Dans une société où l’armée est omniprésente, l’image du « soldat-citoyen » marie l’imaginaire de la virilité et l’élitisme social. Portrait de Tsahal, le « creuset » national qui exclut autant qu’il intègre.
Dans une société où l’armée est omniprésente, l’image du « soldat-citoyen » marie l’imaginaire de la virilité et l’élitisme social. Portrait de Tsahal, le « creuset » national qui exclut autant qu’il intègre.
Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007
Orna Sasson-Levy, Identities in Uniform : Masculinities and Femininities in the Israeli Military, Jerusalem, Hebrew University Magnes Press, 2006.
Selon un proverbe italien, celui qui n’est pas bon pour le service du roi n’est pas bon non plus pour celui de la reine – inapte à la guerre, inapte à l’amour. Cette formule quelque peu crue suggère que l’armée est, sinon l’école de la virilité, du moins l’institution qui en définit les canons. Dans la plupart des démocraties, cette époque est bien révolue. Pas en Israël : la survie de ce pays, qui vit un état de siège permanent interrompu par des guerres de plus ou moins forte intensité, dépend de son armée de conscrits et de réservistes.
Avant même la création de l’Etat, l’expérience militaire fut l’un des fondements de l’identité « sabra [1] » puis israélienne. À partir des années 1930, quand la société du Yishouv [2] comprit que le projet sioniste allait se heurter à une résistance palestinienne implacable et violente, le fusil remplaça la charrue comme outil principal de la métamorphose du Juif diasporique, courbé et peureux, en un homme nouveau, grand, aux épaules larges et au torse bombé.
Cette métamorphose doit accoucher d’un nouveau modèle d’homme. En effet, comme les antisémites avant eux, les sionistes tiennent le Juif diasporique pour un être émasculé, un poltron qui se laisse massacrer en priant au lieu de se battre. Le nouveau Juif, né sur la terre des exploits des héros bibliques, doit moins évoquer ses grands-parents du shtetl que leurs voisins goyim. Les descendants de Rashi [3] rêvent que leurs enfants ressemblent à Vercingétorix.
Victorieuse mais extrêmement meurtrière pour le Yishouv dont les pertes humaines s’élevèrent à 6000 – 1% de la population juive de Palestine –, la guerre de 1947-1949 consacre le jeune combattant hébreu comme figure emblématique de la révolution sioniste. Force génératrice de la nation juive, l’armée joue aussi, dès la naissance de l’Etat, un rôle de creuset identitaire en aidant cette société naissante à absorber et intégrer des centaines de milliers d’immigrants.
Ce mythe du combattant et ce rôle d’une armée « melting pot » sont consciencieusement entretenus par l’institution militaire avec le soutien actif de l’Etat, dans une société où l’armée est omniprésente.
Le budget de la Défense occupe en Israël une part des dépenses publiques bien supérieure à celle qu’on trouve en France ou même aux Etats-Unis (respectivement 9% en Israël, 2,5 % en France et 2,9 % aux USA). Cela est encore plus vrai pour les dimensions de ses forces armées : sur 7 millions d’habitants (dont 5,3 millions de Juifs), 176000 militaires sont sous les drapeaux en permanence et quelque 450000 réservistes sont prêts à les rejoindre en cas de mobilisation générale, soit presque 10% de la population adulte. Mais, bien au-delà de ce fait statistique, l’armée a dans la vie quotidienne et dans l’espace public une présence et une visibilité hors pair. Le soldat est constamment et partout présent, dans la rue autant que dans les publicités. Sur la scène politique, les anciens militaires mettent en avant leurs états de service et, à l’instar de Rabin et de Sharon, les officiers généraux à la retraite occupent souvent une place de premier rang dans les gouvernements.
Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner que le système scolaire, les mouvements de jeunesse, les lieux de mémoire, les célébrations érigent le combattant – mort ou vivant – en fils chéri de la patrie. Citoyen exemplaire, ce héros israélien est aussi le modèle du masculin. Masculinité et citoyenneté sont intrinsèquement liées, et c’est le service militaire au sein d’une unité combattante qui confère, dans ces deux domaines, un brevet d’excellence. C’est ainsi qu’une pression implicite et multiforme continue de pousser les jeunes Israéliens vers ces unités d’élite.
Les travaux récents de sociologues et anthropologues israéliens indiquent que le service militaire joue encore aujourd’hui un rôle majeur dans la formation des identités masculine et féminine. Mais, en montrant comment le service militaire engendre, entretient et confirme les relations de pouvoir entre les sexes, les ethnies et les classes sociales, ces études mettent en cause la fonction « melting pot » de l’armée.
Parmi les travaux récents, celui d’Orna Sasson-Levy élabore, à partir d’une synthèse des principales études sur le sujet, une approche originale fondée sur l’analyse des stratégies identitaires des conscrits, en fonction de leur métier au sein de l’armée. Sasson-Levy identifie quatre catégories professionnelles de conscrits : les combattants, les « cols bleus » (qui occupent des postes de cuisinier, mécanicien, chauffeur, etc.), les femmes-soldats occupant des postes « masculins » (essentiellement instructrices de combattants) et enfin les « cols blancs » (soldats occupant des postes dans l’informatique et le renseignement).
Les entretiens avec les conscrits appartenant à ces groupes font apparaître l’existence – ou plutôt la coexistence – de plusieurs modèles identitaires variant selon la classe, l’origine ethnique, le métier au sein de l’armée et le sexe. Parmi ces différentes façons de concevoir et de vivre la masculinité et la citoyenneté, le principal élément structurant est la référence constante au modèle hégémonique du combattant, « l’homme véritable », l’incarnation de la virilité.
Le modèle du combattant repose sur deux séries de cara-ctéristiques complémentaires : maîtrise de soi et grande capacité de contrôle physique et émotionnel, d’une part ; recherche d’excitation, de risques et d’émotions fortes suscitées par le dépassement de soi, d’autre part. Ces deux types de caractéristiques constituent un couple inséparable, à l’image de celui qui est nécessaire dans les sports extrêmes. Pour aller au-delà de ses limites et de sa peur, pour piloter un chasseur bombardier F-16, manœuvrer un char d’assaut Merkava dernière génération ou servir sur une frégate équipée de systèmes d’armement sophistiqués, il faut maîtriser son corps et ses émotions tout autant que les techniques et les technologies.
La masculinité du combattant est fondée sur cette combinaison qui, contrairement au modèle traditionnel, met l’individu au cœur du système militaire. « Surpasse-toi, montre de quelle étoffe tu es fait » : le défi que l’armée lance à la jeunesse masculine fait passer au second plan la discipline, l’impératif de conformité voire d’uniformité inhérent à la culture militaire. Les unités combattantes deviennent ainsi les hauts lieux de la masculinité virile. Sauf exceptions rares, les femmes en sont exclues. Le rejet des femmes au niveau symbolique y est même extrême, comme en témoignent les agressions verbales auxquelles se livrent les unités combattantes lorsqu’elles croisent des femmes : « Nous voulons baiser, nous voulons baiser. » Il faut cependant noter que ce comportement n’est que l’expression d’un rituel collectif chez les combattants pour entretenir leur propre virilité ; la violence sexuelle réelle est extrêmement rare, voire inexistante.
Afin d’y attirer la jeunesse israélienne, l’armée cultive consciemment le prestige et le sentiment du caractère exceptionnel de ses combattants en faisant de leurs unités des corps d’élite. Sans cette rétribution symbolique, pourquoi un conscrit choisirait-il de passer ses trois années de service militaire dans l’infanterie, les chars, la marine et surtout dans ces unités d’élite que sont les commandos, les forces spéciales, l’école des pilotes et des officiers de la marine, où les conditions sont extrêmement dures, physiquement éprouvantes et risquées ? De surcroît, ces choix, intervenant à 17-18 ans, affectent durablement la vie adulte : les Israéliens servent pendant vingt à trente années supplémentaires, au titre de l’armée de réserve, dans leur unité initiale. Autant dire que ce ne sont pas les maigres compensations économiques, mais bien le prestige et le sentiment d’appartenance à une élite – masculine et sociale –, qui constituent les plus puissantes incitations à ces choix. D’où l’accumulation d’attributs et de signes extérieurs d’identification : insignes, bérets de couleurs différentes, éléments distinctifs d’uniformes se multiplient à partir des années 1980 afin que les combattants recueillent les dividendes symboliques de leur sacrifice. La patrie donne une place à part à ces citoyens qui ont consenti à son égard à un engagement personnel supérieur.
A ses propres yeux comme à ceux de nombre de ses compatriotes, un ex-commando de la marine, un pilote de chasse ou un commandant de bataillon de paras, même réserviste, est plus légitime à s’exprimer et « compte » plus qu’un ex-caporal de la police militaire ou un ex-soldat chauffeur de poids lourd dans une unité logistique. Service militaire, masculinité et appartenance à l’élite des citoyens sont donc intimement liés. On comprend aisément qu’il y ait là les germes d’un processus d’exclusion pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas intégrer ces unités combattantes.
« On a besoin de tout le monde » : dès 1948, l’armée s’ouvre aux femmes. Mais en même temps, elle établit un partage sexué des missions. Toujours valable aujourd’hui, l’obligation faite aux femmes d’accomplir leur service militaire ne s’accompagne pas d’un égal accès pour elles à l’élite combattante et donc au prestige et à la reconnaissance sociale qui y sont associés. En clair, les femmes sont essentiellement cantonnées dans les emplois administratifs de l’armée.
Depuis une vingtaine d’années, cependant, quelques femmes ont rejoint les rangs des combattants, mais elles font figure d’exception ; de plus, au sein des unités combattantes, elles occupent presque toujours un rôle de second rang, en particulier celui d’instructrices de jeunes fantassins : autrement dit, elles sont maintenues à l’écart du champ de bataille.
Cette ouverture toute relative a par ailleurs une conséquence paradoxale : les femmes la paient d’un renoncement à leur féminité. Le témoignage de Shiri, lieutenant de réserve et ancienne instructrice de recrues, est particulièrement révélateur : « Si tu m’avais vue pendant mon service, tu ne m’aurais pas reconnue, aucun rapport avec ce que tu vois. J’avais l’air d’être un garçon […]. D’abord, tu portes des vêtements très amples qui ne soulignent pas les formes. Tu portes aussi une arme et tu es un peu “costaud”, quoi, tu parles avec une voix grave – je ne parlais pas comme ça [elle parle avec sa voix normale] mais comme ça [elle parle avec une voix masculine]. »
Trop heureuse d’être admise au club des combattants, cette jeune femme, comme nombre de ses collègues, se conforme au modèle sexué hégémonique : elle le reconnaît sans le contester. Son féminisme se réduit à l’exigence d’une égalité d’accès des deux sexes à tous les postes militaires. Elle accepte sans discussion le présupposé en vertu duquel certains métiers militaires sont masculins par nature ; pour être jugée apte à leur exercice, elle se transforme en femme masculine. Le marché est simple : Mars admet le sexe, mais pas le genre féminin. Même dans son témoignage, pourtant enregistré après son service militaire alors qu’elle n’a plus à s’imposer cette « transformation », Shiri va jusqu’à utiliser le « tu » masculin pour parler d’elle-même.
En 1867, Pierre Larousse relevait un comportement identique chez les cantinières de l’armée française : « La cantinière […] appartient à un sexe intermédiaire, à quelque chose d’androgyne, beaucoup plus rapproché du sexe fort que du sexe faible […]. En général la cantinière professe le plus profond dédain pour toutes les personnes de son sexe ; pour elle, ce sont des femmelettes [4]. » Autrement dit, du point de vue des stéréotypes sexuels et du rôle de l’armée dans leur définition, la situation en Israël au début du XXIe siècle évoque fortement celle qui prévalait dans la France du XIXe siècle. Ainsi les combattantes de Tsahal vont-elles jusqu’à intérioriser la condescendance virile des hommes à l’égard des autres représentantes de leur sexe ; comme les combattants, elles méprisent les « femmelettes » pleurnichardes qui occupent des postes féminins (secrétaires, travailleuses sociales, etc.).
Orna Sasson-Lévy rapporte également une anecdote particulièrement frappante:des femmes-soldats en cours de formation pour devenir instructrices de fantassins, cursus très recherché et prestigieux, hurlent en chœur, en direction d’un soldat « mâle » qui traverse leur campement, le fameux « Nous voulons baiser ». Comme dans The Full Monty, le film de Peter Cattaneo, l’homme est devenu un objet sexuel : on a là une parfaite illustration de l’inversion des rôles sexués.
La position des soldats occupant des emplois faiblement qualifiés (les « cols bleus ») est autrement plus compliquée car ils cumulent des emplois faiblement qualifiés et un milieu social défavorisé. Ces soldats qui se considèrent comme les « laissés-pour-compte » de la société israélienne rejettent le modèle hégémonique du combattant : « Pourquoi risquer sa vie et subir un service militaire physiquement pénible pour une collectivité qui ne s’est jamais souciée de moi ? » Aussi sont-ils en quête d’un autre modèle de masculinité. Certains de ces « cols bleus » ancrent leur identité masculine dans leur attachement à leur famille et mettent en avant leur fidélité et leurs responsabilités vis-à-vis de parents vieux, malades, pauvres, récemment immigrés ou mal intégrés. En assumant le rôle de soutien de famille, ils se positionnent comme pères, humbles et responsables, face au modèle hégémonique des « combattants fils de familles ». Orna Sasson-Lévy relate un exemple révélateur, celui d’Asher : d’origine séfarade, issu d’une fratrie de neuf garçons et filles, Asher a fait son service comme coiffeur dans une base de l’armée de l’air – il correspond parfaitement au stéréotype négatif du jobnik, le soldat planqué à l’arrière, jouissant de conditions matérielles confortables et bénéficiant de permissions fréquentes. Il affirme que l’armée est une perte de temps et que, s’il a décidé de ne pas s’y soustraire, c’est seulement par respect pour ses parents qui auraient vécu cette désertion comme un affront. Asher insiste sur le fait qu’il n’a pas eu besoin de l’Etat et de l’armée pour devenir un homme. L’« école de la vie » s’en était déjà chargée : « On dit que l’armée fait de toi un homme, moi, je le suis depuis l’âge de 13 ans. Je n’ai besoin ni de mes parents ni de personne. » De plus, doté d’un métier, Asher est capable de gagner sa vie très rapidement, à la différence des combattants qui, comme nombre d’enfants des classes moyennes, entament des cursus longs à l’issue de leur service.
Il existe cependant au sein des « cols bleus » un modèle de masculinité alternatif que l’on pourrait qualifier de radical : c’est celui des « rebelles », qui affirment leur masculinité en contestant la hiérarchie et les règles militaires. Ils se revendiquent comme des « fouteurs de merde » et se moquent des combattants, ces « bons garçons » dociles et obéissants qui « se font avoir » tandis qu’eux, les non-conformistes, profitent de la vie.
Les conscrits appartenant à la catégorie des « cols blancs » (emplois qualifiés) sont, eux, en mesure de mobiliser toutes leurs ressources symboliques pour pallier l’impact négatif de leur faible prestige militaire sur leur identité masculine et sur leur image sociale. La plus importante de ces ressources est leur origine sociale. Souvent issus de classes moyennes ashkénazes, ils ont bénéficié d’une bonne éducation qui leur donne accès à des postes de responsabilité exigeant une panoplie de compétences techniques et managériales. Leurs discours d’auto-valorisation sont significatifs : ils insistent sur le fait qu’ils servent dans des unités socialement homogènes, composées de gens « comme eux », suggérant ainsi leur appartenance à l’élite sociale. En deuxième lieu, ils mettent en avant la similitude existant entre les compétences qu’ils exercent pendant leur service militaire et celles qu’exigent des emplois prestigieux dans le privé et le public (certains de ces soldats ont fondé des sociétés high-tech très performantes dont le succès rejaillit sur leurs unités). L’affirmation de leur masculinité se heurte toutefois au fait que ces postes sont également occupés par des femmes. Certains l’acceptent, pendant que d’autres affirment leur supériorité d’homme en dénonçant la supposée incapacité inhérente des femmes à raisonner ou fonctionner sous pression.
A l’image des autres sociétés occidentales, la société israélienne connaît une hétérogénéité croissante et les vagues d’immigration récentes n’ont fait que renforcer cette tendance. Religion, religiosité, origine ethnique, origine géographique et niveau de revenus sont autant de facteurs de désagrégation qui conduisent un grand nombre d’Isra-éliens à rechercher des repères identitaires communautaires. Aux côtés de la famille, dont la fonction d’unité sociale de référence est profondément ancrée dans la culture israélienne, l’armée joue un rôle majeur dans la formation des repères identitaires. Même si l’universalité du respect de l’obligation militaire relève aujourd’hui plus du mythe que de la réalité [5], Israël, contrairement à la plupart des démocraties contemporaines où l’armée est considérée avec méfiance, conserve une intimité étroite avec son armée qu’on appelle par son « petit nom » Tsahal, qui est devenu un prénom masculin. Cela reste l’une des caractéristiques majeures de la société israélienne.
On l’a vu à travers les exemples cités par Orna Sasson-Levy, le service militaire structure et impose dans la société les différents stéréotypes de la masculinité, le modèle de référence et d’excellence étant défini par l’élite des combattants. Mais, au-delà des référentiels masculins, c’est toute la gamme et la hiérarchie des identités sociales qui est ainsi légitimée.
Contrairement à une mythologie répandue, l’armée ne joue pas le rôle de creuset social dès lors qu’elle contribue autant à figer la hiérarchie sociale existante qu’à la remettre en cause. Qu’ils soient pilotes, membres des unités d’élite ou des forces spéciales, les jeunes combattants sont majoritairement issus de la bourgeoisie et des classes moyennes de Ra’ananna ou Haïfa, des kibboutzim et des colonies d’implantation. Moins sélectives, les unités combattantes de masse (infanterie, chars, artillerie, génie) proposent un rapport effort/prestige plus raisonnable ; elles sont les seules à assurer un brassage social. Mais les bénéfices symboliques retirés d’un service militaire effectué dans ces unités ne sont pas suffisants pour compenser d’importants handicaps sociaux. Autrement dit, le service dans les unités combattantes peut s’assimiler à un ascenseur social qui ne prend pas de passagers au rez-de-chaussée.
Dans les trois autres catégories de conscrits, la règle est simple : plus le prestige est élevé, plus les enfants de la classe moyenne ashkénaze sont nombreux. Cette relation fonctionne dans les deux sens : les conscrits issus de milieux défavorisés ont plus de chances d’être affectés à des emplois de « cols bleus ». Ainsi trouve-t-on une majorité écrasante de jeunes femmes « de bonne famille » ashkénazes dans les postes prestigieux qui leur confèrent un statut symbolique proche de celui des combattants, tandis que les enfants de l’immigration des pays de l’ex-URSS et les Juifs séfarades sont largement majoritaires parmi les « cols bleus ».
Toutefois, depuis une vingtaine d’années, malgré les tensions sécuritaires toujours fortes, d’autres stratégies de mobilité sociale sont ouvertes aux Israéliens et l’importance de la « variable militaire » dans cette équation est en baisse. C’est ainsi que le monde des affaires, des médias ou les professions libérales offrent des perspectives d’ascension sociale plus sûres et ouvrent de nouveaux parcours.
En définitive, la véritable discrimination provoquée par le service militaire ne pèse pas sur les femmes, mais sur les hommes qui en sont exemptés ou écartés – les ultra-orthodoxes et surtout les Arabes. Cette exclusion renforce le sentiment d’appartenance au sein du groupe hégémonique. L’armée est ainsi un marqueur puissant de l’appartenance à « l’israélité » légitime. De ce point de vue, à partir du moment où elles appartiennent à la majorité qui accomplit son service militaire, les femmes ne souffrent pas vraiment de leur infériorité institutionnalisée au sein de Tsahal.
Les sciences sociales montrent donc que l’armée est de moins en moins efficace en tant que « melting pot » ; on peut même dire que, du fait de sa fermeture hermétique aux citoyens arabes d’Israël, elle est l’un des vecteurs essentiels de la pérennisation d’un Etat bi-sociétal. Les ennemis de 1948 sont officiellement des citoyens de l’Etat ; mais leur statut de citoyen non-appelé sous les drapeaux est révélateur du lien intime qui existe entre service militaire et appartenance à la nation. En Israël, la nation n’englobe pas tous les citoyens.
Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007
par , le 2 avril 2007
Gil Mihaely, « Tsahal, l’école des « vrais hommes » ?. Citoyenneté et virilité dans l’armée israélienne », La Vie des idées , 2 avril 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Tsahal-l-ecole-des-vrais-hommes
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[1] Terme entré en usage vers 1930 pour désigner les Juifs nés en Palestine et plus tard en Israël.
[2] Le nom de la communauté nationale juive en Palestine sous mandat britannique (avant la proclamation de l’état d’Israël le 14 mai 1948).
[3] Acronyme hébreu du rabbin Shlomo Yitzhaqi (1040-1105), auteur des commentaires célèbres du Talmud.
[4] Pierre Larousse, « Cantinier », Grand Dictionnaire du XIXe siècle, 1869, tome 4, p. 290.
[5] En 2003, seulement 74% des hommes et 58% des femmes nés en 1985 ont été recrutés et environ 20% des conscrits ne finissent pas leurs trois ans.