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Recension Société

L’enfance du genre

À propos de : Tey Meadow, Trans Kids. Being Gendered in the Twenty-First Century, University of California Press


par Andræ Thomazo , le 7 juin 2021


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La prise en charge des enfants trans aux États-Unis pousse le monde médical à s’émanciper progressivement d’une conception schématique du genre. L’enquête ethnographique de Tey Meadow auprès de cette population permet de saisir les acteurs en prise avec cette transformation.

La diffusion du documentaire Petite Fille de Sébastien Lifshitz, à la fin de l’année 2020, a engendré de vifs débats autour de la question de la prise en charge médicale des enfants trans. Bien que la transition ne soit que sociale avant l’adolescence (les traitements hormonaux de substitution ne sont prescrits qu’à partir de 16 ans), la mise en place d’un accompagnement psychologique des enfants et de leur famille questionne. La controverse ne semble pas pouvoir se résoudre par l’appel aux expertes. Les enjeux appartiennent visiblement à la sphère du politique et du social : Qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’une identité (de genre) ? Quel est l’objectif du geste thérapeutique ?

Les sciences sociales apportent de précieux outils d’analyse dans le cadre d’une polémique qui traite de construction identitaire face aux normes. C’est ce que propose Tey Meadow, sociologue de Columbia University, qui livre ici les résultats d’une enquête ethnographique menée auprès d’enfants trans, de leur famille et des divers acteurs institutionnels impliqués lors d’une transition.

Son inscription disciplinaire et méthodologique permet un salutaire déplacement du problème : il ne s’agit plus de scruter l’intériorité des enfants pour comprendre les mécanismes de leur structuration psychique afin d’en évaluer, ensuite, le caractère pathologique ou non. L’approche ethnographique permet, au contraire, d’observer les manières dont la catégorie émergente de non-conformité de genre chez l’enfant est produite, et quels sont ses effets concrets. L’enjeu n’est pas d’estimer la vérité ou la fausseté des hypothèses sur l’origine de la transidentité. Le terrain ethnographique permet plutôt de rendre compte du fonctionnement en réseau des différents discours à ce sujet et de comprendre comment ils émergent et évoluent. Les manières dont les individus se racontent renseignent sur les structures de la société dans la mesure où le récit de soi est toujours, dans une certaine mesure, un appel à la reconnaissance par autrui. « Gender is a process of interpellation. » (Le genre est un processus d’interpellation.) (p. 9)

L’ouvrage explore alors, par la marge, quels sont les individus, les lieux, les pratiques et les récits qui structurent la formation (inter)subjective des identités de genre. Il s’appuie pour cela sur une enquête de terrain menée entre 2009 et 2013 aux États-Unis. Cet ancrage implique certaines limites à la généralisation des conclusions tirées. On ne saurait, ainsi, les appliquer strictement au contexte français. Néanmoins, dans la mesure où la pratique des médecins y est largement influencée par les études et les normes internationales, on trouvera malgré tout dans ce livre des éléments éclairants pour apprécier les enjeux du débat.

Le genre en substance

Après une contextualisation disciplinaire et thématique de l’ouvrage au chapitre 1, les chapitres 2 et 3 reviennent sur les mécanismes historiques de la conceptualisation du genre au sein du monde médical. Les conceptions actuelles autour des transidentités sont, effectivement, largement tributaires d’un héritage psychiatrique. Or, sous l’influence de revendications portées par des patientes, l’approche psychiatrique de la transidentité tend progressivement à passer d’une logique de régulation à celle de facilitation. En effet, le genre, qui était jusque-là conçu comme marqueur d’un développement normal, donc nécessairement rapporté à un schéma-type, devient un trait définitionnel de l’identité pouvant prendre diverses formes. Il s’agit donc moins, pour les psychiatres, de discriminer entre les vraies et les fausses personnes trans, que d’accompagner chaque individu dans l’exploration de son identité singulière. Élément essentiel du soi, il convient, dès lors, d’examiner le genre avec attention. Par conséquent, on assiste à l’émergence d’un foisonnement de discours pour rendre compte, dans leur diversité, des manières de le vivre.

Le genre en récits

Parmi ces nouveaux discours, on trouve ceux des parents cherchant à donner du sens à la transidentité de leur enfant. En les rapportant et les examinant, le livre permet de rendre visible la diversité des ressources qu’ils et elles mobilisent, venant travailler les conceptions et les manières de définir le genre. Les récits des individus d’une société sont dépendants des discours portés par les institutions, dans la mesure où ces dernières forment un cadre social de compréhension possible et légitime. Les parents peuvent, par exemple, solliciter la validation psychiatrique pour assurer la reconnaissance de l’identité de leur enfant par la société. Désormais, il semble que la psychiatrie joue moins un rôle de discernement de la pathologie que de garant de la vérité, l’authenticité d’une variation de la norme (chap. 3). Mais les parents dont les différents parcours et récits sont rapportés sont loin de se restreindre à ce seul domaine pour se procurer des outils argumentatifs. La question de l’origine de la transidentité est explorée afin que le vécu et la vie de leur enfant puissent faire sens, d’abord pour elles et eux-mêmes, puis pour le reste de la société. Dans leur quête pour une reconnaissance sociale de leur enfant, elles et ils produisent des explications où se mêlent des éléments mystiques, psychologiques ou encore génétiques, composant entre les discours disponibles au sein de la société et la particularité de leur situation. Pour certains, l’identité non conforme de leur enfant est l’expression de son âme singulière ; pour d’autres il s’agit du résultat d’une exposition particulière aux hormones durant la gestation ou d’une mutation génétique. D’autres encore y voient un élément à mettre en lien avec une structure plus large de la personnalité, l’histoire émotionnelle et psychique de leur enfant (chap. 6).

Afin de faire donner plus de poids à leurs revendications, plusieurs parents se sont également constituées en association. Leurs récits influencent alors les structures sociales et institutions de régulation du genre, créant, en retour, de nouveaux régimes de vérité, de nouvelles manières légitimes de se raconter et d’exister. « When adults quantify, label, and recognize transgender identities in children, they participate in the active construction of gender itself as an individual subjectivity, a feature of the self.  » (p. 220) (Lorsque les adultes mesurent, classent et reconnaissent les identités transgenres des enfants, elles et ils participent à la construction active du genre en tant que subjectivité individuelle, en tant que dimension du soi.) Le chapitre 4 revient sur la création et les évolutions de deux structures, TransYouth Family Allies et Gender Spectrum, qui luttent pour la reconnaissance des droits des enfants trans, proposent des conférences et des temps de formations et offrent des espaces de rencontre et de soutien aux familles.

Le genre en relation

L’ouvrage nous livre le récit de familles au sein desquelles la transidentité de l’enfant devient une affaire collective. Examiné ainsi, le genre devient alors moins une caractéristique essentielle, figée, stable et à découvrir chez chacune, que le fruit d’une construction en commun, d’un aller-retour permanent entre soi et les autres, l’individu et son contexte, l’intérieur et l’extérieur. Le genre se constitue, en fait, en relation [1].

La catégorie d’enfant est, déjà, en soi relationnelle : l’enfance est dépendance. Dépendance matérielle à des adultes pour se nourrir, dépendance définitionnelle à l’adulte comme devenir. Dès lors, la défense de leurs droits repose sur la parole d’adultes. « This movement for transgender children is innately a movement by non-transgender adults, aimed at non-transgender adults. » (p. 141) (Ce mouvement de défense des enfants transgenres est intrinsèquement un mouvement d’adultes non transgenres, destiné à des adultes non transgenres.) Les mouvements actuels de défense des droits des personnes trans sont, eux, principalement le fait de personnes ayant transitionné à l’âge adulte et pour qui la catégorie d’enfant trans n’était généralement pas disponible. Leur vécu est donc largement impacté par cette expérience du passage d’une catégorie à une autre et des difficultés à traverser cet espace liminal. Les parents d’enfants trans peuvent, au contraire, porter une revendication de normalité quant à la vie de leur enfant. L’existence d’une communauté d’expérience entre les enfants trans et l’enfance des adultes trans aujourd’hui est loin d’être évidente.

Pour les parents, les institutions étatiques représentent un enjeu important dans cette quête de normalité. Le chapitre 5 revient sur la place de diverses structures administratives. L’apparition des enfants transgenres dans le lexique bureaucratique de l’État va de pair avec des pratiques de régulation autour des familles concernées, qui se retrouvent en situation de forte vulnérabilité face aux mécanismes de contrôle social ou étatique. Les sanctions sociales peuvent prendre la forme de violences morales ou physiques, allant parfois jusqu’à l’ostracisme. Le livre nous rapporte les nombreuses histoires de parents, abasourdis puis affolés, qui se voient convoqués par les services de protection de l’enfance suite à un signalement par un tiers (proche, enseignant, médecin). Ce type de répression vient s’inscrire dans les hiérarchies sociales préexistantes, les familles risquant d’autant plus d’être la cible de ce type d’accusation qu’elles sont déjà l’objet d’une suspicion particulière (les familles homoparentales ou non blanches par exemple). En réponse au danger constant d’une inquisition, les parents développent alors souvent une expertise bureaucratique. Elles et ils compilent un ensemble de documents (certificats psychiatriques, psychologiques, témoignages des proches, matériaux informatifs d’associations ou d’organismes de santé) selon le modèle des preuves admissibles dans un tribunal de la famille, afin de pouvoir s’opposer aux tentatives d’ingérence. Pour certaines familles, l’intervention de l’État est aussi, par ailleurs, une ressource possible dans leur combat. La reconnaissance légale du prénom, du changement de genre, les lois contre les discriminations ou même le droit du handicap constituent autant de leviers pour exiger l’acceptation et l’inclusion de leur enfant. Les relations de pouvoir générées par les processus d’institutionnalisation ne sont donc pas unilatérales ou homogènes. Les fonctions étatiques de reconnaissance et de répression évoluent de concert.

Le genre en horizon

Pour les médecins, il est particulièrement crucial d’être en mesure d’identifier et de catégoriser les enfants trans afin de poser un diagnostic. Si ces dernieres caractérisent l’enfant par sa plasticité, aucune décision définitive prise, par lui ou pour lui, ne saurait être traitée légèrement. Leur identité n’est pas encore fixée, et cette absence de certitude fait de toute décision un pari sur l’avenir. Les enjeux sont d’ordre à la fois ontologique et épistémologique : la transidentité est-elle une caractéristique identitaire fondamentale de l’individu dès l’origine ? Et quels sont, alors, les critères permettant à la science de statuer sur sa présence réelle ou non ? Pour les mineures, l’imputabilité des actes revient à des adultes – parents et médecins – qui portent alors le poids d’une angoisse morale autant que pénale. La médiatisation massive, aux États-Unis, à partir de 2017, de cas de « détransition » vient dramatiser la puissance du doute. La mise en place d’une taxinomie offre alors une réponse possible. Construire le genre comme qualité substantielle – une propriété attachée à l’essence de l’individu –, même si cela implique de le subdiviser en catégories toujours plus nombreuses pour l’adapter aux individus dont il est l’attribut, c’est le penser comme statique, constant tout au long de la vie, et partant, c’est autoriser les décisions du présent.

Légitimer le genre en l’inscrivant dans le registre de l’inné, c’est, certes, lui donner une pesanteur ontologique, mais c’est aussi l’inscrire dans le registre de la fixité. Pourtant, en révélant la coprésence de discours sur le genre, multiples et variables – selon le contexte social et politique mais aussi individuel – ce livre invite à considérer la dimension intimement relationnelle du genre. Il est produit dans l’interaction avec des individus, des structures, des régimes symboliques. Et cette contingence incite alors à accueillir une fluidité qui ôterait la pesanteur sur le futur des décisions du présent. Si le genre est en construction, une trajectoire de vie ne peut-elle pas accueillir plusieurs explorations, plusieurs transitions ? On penserait alors l’identité de genre non plus en termes de vérité ou de fausseté en regard d’une propriété déjà existante en chaque individu, mais comme un cheminement à l’issu non déterminée à l’avance. Peut-être entendrait-on, ensuite, des récits de retransition, plutôt que de détransition ? Toutefois, cette vision du genre – évolutive et contextuelle – fut aussi celle mobilisée dans le cadre de thérapies de conversion ou réadaptation : dès lors que le genre est changeant, malléable, surgit un espace possible d’intervention thérapeutique. Les effets des discours ne sont jamais univoques, puisque ressaisis selon les contextes, les objectifs, les convictions. Les thèses de l’essentialisme comme celles de la malléabilité permettent chacune de composer de multiples histoires, hétéroclites, contradictoires, novatrices.

Finalement, cet ouvrage présente et articule dans leurs nuances les différentes prises de paroles et de positions au sujet de la transidentité chez l’enfant en exposant les enjeux des situations d’énonciation : qui s’adresse à qui, et à quelle fin. On ne trouvera pas, au sein de ce débat, de prise de position. Mais, au terme de la lecture, on ressortira néanmoins convaincue que, quelles que soient les opinions à son sujet, le genre est, à notre époque, une dimension incontournable de la personne.

Tey Meadow, Trans Kids. Being Gendered in the Twenty-First Century, University of California Press, 2018, 320 p.

par Andræ Thomazo, le 7 juin 2021

Pour citer cet article :

Andræ Thomazo, « L’enfance du genre », La Vie des idées , 7 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Tey-Meadow-Trans-Kids

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Notes

[1Les travaux d’Emmanuel Beaubatie explorent en détail la question de l’intrication de différents facteurs sociaux dans la construction de l’identité de genre. Voir notamment : «  La multiplicité du genre  ».

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