réelle des peuples autochtones. Outre la sous-notification des chiffres par le Ministère de la Santé pour l’ensemble des cas dans le pays, la situation des peuples indigènes s’avère encore plus grave, étant donné que les indigènes qui vivent dans les villes et sur des terres non encore délimitées ne sont pas inclus dans les chiffres officiels. En tout cas, force est de reconnaître que la population indigène est l’une des plus touchées par le nouveau coronavirus. Dans ce cas, ce n’est pas le facteur biologique qui amplifie la vulnérabilité des populations indigènes, mais l’inégalité précédemment installée dans leurs conditions de vie et de santé qui tend à les affecter de manière plus négative.
À la précarité des conditions de vie et de santé des populations indigènes traditionnellement privées d’assistance, s’ajoutent les invasions de leurs terres causées par la déforestation et l’exploitation minière illégale, ce qui ne fait qu’aggraver les effets de la pandémie. Les données du système DETER de l’Institut national de recherche spatiale (INPE), dont le président avait déjà été limogé en 2019 précisément pour avoir dénoncé l’augmentation de la déforestation en Amazonie, montrent qu’en avril 2020, la déforestation des terres indigènes a augmenté de plus de 60 % par rapport au mois d’avril 2019. Au cours des quatre premiers mois de 2020, l’augmentation de la déforestation a été de 55 % par rapport à la même période en 2019. Les leaders indigènes ont lancé cette année le mouvement #ForaGarimpoForaCOVID qui vise à attirer l’attention des parlementaires sur l’invasion des terres des Yanomamis par des chercheurs d’or illégaux et sur le danger de diffusion du COVID-19 parmi les indigènes. En bref, ce qu’il faut retenir, c’est que les populations indigènes sont loin de faire partie des préoccupations du gouvernement actuel. Lors de la réunion ministérielle du 22 avril, devenue publique par décision judiciaire, rien n’a été dit ni discuté de la pandémie alors en progression, et la seule mention du COVID-19 fut faite par le Ministre de l’environnement qui, lui, incitait le gouvernement à profiter le fait que la société et les médias étaient tournés vers la crise sanitaire pour faire passer, en catimini, des nouvelles mesures à même d’assouplir les lois de protection de l’environnement.
La Vie des idées : Comment la communauté scientifique et la société ont-elles répondu à ces manœuvres du gouvernement central pour minimiser les dangers de la pandémie ? Dans la situation actuelle, quel a été le rôle de la science sur le front de la lutte contre le nouveau coronavirus ? Le pouvoir politique est-il soutenu au sein du conseil des experts médicaux et scientifiques ? Quel est, par exemple, le rôle de l’Académie Nationale de Médecine et de l’Académie Brésilienne des Sciences en ce moment ?
Marcello Barcinski : Le Brésil est un État fédéral, avec 27 États et environ 5 600 communes. La pandémie continue de s’étendre avec une moyenne d’environ 1200 décès/24h dans le pays. Le nombre de personnes infectées et de décès augmente encore dans la plupart des communes, à des rythmes différents mais touchant davantage les populations les plus défavorisées. Actuellement, et contre toutes les recommandations de l’OMS, la plupart des communes, si ce n’est pas toutes, ont déjà lancé des programmes de levée progressive de la quarantaine et d’ouverture des activités économiques, en raison de la pression exercée par le gouvernement fédéral et par une partie des entreprises. Les écoles restent fermées. La situation actuelle est absolument chaotique. Il y a un manque absolu de leadership et d’orientation de la part du Ministère de la Santé, qui demeure depuis le 15 mai sans ministre de la santé – le Ministère étant depuis lors sous le commandement d’un général de l’armée en tant que ministre intérimaire. Ainsi, les différents états et les communes se trouvent absolument isolés et chacun d’entre eux définit sa propre politique pour contrôler la distanciation sociale et les stratégies de reprise des activités. Il n’y a pas de niveau d’accord entre le gouvernement central et les autres entités fédérales, et cette divergence des lignes directrices entre les autorités publiques des différents niveaux de gouvernement et le manque presque total d’informations sur la réalité de la pandémie ont apporté une énorme confusion et une grande insécurité à la population. Il ne fait aucun doute que le Brésil est l’un des pays qui gère le plus mal la pandémie.
D’autre part, la réduction drastique de l’activité économique dans l’industrie, le commerce et les services, entraînant une augmentation significative du chômage, fait des activités informelles la seule option de survie pour une part importante de la population. Une grande partie de la population n’a pas la possibilité de pratiquer la distanciation sociale, en raison du besoin pressant d’aller chercher des revenus pour se nourrir et nourrir sa famille. De plus, il est important de rappeler que 50 % de notre population ne dispose pas d’un assainissement de base, 30 % n’a pas accès à l’eau traitée et qu’une partie importante vit dans des conditions de santé précaires. Ainsi, pour la population la plus pauvre vivant en agglomération permanente dans des bidonvilles, dans les collines et les périphéries des grandes et moyennes villes brésiliennes, avec un approvisionnement en eau intermittent, de mauvaises conditions d’assainissement de base et de collecte des ordures, rester chez soi ne fait qu’augmenter les dangers de contamination par le Covid-19. Cette situation d’impuissance économique et sociale impose pratiquement un projet de reprise urgente des activités génératrices de revenus. Un encouragement important a été donné par les mouvements de solidarité qui ont surgi avec des propositions et des initiatives les plus diverses, coordonnées par des organisations formelles et informelles d’associations de résidents et d’autres mouvements sociaux, et qui se déroulent à plus grande échelle parmi les populations des communautés les plus démunies.
L’organisation fédérative en vigueur au Brésil, où les États et les communes jouissent d’une certaine autonomie de décision par rapport au gouvernement central, a conduit à l’organisation de plusieurs groupes consultatifs spécialisés, aux compositions les plus diverses et fonctionnant à différents niveaux de gestion. On a fait alors appel à des médecins et à des chercheurs travaillant dans des domaines d’intérêt pour la surveillance de la pandémie, tels que des infectiologues, des épidémiologistes, des virologistes, des pneumologues et plus rarement des sociologues et des économistes.
Malheureusement, il n’est pas encore dans la tradition des politiciens brésiliens de s’appuyer sur des avis scientifiques pour formuler leurs politiques publiques et encore moins pour les décisions d’urgence. C’est absolument vrai pour le gouvernement fédéral actuel. Cependant, différents médias ont fait bon usage de spécialistes recrutés dans les universités et les instituts de recherche. En fait, les médias n’ont certainement jamais autant parlé de science, de recherche et d’innovation comme d’un espoir d’atténuer les effets de la pandémie, que ce soit par la distanciation sociale, par la découverte d’un traitement ou par la mise au point d’un vaccin. Ajoutons que nombreux sont les laboratoires dans les universités qui ont changé leurs lignes de recherche. Ils travaillent désormais sur des sujets précis en rapport direct à la pandémie, et s’efforcent de pallier les carences du système de santé, notamment dans la production et dans la mise en place des tests de dépistage. Une fois de plus, le gouvernement actuel, principalement par la position déclarée et les exemples donnés par le président Bolsonaro, a réussi à transformer la discussion scientifique en une discussion idéologique. De leur côté, l’Académie Nationale de Médecine et l’Académie Brésilienne des Sciences ont joué et jouent encore un rôle important dans l’organisation de webinaires nationaux et internationaux sur les sujets les plus variés liés à la pandémie.
Les leçons de cette pandémie sont claires. Il est sans doute nécessaire d’organiser un système de protection de la santé afin que la population ne soit pas surprise par une éventuelle pandémie future. Mais pour le mettre en œuvre il faut un effort collectif autour d’un projet national qui soit attentif aux besoins fondamentaux de la population. Dans le Brésil d’aujourd’hui, les prédictions sont impossibles. Comme le dit l’économiste Rogério Furquim Werneck dans un article paru dans O Globo du 10 /07/2020, le Brésil vit un moment d’« incertitude radicale », selon l’expression qui sert de titre au livre Radical Uncertainty des économistes Mervyn King et John Kay. Naviguant sans commandement ni direction dans le dense brouillard des crises politiques, juridiques, sociales et économiques, le Brésil découvre que sont très réduites les possibilités de planifier une sortie contrôlée de la pandémie et la reconstruction du pays dans la période post-pandémique. La population, qui a perdu confiance en ses dirigeants, vit dans la peur, la perplexité et l’indignation. Il est indispensable de construire un système scientifique et technologique pleinement opérationnel, un réseau de santé publique efficace et un complexe économico-industriel capable de réduire au minimum notre dépendance extérieure à l’égard de l’approvisionnement des médicaments et des équipements indispensables au fonctionnement du système de santé et du système de science et technologie. Il est pourtant difficile d’imaginer qu’en ce moment d’insécurité structurelle, on pourra compter avec la volonté politique, des dirigeants compétents et une capacité de planification nécessaires pour que ces objectifs soient atteints.
Propos recueillis et traduits