La grille de lecture sociologique appliquée aux parcours de transition des personnes trans’ par Emmanuel Beaubatie produit de riches effets de connaissance. La domination masculine et l’hétéronormativité apparaissent sous un nouveau jour.
La grille de lecture sociologique appliquée aux parcours de transition des personnes trans’ par Emmanuel Beaubatie produit de riches effets de connaissance. La domination masculine et l’hétéronormativité apparaissent sous un nouveau jour.
Transfuges de sexe est un livre rigoureux de sciences sociales dans lequel on apprend certes beaucoup sur les trans’, « ces personnes qui ne se reconnaissent pas dans le sexe qui leur a été assigné à la naissance et qui entreprennent d’en changer » (p. 7), mais aussi sur l’ordre social en général, et l’ordre du genre en particulier.
Le livre démarre par une série de définitions simples qui sont aussi des questions de vocabulaire et de « trouble dans le genre grammatical » et se clôt par un court glossaire. Prenant le contrepied des littératures dominantes, tant scientifique (médicale et psychologique) que militante (notamment les études queer), qui ont pour point commun de se centrer sur les questions de transidentité, Emmanuel Beaubatie fait le pari que les outils méthodologiques et conceptuels de la sociologie générale ont quelque chose à nous apprendre sur les parcours de transition mais aussi que ces parcours de transition ont quelque chose à nous apprendre sur la domination masculine.
Ce n’est pas la première fois qu’un sociologue s’empare de la question trans’ dans une telle perspective de sociologie générale. Dans les années 1960, Harold Garfinkel a étudié le « cas Agnès », devenu emblématique de l’ethnométhodologie, cette sociologie qui cherche à capter la construction du social au ras des pratiques ordinaires des individus [1]. Au travers de l’étude de l’attention extrême qu’Agnès porte à « être une femme » dans tous les aspects de son existence, Garfinkel a mis au jour ce qui d’ordinaire va de soi, c’est-à-dire la fabrique du genre dans les interactions et les pratiques du quotidien, anticipant les conceptualisations interactionnniste [2] et performative [3] du genre qui prendront leur essor en Amérique du Nord à la fin des années 1980. On savait donc déjà qu’étudier les pratiques transgenres minoritaires permet d’interroger l’ordre du genre, si naturalisé. Mais c’est la première fois qu’une étude de ce type est entreprise en France, avec les outils théoriques non pas de l’ethnométhodologie ou de l’interactionnisme, mais de la sociologie inspirée par Pierre Bourdieu.
Conceptuellement, le livre peut se résumer ainsi : les parcours de transition constituent des déplacements sociaux qui peuvent être étudiés avec les outils d’une sociologie attentive aux dimensions subjectives et objectives des mobilités sociales. Emmanuel Beaubatie s’intéresse moins de façon statique à la (trans)identité, qu’à la dynamique et aux aspects matériels, très concrets, des processus de transition. Changer de sexe, refuser de s’identifier à un moment de sa vie comme un homme ou une femme, est une mobilité sociale, dont le sens doit être examiné dans les différents aspects de l’existence : familial, scolaire, professionnel, amical, sexuel… ainsi que sur les différentes scènes sociales du quotidien (dans la rue, au travail, face aux différentes institutions : médecins, juges, police…). Dès lors, les concepts de la sociologie bourdieusienne — trajectoire, transfuge, frontière sociale, espace social — permettent de penser ces mobilités.
Emmanuel Beaubatie opte pour un cadrage large, fondé sur la comparaison des parcours. Il étudie les personnes « qui s’identifient comme trans’ quelle que soit leur situation en termes de corps et d’état civil » (p. 18), où qu’elles en soient dans un parcours de transition, qu’elles ne conçoivent d’ailleurs pas toutes de la même manière. Il étudie avec les mêmes outils d’analyse les personnes qui ont été assignées au sexe masculin à la naissance et qui sont devenues socialement des femmes (dites( Male-to-Femal)e, les plus nombreuses et visibles, notamment parce que davantage médicalisées), les personnes( Female-to-Male) (qui ont gagné de la visibilité dans les mouvements militants, tout en se tenant à distance de l’institution médicale), et dans une moindre mesure les personne(s non-binaire)s, qui ne se reconnaissent dans aucune des deux catégories de sexe établies. Cela tranche avec les livres de facture plus revendicatrice, centrés sur un seul type d’expérience.
Transfuges de sexe est un livre fondé sur l’analyse de matériaux empiriques solides, recueillis selon des méthodes à la fois qualitatives et quantitatives. Emmanuel Beaubatie a réalisé de longs entretiens du type « récit de vie » avec une trentaine de personnes qui estiment avoir effectué un parcours de transition. Ces personnes ont été recrutées dans des lieux de socialibilité trans’, l’enquête ayant été relayée par des associations ainsi que des forums Internet. Le corpus est diversifié tant du point de vue du sexe assigné à la naissance, que des milieux sociaux et des modalités de racisation.
Ce matériau qualitatif est mis en regard avec une analyse statistique de l’enquête « Trans’ et santé sexuelle » menée en 2010 par l’Institut National de la santé et de la recherche médicale (INSERM) qui porte sur les caractéristiques sociales, la transition médicale et juridique, la santé et la sexualité. Dans cet échantillon (n= 381), les femmes trans’ représentent deux-tiers des répondant es, probablement parce qu’elles sont plus proches de l’institution médicale qui a contribué à diffuser le questionnaire.
Le premier chapitre plante le décor, en remettant en perspective historique la fabrique des trans’ au XXe siècle, qui s’avère une co-construction, tantôt de concert, tantôt conflictuelle, des institutions médico-scientifiques et des mobilisations militantes.
Le deuxième chapitre est centré sur les épreuves administratives qui composent le parcours médical et juridique de transition et qui varient grandement selon les appartenances de sexe, de classe et de race. Face aux juges et aux médecins, les personnes trans’ doivent apporter des preuves de leur bonne insertion sociale et dans le sexe de destination, sans avoir encore pu bénéficier de modifications corporelles et de papiers d’identité.
Seule une approche intersectionnelle permet de rendre compte de ce prix inégal à payer face aux institutions qui prennent en charge les transitions. La transition est plus aisée quand la personne dispose d’un emploi stable, ce qui est plus fréquent chez les MtF, qui parce qu’assignés hommes à la naissance et parce qu’elles transitionnent plus tard, bénéficient de situations professionnelles plus favorables, en tant qu’hommes, en début de parcours. On comprend toutefois au fil des pages, que les MtF connaissent presque systématiquement une rupture familiale et que ce sont les FtM qui bénéficient davantage d’un soutien familial au cours de la transition.
Dans l’ensemble des cas, venir d’un milieu social bien doté permet de bénéficier de ressources et du patrimoine des parents. Le choix du circuit médical dépend des ressources économiques de la personne et de son sexe : les MtF ont davantage recours au parcours tout-privé ou à l’étranger, plus coûteux, mais très rapide (2,2 ans en moyenne entre le début de la transition et la première intervention chirurgicale sur les organes génitaux vs. 3,4 ans dans le public et 4,5 ans dans les parcours mixtes).
On mesure aussi la variabilité des stratégies mises en œuvre pour faire face aux administrations, qui dépend des ressources sociales des personnes, mais aussi de la manière plus ou moins favorable dont elles sont perçues. Mickaël, FtM noir avec une apparence masculine qui n’a que des papiers d’identité de sexe féminin, est régulièrement pris pour un sans-papier fraudeur, plutôt qu’une personne en transition de genre. Dans l’expérience des discriminations et des violences, les rapports sociaux de sexe, de classe et de race sont toujours intriqués.
Le chapitre 3 examine systématiquement le sens de la mobilité sociale de sexe. Tandis que les MtF, dès les premières marques de féminisation, sont fortement stigmatisées dans leur entourage, les FtM sont relativement épargnés, du moins dans un premier temps. De la même façon qu’il est plus facile pour des parents d’accepter un « garçon manqué » qu’un fils efféminé, la promotion de sexe d’un enfant est mieux acceptée que son déclassement. Ce sens social de la mobilité de sexe induit des différences notables dans les temporalités biographiques. Craignant et anticipant la stigmatisation, les MtF transitionnent en moyenne plus tard, et nombre d’entre elles après une première période en couple hétérosexuel, tandis que les FtM transitionnent souvent dans la vingtaine, sans enfants et davantage soutenus par leurs proches. Toutefois, si les femmes trans’ sont davantage exposées aux difficultés sociales et matérielles, changer de sexe leur pose moins de cas de conscience que les hommes trans’ qui ont du mal à assumer de devenir un homme dans une société où règne la domination masculine.
Le chapitre 4 introduit la question de la sexualité dans l’analyse des parcours de transition, ce qui ne va pas de soi. En effet, jusqu’ici les études sur les personnes trans’ ont cherché à dissocier genre et sexualité, pour se démarquer des approches médicales et sexologiques. La sexualité est ainsi devenue un impensé des parcours trans’, alors même que les changements de sexe sont indissociables de certains changements sexuels, que la sexualité joue un rôle primordial dans les parcours de transition et que, comme l’a justement explicité Isabelle Clair, la sexualité est un « foyer de la fabrique du genre » que la sociologie aurait tout intérêt à étudier davantage [4].
Avant la transition, la moitié des MtF étaient des hommes hétérosexuels, l’autre moitié étaient gays, et au cours de la transition nombre d’entre elles deviennent des femmes hétérosexuelles. En revanche, les FtM étaient presque tous lesbiennes avant la transition, l’homosexualité participant à les éloigner de leur assignation en tant que femme, et nombre d’entre eux deviennent gays par la suite.
Là encore, ces parcours diversifiés mais non symétriques en disent long sur le genre : la féminité est liée à l’hétérosexualité, qu’on souhaite la quitter (par l’homosexualité pour les hommes trans’) ou la rejoindre (l’hétérosexualité devient un attribut de la féminité pour les femmes trans’). Ces parcours varient aussi selon les classes sociales. Dans ce chapitre les données statistiques complètent avec bonheur les récits de vie. Elles permettent de nuancer les analyses, en montrant par exemple que les attirances de l’avant transition perdurent dans une certaine mesure (p. 120), et que les pratiques sont parfois plus stables que les aspirations au changement.
Le chapitre 5, « L’espace social du genre », prend pour point de départ l’apport de Pierre Bourdieu à la théorie des classes sociales dans La Distinction [5]. De la même façon que, dans le modèle bourdieusien, l’espace social comprend une pluralité de classes et de fractions de classe (par opposition avec le modèle marxiste binaire), il est possible de penser le genre selon une diversité de positions et de groupes. Il s’agit donc de penser le genre non comme un rapport bi-catégoriel, ni une échelle allant du féminin au masculin, mais comme un espace à plusieurs dimensions. Ce sont alors tous les résultats du livre qui sont relus au travers ce prisme analytique. Pour ce faire, Emmanuel Beaubatie réalise une analyse des correspondances multiples à partir des données de l’enquête INSERM sur les personnes trans’, afin de dégager des groupes qui représentent autant de position de genre. Trois groupes se dégagent : les « conformes », les « stratèges » et les « non-binaires ».
Les « conformes » s’identifient aux catégories de femmes ou hommes, ils et elles ont recours à la chirurgie de réassignation, au changement d’état civil et n’ont pas recours aux espaces associatifs ou militants. L’analyse statistique permet d’établir que ce sont surtout des personnes nées hommes qui aspirent à l’invisibilité et à être insérées dans la société non en tant que trans’, mais en tant que femmes.
Les « stratèges » s’identifient majoritairement aux catégories de sexe homme et femme (certes moins que les conformes), ils et elles ont recours à la chirurgie de réassignation et au changement d’état civil, mais se distinguent du groupe des « conformes » par un recours aux associations, surtout pour obtenir des informations médicales et juridiques. En pratique, on trouve dans ce groupe davantage de FtM ayant transitionné jeunes, mais aussi des personnes ayant effectué leur parcours de transition dans le privé ou à l’étranger. Les entretiens attestent ici d’un rapport stratégique aux institutions, notamment une capacité à se plier à leurs attentes pour obtenir les papiers ou le traitement médical souhaité.
Les « non-binaires » s’identifient à des catégories alternatives à homme ou femme (comme queer, non-binaire ou trans’), iels n’ont pas nécessairement recours à la chirurgie de réassignation ou au changement d’état civil, et sont aussi davantage millitantACM permet d’établir que ce groupe présente des caractéristiques sociales particulières : iels sont plus jeunes, davantage assigné es au sexe féminin à la naissance et surtout très diplômé es.
es en faveur de la reconnaissance de leur différence. Iels sont dans une logique de confrontation avec les institutions dont iels refusent les règles du jeu. L’Cette proposition théorique de l’espace social du genre est ambitieuse, stimulante, et mériterait désormais d’être affinée en étant mise à l’épreuve de l’analyse d’autres groupes que les personnes trans’ et d’autres situations sociales.
Le livre d’Emmanuel Beaubatie s’inscrit dans un mouvement contemporain de la sociologie en France qui, tout à la fois, prend appui sur les concepts forgés par Pierre Bourdieu pour renouveler les études de genre et, dans le même temps, revisite la sociologie bourdieusienne par le genre. Par exemple, dans une thèse récente, Elsa Favier propose le concept de mobilité de genre pour penser la mobilité sociale spécifique des femmes énarques, que ne capte pas la seule mobilité socio-professionnelle [6]. Elle montre que les femmes énarques connaissent une moindre mobilité socio-professionnelle ascendante par rapport à leurs parents que les hommes, mais qu’elles réalisent néanmoins une mobilité dans l’espace des positions de genre définie par leur position professionnelle (vers des secteurs plus masculins) et conjugale (en s’écartant de la norme de l’hypergamie féminine). Dans quelle mesure le concept de mobilité de genre d’Elsa Favier pourrait-il éclairer la situation des personnes trans’ ? Et inversement, comment se déplacent dans l’espace social du genre les femmes et les hommes énarques qu’elle étudie ? Ce rapprochement ouvrirait des perspectives de recherches intéressantes.
De même, les travaux que nous menons Sibylle Gollac et moi revisitent le concept bourdieusien de stratégies familiales de reproduction, repensé au prisme du genre [7], et je ne peux que me demander ce que passer les frontières du genre fait aux stratégies familiales de reproduction. Notamment, comment cela reconfigure-t-il toutes les relations avec les proches apparenté es – non seulement avec les partenaires et enfants, mais aussi avec les parents et frères et sœurs ? Entreprendre des monographies de familles de personnes trans’ s’avèrerait certainement passionnant pour interroger en profondeur la centralité du genre dans les stratégies familiales de reproduction.
Le livre d’Emmanuel Beaubatie éclaire sous un jour inédit combien notre société, malgré le développement de normes égalitaires, est toujours travaillée en profondeur par la domination masculine : « les trans’ n’échappent pas à l’emprise du genre. Au contraire, ils sont un puissant révélateur de cette emprise » (p. 103-104). Dans le fond, tout est affaire de masculinité : « le sexe masculin ne se quitte ni ne s’acquiert ». C’est au moment de quitter le sexe masculin que les femmes trans’ connaissent les violences les plus fortes, tandis qu’elles n’apparaissent que plus tardivement pour les hommes trans’, seulement au moment où ils prétendent devenir des hommes. Ce point, très intéressant, mériterait d’être davantage étayé empiriquement, au travers l’étude des violences faites aux personnes trans’.
On peut espérer aussi, à l’avenir, qu’Emmanuel Beaubatie pourra en dire davantage sur les conditions de production de son enquête, notamment son rapport aux personnes enquêtées, la situation sociale des entretiens, et qu’il pourra en tirer des leçons méthodologiques utiles à la communauté professionnelle des sociologues.
La lecture très stimulante de cet ouvrage se termine par un regret : celui du choix, sans doute contraint par l’éditeur, d’une écriture qui n’utilise pas toute la palette de l’écriture non sexiste, notamment les formes contractées (iels, celleux…), autant d’inventions linguistiques des études de genre et des mouvements LGBTQI+ qui permettraient de rendre compte au plus près des expériences des personnes trans’, dont certaines refusent l’assignation à une catégorie de sexe. Ce choix va probablement heurter certaines personnes non-binaires, qui pourraient trouver leur place minorée dans l’ouvrage. Par ailleurs, ce n’est pas parce que le livre s’adresse à un lectorat non-spécialisé, qu’il faut sous-estimer sa capacité à s’accommoder de quelques transgressions nécessaires de la langue dominante. La langue elle-même ne peut pas sortir indemne de ces déplacements au travers des frontières du genre.
par , le 2 septembre 2021
Céline Bessière, « La traversée sociale des Trans’ », La Vie des idées , 2 septembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-traversee-sociale-des-Trans
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[1] Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, PUF, Paris, 2007 (1967), chapitre V.
[2] Candace West et Don H. Zimmerman, « Doing gender », Gender and Society, vol. 1, 1987, p. 125-151.
[3] Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La découverte, Paris, 2005 [1990].
[4] Isabelle Clair, « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahiers du genre, 54, 1, 2013, p. 93-120.
[5] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979.
[6] Elsa Favier, Énarques et femmes. Le genre de la haute fonction publique, thèse de doctorat de l’EHESS, 2020, sous la direction de Laure Bereni.
[7] Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le genre du capital, Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, 2020.