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crédit : N. Vezinat

Essai Société

La santé est-elle l’affaire des municipalités ?


par Igor Martinache & Nadège Vezinat , le 15 février 2022


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Comment les municipalités peuvent-elles se saisir des préoccupations sanitaires ? Quels sont leurs moyens d’actions pour agir sur les questions de santé ? Comment ces structures d’exercice coordonné peuvent-elles constituer l’instrument principal d’une politique de santé locale ?

Cet essai est un extrait du livre La santé sociale qui paraît le 16 février dans la collection Vie des idées/Puf.

Dans toute commune, le maire est tenu, afin de protéger la santé publique, de déterminer, après avis du conseil municipal […], les précautions à prendre […] pour prévenir ou faire cesser les maladies transmissibles […], spécialement les mesures de désinfection ou même de destruction des objets à l’usage des malades ou qui ont été souillés par eux, et généralement des objets quelconques pouvant servir de véhicule à la contagion.

Ainsi commence la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique. En pleine vague hygiéniste [1], cette loi accorde alors aux municipalités une compétence en matière de santé, rendant même le maire responsable des « conditions sanitaires de la commune » devant un conseil départemental d’hygiène. Aujourd’hui, comme l’a illustré le poids pris par l’État dans le traitement de la pandémie de Covid-19, la mobilisation de l’échelon municipal en termes de santé ne semble plus aller de soi. La clause générale de compétence, qui permet depuis 1884 aux municipalités d’intervenir sur toute question présentant à leurs yeux un intérêt public local dès lors que cela n’empiète pas sur les attributions d’un autre échelon d’action publique, a pourtant été confirmée pour les communes par la loi du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe) tandis que cette dernière la supprimait pour les départements et les régions.

Force est de constater que le lien entre santé et localité s’est progressivement distendu au cours du dernier siècle [2] quand il s’est au contraire renforcé sur d’autres sujets, comme en témoigne l’essor des polices municipales. Pourtant, face à la crise sanitaire, les mairies ne sont pas restées passives et ont déployé des actions tous azimuts pour distribuer des masques, organiser la circulation des personnes par voie d’arrêtés ou encore permettre la vaccination sur leur territoire. La question de la pertinence de l’échelon municipal dans la construction et la mise en œuvre des politiques de santé se repose donc aujourd’hui avec acuité. Se « repose » car plusieurs réformes institutionnelles et sociales ont fait, dans les années 1880-1900, de l’aide aux plus vulnérables une ambition municipale forte. De grandes lois d’assistance ont été promulguées en 1893 (pour l’aide médicale), en 1905 (pour les vieillards et infirmes) ou encore en 1913 (pour les femmes en couche) mais, durant les Trente Glorieuses, la substitution de l’« aide sociale » à l’assistance (loi de 1953) a retiré aux municipalités l’essentiel de leur rôle en la matière et la « sanitarisation du social » a alors conduit à différencier de plus en plus interventions médicales et sociales [3].

Prenant appui sur plusieurs terrains d’enquêtes ayant trait aux enjeux locaux de santé, et plus particulièrement à des centres et maisons de santé, ce chapitre propose d’ouvrir quelques pistes de réflexion en soulignant les spécificités des actions sanitaires municipales, mais aussi leur dimension éminemment politique, au sens où elles impliquent des choix et des conceptions différentes de l’intérêt sanitaire local. Une attention particulière sera portée aux centres de santé municipaux, qui constituent un instrument privilégié et en constante évolution, mais trop souvent négligé, de ces politiques de santé.

La santé dans la commune : le rôle singulier des municipalités

Le système de santé français s’organise autour de deux principes a priori contradictoires : l’un libéral, qui repose sur la libre installation des praticiennes et la possibilité pour le secteur privé, à but lucratif ou non, d’ouvrir des cliniques ; l’autre étatique, visant à favoriser l’accès aux soins à travers le déploiement des centres hospitaliers sur le territoire et une solvabilisation importante de la demande à travers la Caisse nationale d’assurance maladie dont le financement et le pilotage font l’objet d’une étatisation croissante au détriment des partenaires sociaux [4]. Si les élus locaux siègent aux conseils d’administration des établissements publics de santé installés sur leur territoire, les collectivités territoriales apparaissent relativement marginalisées dans cette architecture, comme si la santé était avant tout une affaire d’État… et de marché ! Cette place mérite cependant d’être mise en question, à l’heure où les contradictions de cette organisation apparaissent de plus en plus patentes, avec la montée des problèmes publics des « déserts médicaux » [5] et d’un hôpital à bout de souffle [6]. Et de fait, si la santé ne fait pas – ou plus ‒ partie de leurs compétences propres, les collectivités territoriales, et notamment les municipalités, déploient de fait des actions en la matière.

Des moyens d’action diversifiés

Les municipalités disposent de deux grands types de ressources : réglementaires d’une part, à travers l’adoption d’arrêtés valables sur leur territoire pouvant influer sur la santé des populations ; et budgétaires de l’autre, qui leur permettent de recruter des personnels, investir dans des installations et équipements, et financer leur fonctionnement. Face à la pénurie de soignants, nombreuses sont les communes qui développent des dispositifs visant à faciliter leur installation, et ainsi les attirer, en mettant des locaux à leur disposition gratuitement ou via des loyers bonifiés, en leur versant des aides financières, voire en leur offrant des avantages en nature induisant des effets de concurrence entre les territoires. Elles peuvent également favoriser le regroupement des soignants, de plus en plus réticents à l’exercice en solitaire. Elles ont enfin un rôle croissant dans la coordination entre les soins de ville, l’hôpital local et les autres structures du secteur médico-social, comme les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Elles peuvent ainsi être à l’origine de la constitution de Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) [7] autour d’un projet partagé afin de décloisonner les structures et mieux accompagner les patients.

Cependant, la santé ne se limite pas aux soins, et les municipalités peuvent également jouer un rôle en matière de prévention, d’éducation pour la santé et de santé publique. Celles-ci peuvent prendre des formes variées : interventions de professionnels de santé dans des structures dépendant de la municipalité (centre communal d’action sociale, écoles primaires, etc.) ; campagnes d’information, de dépistage de maladies infectieuses ou chroniques auprès de publics plus ou moins ciblés. Chacune de ces catégories peut recouvrir des actions diverses, par exemple l’association de diététiciens en charge de la confection des menus des cantines scolaires ou l’animation de réunions de prévention contre les risques de chute auprès de personnes âgées. Lancé au début des années 2000 dans le cadre de la politique de la ville, le dispositif des « ateliers santé-ville » permet le déploiement de moyens humains et budgétaires spécifiques visant tout à la fois à améliorer la connaissance de la santé des habitants à travers la réalisation d’un diagnostic partagé de santé, la participation active de ces derniers dans le pilotage des dispositifs sanitaires, la coordination et la formation des acteurs locaux des secteurs sanitaire et médico-social, l’accès aux droits sociaux, à la prévention et aux soins des populations précarisées, dans une logique d’empowerment non dépourvue de tensions [8].

Certaines municipalités se révèlent également pionnières dans la prise en charge d’enjeux sanitaires émergents, tels que l’expérimentation de la prescription médicale d’activité physique [9] ou la mise en œuvre de démarches relevant de la santé environnementale, consistant à étudier, surveiller et agir sur les déterminants de la santé présents dans le cadre de vie (pollutions de toutes sortes, aménagement de l’espace public, etc.) [10]. Enfin, un nombre croissant de municipalités ne se contentent pas de relier les acteurs locaux, mais se mettent elles-mêmes en réseau pour échanger leurs expériences et « bonnes pratiques » et déployer des études communes. C’est le cas par exemple du réseau français des « villes santé » impulsé en janvier 1990 par la mairie de Rennes et qui réunit aujourd’hui quatre-vingt-dix municipalités sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

En résumé, non seulement les municipalités peuvent agir en matière de santé, mais la plupart le font, et sont de fait souvent les mieux placées pour le faire, car, en vertu du principe de subsidiarité, elles constituent l’échelon le plus fin pour prendre en compte les spécificités locales et adapter au mieux les réponses à apporter aux besoins identifiés. Les différentes communes du territoire national sont en effet confrontées à des degrés et sous des formes variables à des « problèmes » d’addiction, à l’excès de poids et aux pathologies associées (diabète de type 2, etc.), à la recrudescence de certaines infections sexuellement transmissibles, à la prévalence de certaines maladies d’origine professionnelle (silicose dans les anciens bassins miniers, etc.), mais aussi aux ressources (très) différenciées, tant matérielles que culturelles, de leurs populations pour y faire face.

Des enjeux très politiques

Si l’on peut parler de politiques municipales de santé, c’est que les multiples actions que l’on a esquissées impliquent évidemment des choix, compte tenu du caractère limité des ressources et de leur nécessaire hiérarchisation. Elles mettent alors en jeu des rapports de pouvoirs entre les acteurs concernés et des conflits liés aux intérêts et représentations dont chacun est porteur. Ces actions se déploient également dans un cadre contraint fixé au niveau de l’État central sur lequel les exécutifs locaux ne peuvent agir directement, sinon symboliquement en entreprenant des campagnes s’opposant à des fermetures de lits dans l’hôpital local ou d’une maternité de niveau 1 par exemple. Ils n’ont pas prise en revanche sur les principaux déterminants de la démographie médicale – liberté d’installation ou limitation des places de formation des soignants notamment – et se retrouvent de fait en concurrence avec les autres territoires pour les attirer. En la matière, il leur faut choisir entre différents dispositifs et déterminer jusqu’où ils sont prêts à aller pour qu’un médecin choisisse d’exercer dans leur commune. De même, le degré d’adhésion au libéralisme marchand des élus locaux joue dans la forme des regroupements qu’ils tentent d’impulser : maisons de santé pluriprofessionnelles avec des soignants libéraux [11] ou centres de santé dont les personnels sont salariés de la ville notamment.

Il ne faudrait pas pour autant envisager l’État central seulement comme une contrainte, car il peut aussi jouer le rôle de facilitateur, voire d’initiateur, des politiques de santé municipales, par exemple à travers l’instrument des contrats locaux de santé, signés entre la collectivité et l’Agence régionale de santé (ARS), notamment dans les territoires ruraux isolés et les zones urbaines en difficulté. À travers ces outils souples, qui participent d’une reconfiguration néolibérale de l’action publique, se jouent des transferts de compétences de ces agences étatiques spécialisées vers les territoires en même temps que cela oblige ces derniers à établir un diagnostic local de santé. Celui-ci détermine des objectifs et une stratégie qui se traduit dans un programme pluriannuel d’actions : le suivi des résultats de ces actions est accompagné par les spécialistes de l’ARS. Tout cela contribue à la professionnalisation des élus et administrations locales dans ce domaine et à faire monter progressivement la santé dans leur agenda politique local.

Enfin, autre dimension du politique : si la coordination des acteurs de santé locaux apparaît comme un objectif partagé, le décloisonnement qu’elle entraîne accroît également les risques de conflits, concernant la répartition des patients, les « bonnes pratiques » et les divergences liées aux cultures professionnelles ou à d’autres types d’incompatibilités interpersonnelles, sans parler des inévitables luttes de pouvoir dont témoignent fréquemment nos enquêtés. Tout en vantant les comités d’usagers prévus par les textes, beaucoup admettent ne pas les avoir « encore » mis en œuvre dans les établissements de leur localité, sans doute conscients du travail de coordination et des potentialités de dissensus supplémentaires que cela entraînerait.

La santé municipale implique donc des arbitrages récurrents entre les actions à mener compte tenu des ressources humaines, matérielles et temporelles limitées, qui traduisent en actes des appréciations différentes des priorités et qui sont sous-tendues par certaines valeurs politiques. Cela induit des rapports de force entre les acteurs de santé locaux, qui sont cependant inégalement dotés en ressources socio-politiques nécessaires pour s’y imposer. Autrement dit, la politique est partout, y compris dans les procédures organisationnelles, l’intégration de la santé dans les autres services municipaux et dans les microdécisions prises sur le terrain. Le recrutement des agents d’accueil nous a ainsi souvent été présenté comme un enjeu crucial par les responsables de centres de santé municipaux, déplorant fréquemment qu’il soit effectué par la direction des ressources humaines de la mairie, peu au fait des spécificités du poste, telles que la capacité à apprécier le degré d’urgence d’une situation ou l’importance aiguë du tact dans l’interaction avec les patients.

Ces nombreuses décisions dessinent de fait une véritable ligne politique qui ne se déduit pas mécaniquement de l’étiquette partisane de la municipalité, mais qui exprime en creux des valeurs et une certaine conception de la santé publique. S’agit-il de laisser la part belle au libre jeu du marché en proposant des dispositifs résiduels aux plus précaires, ou au contraire d’investir massivement pour permettre des soins de qualité pour tous dans une logique de mixité des publics ? Les configurations concrètes se distribuent évidemment entre ces deux pôles, mais dans toute la panoplie d’instruments qui s’offrent aux exécutifs municipaux, l’un d’entre eux occupe une place particulière : le centre de santé (CDS).

Le centre de santé : un outil sous-estimé ?

Définis à l’article L6323-1 du Code de la santé publique, les centres de santé (CDS) sont « des structures sanitaires de proximité, dispensant des soins de premier recours et, le cas échéant, de second recours et pratiquant à la fois des activités de prévention, de diagnostic et de soins, au sein du centre, sans hébergement, ou au domicile du patient. Ils assurent, le cas échéant, une prise en charge pluriprofessionnelle, associant des professionnels médicaux et des auxiliaires médicaux ». Le texte précise également que « tout centre de santé, y compris chacune de ses antennes, réalise, à titre principal, des prestations remboursables par l’assurance maladie » et que « les centres de santé sont ouverts à toutes les personnes sollicitant une prise en charge médicale ou paramédicale relevant de la compétence des professionnels y exerçant ».

L’accessibilité en est une dimension fondatrice : d’une part, financièrement, par les tarifs proposés (conventionnés) et l’absence d’avance de frais par le recours au tiers payant, d’autre part, par le principe de non-sélection des patients conjugué à un projet de santé doté d’une capacité à articuler les dimensions sanitaires et sociales pour les patients reçus. Cette double caractéristique induit un véritable travail social dont témoigne un directeur de CDS municipal : « Il faut en permanence gérer les impayés, les rejets, mettre à jour les tables des mutuelles, etc. C’est un boulot considérable, qui a d’ailleurs été l’un des objets du refus des médecins libéraux à adopter le tiers payant. » L’ouverture à tout public qui empêche, ou au moins limite, les refus de soins, fait partie des missions obligatoires originelles des CDS, mais d’autres, comme les actions de santé publique ou sociales, sont ‒ malgré leur caractère structurant ‒ devenues facultatives par l’ordonnance du 12 janvier 2018.

Une diversité de statuts gestionnaires

L’appellation « centres de santé » recouvre à la fois une variété d’activités et de statuts : les plus nombreux sont dentaires (857 en 2020), suivis par les centres médicaux (691), puis les centres infirmiers (492). Si les formes associatives et municipales sont les plus fréquentes pour les centres de santé à dominante médicale, l’hétérogénéité des statuts sous-tend des histoires, des valeurs et des pratiques très différentes. [12]

Nombre de centres de santé à activité médicale selon le type de gestionnaire

Source : Source : Données CDS de 2019, ATIH, fournies par l’IJFR, traitées par les auteurs

Les CDS associatifs sont les plus nombreux à la fois pour des raisons historiques et parce que ce statut leur permet de salarier leur personnel soignant sans pour autant assurer une permanence des soins ni obligatoirement mener d’actions de prévention (dépistages, etc.). Celles-ci sont en revanche au cœur de l’action des 132 CDS polyvalents gérés par les Caisses primaires d’assurance maladie. Restent les CDS municipaux, héritiers des dispensaires mis en place par certaines mairies, qui constituent une opportunité pour ces communes, souvent communistes (et historiquement de la « ceinture rouge » entourant Paris), de développer une politique de santé ambitieuse.

Les centres de santé municipaux, vaisseau amiral d’une politique de santé locale

Malgré le consensus général quant à l’importance de préserver la santé et offrir des soins de qualité, les nécessaires arbitrages financiers et pratiques à opérer entre les actions à mener (soin et prévention, etc.) révèlent les valeurs politiques des élus qui les pilotent. Les CDS enquêtés, situés en petite et grande couronne parisienne, ont ainsi joué par exemple un rôle pionnier dans l’accès à l’IVG médicamenteuse. Plus globalement, les CDS municipaux constituent la plupart du temps le foyer d’où partent les actions entreprises par la mairie, leur conférant de fait le statut de « vaisseau amiral » de la politique municipale de santé.

Les divers professionnels œuvrant dans les CDS municipaux peuvent ainsi être mobilisés pour des actions de prévention et d’éducation dans une démarche d’« aller vers » les publics, tandis que la prise en compte de la santé globale y induit fréquemment la reconfiguration, voire la création, de nouveaux métiers à l’interface entre santé et social. Certaines municipalités, historiquement marquées à gauche, ont ainsi saisi l’opportunité que représentent les CDS municipaux pour développer la santé publique dans une perspective populationnelle en recrutant des chargés de projet de santé publique ou en confiant au directeur médical du centre de santé la direction de la santé à la mairie. Ce degré d’intégration plus ou moins fort de la politique municipale dépend des choix du maire, de sa conception du rôle du marché libre dans la santé, ainsi que de la place de cette question dans l’agenda politique local. Le fonctionnement d’un ou plusieurs CDS représente lui-même un coût non négligeable pour le budget municipal, qui peut de fait se substituer à d’autres actions sanitaires, telle la mise en place d’une permanence d’accès aux soins de santé (Pass) quand bien même la majorité municipale en porterait le souhait.

L’étude du fonctionnement quotidien des CDS fait apparaître des tensions et contradictions cristallisées qui traversent plus généralement l’organisation de la santé : sur les publics visés mais aussi sur l’usage du temps de travail des personnels. L’objectif est-il d’accueillir tout le monde inconditionnellement ou les habitants de la ville seulement, avec un ciblage des populations plus ou moins fin ? Les habitants les plus vulnérables ? Et si oui, suivant quelle définition de cette vulnérabilité : d’abord économique ou sanitaire ? Faut-il tenir à tout prix les horaires de rendez-vous ou accepter de prendre du retard pour écouter les patients qui en manifestent le besoin ? Recevoir vingt ou cinquante patients par jour ? La question, cruciale, des temps de coordination, parfois perçus par les intéressés comme de la « réunionite », rejoint celle du degré de spécialisation des médecins et de la capacité des équipes à prendre en charge des situations très hétérogènes. Les professionnels de santé nous disent fréquemment en entretien leur besoin de varier les profils sociaux comme les pathologies pour maintenir la qualité des soins, mais aussi l’intérêt de leur pratique professionnelle.

Le CDS constitue enfin une organisation à taille humaine où se déploie une division du travail intermédiaire entre le libéral isolé (et donc ultra-polyvalent, assurant parfois le secrétariat et le ménage dans son cabinet) et l’hôpital (où la grande segmentation engendre une certaine anomie où personnels comme patients sont réduits à leur fonction ou leur pathologie). En visant une prise en charge globale des personnes, ces structures permettent un exercice à la fois collectif et personnalisé des soins, dont se réjouissent souvent les intéressés. Les tensions entre professionnels de santé n’en sont pas pour autant totalement résorbées comme par magie et se révèlent par exemple dans les motivations qui les ont amenés à opter pour ce type d’exercice collectif et salarié : militantisme pour les uns, horaires limités et congés payés pour les autres. Du côté des patients, l’existence de CDS ne suffit pas toujours à créer l’accessibilité : le lieu en tant que tel, par sa localisation dans la ville et par son architecture, peut créer une barrière symbolique comme en témoigne la modification constatée du profil des usagers en cas de déménagement du centre dans l’une des villes étudiées.

Véritable épicentre de la politique de santé municipale d’où peuvent émaner quantité d’actions vers la population, les CDS municipaux constituent une forme organisationnelle intéressante en ce qu’ils permettent de sortir de l’opposition convenue entre santé de la patientèle et santé populationnelle, en abordant la population de la localité ou d’un bassin de vie en son sein comme une patientèle que l’on va chercher à connaître finement pour lui proposer une prise en charge adaptée.

En insistant sur la dimension sociale de la santé, les CDS représentent une possibilité pour les municipalités, seules ou regroupées, d’investir politiquement la santé publique devenue facultative pour elles, et cela de différentes manières révélant des visions distinctes de cet enjeu. La santé publique à l’échelle locale constitue un écosystème social fragile et il semble illusoire de chercher un modèle unique en la matière comme pour l’organisation des CDS. Cela ne doit pas empêcher la reconnaissance du potentiel politique de cet outil, à mi-chemin et en articulation directe avec l’État (les hôpitaux) et le marché (la médecine libérale), qui rappelle, s’il en était besoin, la nécessité de nuancer cette opposition fréquente dans le sens commun.

par Igor Martinache & Nadège Vezinat, le 15 février 2022

Pour citer cet article :

Igor Martinache & Nadège Vezinat, « La santé est-elle l’affaire des municipalités ? », La Vie des idées , 15 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-sante-est-elle-l-affaire-des-municipalites-5347

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Lion Murard, Patrick Zylberman, L’hygiène dans la République. La santé publique ou l’utopie contrariée, 1870-1918, Paris, Fayard, 1986.

[2Sabine Barles, « Les villes transformées par la santé, XVIIIe-XXe siècles », Les Tribunes de la santé, n°33, 2011, p. 31-37.

[3Axelle Brodiez-Dolino, Combattre la pauvreté. Vulnérabilités sociales et sanitaires de 1880 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 111.

[4Philippe Batifoulier, Nicolas Da Silva, Mehrdad Vahabi, « La Sociale contre l’État-providence. Prédation et protection sociale », document de travail n° 2020–01, Centre d’économie de l’université Paris-Nord, janvier 2020.

[5Patrick Hassenteufel, François-Xavier Schweyer, Thomas Gerlinger, et al., « Les ‘déserts médicaux’ comme leviers de la réorganisation des soins primaires, une comparaison entre la France et l’Allemagne », Revue française des affaires sociales, 2020, n°1, p.33-56.

[6Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019.

[7Marie Ferru, Jade Omer, « Les communautés professionnelles territoriales de santé : une relecture du dispositif en termes de proximités », Innovations, 2021, n° 65, p. 21-48.

[8Marina Honta, « Les épreuves du mandat de coordonnateur des Ateliers santé ville. Mutations de l’action publique et stratégies de résistance », Sciences sociales et santé, 2017, n° 35, p. 71-96.

[9William Gasparini, Sandrine Knobé, « Sport sur ordonnance : l’expérience strasbourgeoise sous l’œil des sociologues », Informations sociales, 2015, n° 187, p. 47-53.

[10Joëlle Le Moal, Daniel Eilstein, Georges Salines, « La santé environnementale est-elle l’avenir de la santé publique ? », Santé publique, 2010, vol. 22, n° 3, p. 281-289.

[11Nadège Vezinat, Vers une médecine collaborative. Politique des maisons de santé pluri-professionnelles en France, Paris, PUF, 2019.

[12Marie-Pierre Colin, Dominique Acker, « Les centres de santé : une histoire, un avenir », Santé publique, 2009, vol. 21, hors-série n° 1, p. 57-65.

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