Ce n’est pas d’un braquage qu’il s’agit dans ce livre sur « la casse du siècle » mais d’un grand gâchis : P. A. Juven, F. Pierru et F. Vincent utilisent un jeu de mot pour caractériser la situation de l’hôpital public français. Ils analysent les réformes de l’hôpital pour comprendre comment il pâtit aujourd’hui de deux crises bien différentes mais qui se recouvrent en partie. La première, organisationnelle et gestionnaire, prône le fameux « virage ambulatoire » et conduit à l’option « moins d’hôpital ». La seconde, budgétaire, dénoncée par les soignants, se penche sur les difficultés des professionnels de santé (débordements chroniques, accès aux soins qui n’est plus garanti pour les patients) et conduit à la revendication « plus de moyens ». L’objectif du livre est de « plaider simultanément pour une augmentation des moyens accordés à l’hôpital public et pour la nécessité de le délester de certaines tâches, à condition que le report vers la ville soit correctement financé et organisé, ce qui est aujourd’hui loin d’être le cas » (p. 15). Les enquêtes qualitatives menées par chacun des trois auteurs entremêlent l’analyse des deux crises évoquées, qui amènent l’hôpital à se centrer davantage sur des soins techniques et à perdre peu à peu sa dimension d’accueil historiquement universaliste.
Histoire de l’hospitalo-centrisme
L’ouvrage commence par une mise en perspective historique qui montre comment l’hôpital – « arraché à la tutelle de l’église » (p. 22) lors de la Révolution française – développe peu à peu la médecine clinique et fonctionne de manière cloisonnée avec la médecine de ville. Après la seconde guerre mondiale, pour faire « de l’hôpital un service public ouvert à l’ensemble de la population » (p. 25), une loi de 1958 lui reconnaît des responsabilités en termes de soins techniques, de recherche mais aussi d’accueil. Cette loi importante se caractérise par un partage des missions entre médecines privée – de ville – et hospitalière, par la création des centres hospitaliers universitaires (CHU), l’instauration du temps plein hospitalier, la reconfiguration des études médicales. Cette loi produit plusieurs effets : « hospitalo-centrisme, déclin de la médecine générale au profit d’une hyperspécialisation, assorti d’un sentiment de mépris éprouvé par les médecins libéraux, cloisonnement entre la ville et l’hôpital » (p. 26).
Avec la loi de 1970 créant un service public hospitalier, mais dessinant également une carte sanitaire, l’avènement d’un État hospitalier amorce une logique gestionnaire et technocratique. Les intérêts des différents acteurs divergent alors : pour les syndicats des médecins, « moins de médecins signifie moins de concurrents et donc plus de revenus » (p. 27) ; pour les hauts fonctionnaires, « cela veut dire moins de prescripteurs et moins de dépenses » (p. 27-28) ; pour les hospitalo-universitaires, « moins d’étudiants en médecine signifie moins d’internes pour faire tourner les services » (p. 28). Les années 1980 marque l’arrêt de la dynamique inflationniste des dépenses hospitalières : l’hôpital est alors soumis à un contrôle budgétaire croissant et son mode de gestion se rapproche de celles des cliniques. Est ainsi importée à l’hôpital public la tarification à l’activité qui vise un temps une convergence tarifaire entre les structures publiques et privées. Des différences demeurent cependant puisque les contraintes du service public ne sont, elles, pas partagées.
Le discours gestionnaire à l’hôpital
Les réformes gestionnaires de l’hôpital n’augmentent pourtant pas le temps de soin. La spécialisation technique de l’hôpital s’est accompagnée de tentatives visant à standardiser et normaliser l’offre de soins. Les coûts de personnel constituant le premier poste de dépenses, cette rationalisation est d’abord celle des réductions du nombre d’agents et du travail décortiqué, mesuré, chronométré, « lean-managé » (c’est-à-dire où, dans la lignée du taylorisme et du toyotisme, tout gaspillage est éliminé)… L’activité des services y est calculée dans les années 2000 en « charge de soins », c’est-à-dire en nombre de postes nécessaires pour le « bon » fonctionnement du service. La concentration horizontale et verticale (moins de polyvalence et moins d’établissements) entraîne la fermeture de nombreux lits, voire d’établissements de proximité.
La bureaucratie croissante crée également de nouvelles contraintes qui dégradent les conditions de travail : par exemple, l’intensification ne tient pas compte des transmissions essentielles qui s’effectuent quand les soignants se rencontrent. En supprimant peu à peu ces moments d’échanges, elle se traduit en un épuisement des soignants et une mise sous tension des personnels. Devenus interchangeables, les soignants appartiennent à des « pool de remplacements » : ils deviennent flexibles et polyvalents. Pour mieux répartir les effectifs, les directions des hôpitaux multiplient les réorganisations du travail. Les journées de 12h se généralisent pour faire face à l’intensification du travail tout en permettant au personnel hospitalier de réduire, en contrepartie, le nombre de jours travaillés et de mettre à distance son travail : « la logique gestionnaire se nourrit des dysfonctionnements qu’elle engendre et parvient, du fait de la précarisation des soignants, à les faire adhérer à des dispositifs qui tirent profit de leur travail » (p. 75). La réduction du temps de travail n’est donc pas compensée par des créations de postes en raison des gains de productivité attendus des réorganisations. Ces derniers ne sont bien sûr pas propres à l’hôpital mais ils s’accordent d’autant moins aux enjeux de santé que ceux-ci ont pour objet l’humain, les singularités des situations, des vulnérabilités diverses, accompagnées parfois d’enjeux d’urgence vitale.
Productivité et faillibilité de l’hôpital
Dans les années 1980, l’hôpital public connaît une conversion à une logique marchande et aux indicateurs de performance. Il devient une entité financière susceptible de faire faillite en cas de mauvaise gestion. La crise traversée résulte ainsi pour les auteurs « d’un processus long de mise en faillibilité de l’hôpital, c’est-à-dire d’une fragilisation visant à le placer au bord du gouffre financier de façon à l’obliger à se restructurer par lui-même » (p. 84). Endiguer l’augmentation des dépenses conduit à évaluer le coût des journées d’hospitalisation et des actes effectués. Le calcul gestionnaire permet de mesurer, pour ensuite le contrôler, le coût de l’hôpital public. En face des dépenses, des recettes issues de la « production » de l’hôpital et de la tarification à l’activité (T2A) financent les hôpitaux mais créent également des inégalités entre les établissements comme entre les services. Certaines activités, coûteuses, pénalisent ainsi l’hôpital quand d’autres fabriquent des « malades rentables » (p. 89). La recherche de rentabilité dans un contexte d’autonomie des établissements a en effet conduit des directeurs d’hôpitaux à contracter des prêts toxiques, ou à recourir à des partenariats public-privé, afin de financer des investissements. Certains se trouvent aujourd’hui en situation de déficit en raison des taux d’intérêts relatifs à l’endettement consenti, comme au « recours à l’intérim comme solution de court terme » (p. 97) qui se pérennise.
Le cercle vicieux instauré à l’hôpital entraîne concomitamment faillite budgétaire, dégradation des conditions de travail, explosion de l’intérim, fermeture de services, etc. En analysant la crise financière de l’hôpital public comme le résultat de choix politiques, les auteurs de l’ouvrage dénoncent le rôle actif de l’État dans cette fragilisation. Ce n’est pas d’un retrait de l’État qu’il s’agit mais plutôt d’une stratégie visant à se mettre en situation d’intervention si besoin est : par une mise sous tutelle provisoire par exemple, situation qui concerne aussi les universités les moins solvables.
L’innovation comme paravent
Les élites réformatrices et leurs discours sont également l’occasion de contester le lien entre innovation et progrès médical. En distinguant le bénéfice du patient de la logique capitalistique, les auteurs analysent comment les « innovations » sont censées résoudre la « crise organisationnelle de l’hôpital ». L’accompagnement de projets consiste alors à penser « l’hôpital du futur » [1] en finançant ces projets entre industriels, start-up et monde de la santé grâce aux économies à venir qu’ils vont susciter.
En « refusant de faire du manque de moyens une explication valable de la crise de l’hôpital » (p.118), les innovations légitiment « un glissement progressif des responsabilités ». Le discours sur l’empowerment des patients les rend acteurs – et responsables – de leur santé [2]. Concernant l’affectation de l’argent, l’idée que l’innovation passe nécessairement par le privé conduit à rogner dans les services de soins, dans la formation et l’emploi de fonctionnaires. Quant au développement de la chirurgie ambulatoire, les auteurs notent qu’il « est d’ores et déjà possible de prévoir un déplacement du coût des nuitées vers les patients eux-mêmes et leurs ressources propres, ce qui équivaut à une privation du coût des prises en charge » (p. 126) en recourant aux « aidants » (les proches) dont ne disposent pas tous les malades. [3]
Le soin et ses effets dépolitisants
En analysant « les raisons de la colère hospitalière » (p. 137), ce livre étudie les atteintes faites à l’environnement de travail et qui touchent « la reconnaissance par la hiérarchie du travail effectué et de l’investissement personnel, le soutien des collègues (…), les perspectives d’avancement et de carrière, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée » (p. 139). Ces atteintes appellent à des mobilisations et actions collectives au sein de l’hôpital public. Mais elles sont sporadiques, selon les auteurs, car les contraintes de continuité du service public conduisent les grèves à rester symboliques.
Des formes hybrides de contestations se rencontrent malgré tout. Surtout depuis qu’en 2009, la loi HPST a consacré « les chefs d’établissements en ‘patrons’ de l’hôpital (…) et exclu l’élite clinicienne du processus de décision » (p.142) en obligeant les médecins hospitaliers à renouveler leur répertoire d’actions. Le tournant néo-libéral des années 2000 (plan Hôpital, T2A, RGPP…) leur fournit une occasion de faire front commun avec d’autres groupes professionnels et types de personnels. Si l’individualisation croissante des carrières et des stratégies rend difficile la mobilisation collective, et si les alliances catégorielles donnent des prises à la « politisation de la colère hospitalière » (p. 145), les auteurs considèrent pourtant qu’il existe tout un espace entre contestation et consensus, espace dont le renoncement progressif ou la « loyauté résignée » (p. 151) font partie.
Place de l’hôpital et État social
Puisque la crise est permanente, les auteurs s’interrogent pour finir sur la place de l’hôpital au sein de l’État social : comment « soigner toujours plus de patients, dont les pathologies s’alourdissent, avec des moyens financiers qui doivent à tout prix être réduits ? » (p. 158) Question déjà soulevée par d’autres auteurs, comme François-Xavier Schweyer, qui examinait déjà il y a 10 ans la rupture irréversible de l’hôpital avec le pacte social républicain originel [4]. Grâce à ce livre incisif, l’hôpital devient un enjeu politique sur la sanitarisation du social. Les auteurs déconstruisent de nombreux postulats : l’hôpital doit-il être source de profits ? La dette – dont devrait s’acquitter le personnel hospitalier lui-même et les réformes organisationnelles permettant d’améliorer à la fois l’efficience de l’hôpital et la qualité des soins – est-elle le moyen de naturaliser les difficultés rencontrées ?
Ce livre présente donc un triple intérêt. Il permet d’une part de mieux comprendre pourquoi le secteur de la santé perd en « qualité de vie au travail » [5] et comment les conditions de travail à l’hôpital peuvent aujourd’hui être analysées comme « un problème de santé publique » [6]. Il donne d’autre part à comprendre comment les réformes ont rendu l’hôpital de moins en moins efficace dans un contexte de vieillissement de la population et d’augmentation des poly-pathologies et maladies chroniques. Si l’inaction des acteurs politiques et la décision de ne pas réformer met la population en danger [7], les réformes peuvent aussi être analysées ici comme une « dérive politique » (policy drift) [8] qui menace le bien-fondé de l’hôpital.
Il conduit enfin à considérer que l’hôpital ne peut plus être abordé sans tenir compte de la médecine de ville. Si comme le dit D. Méda, « la question des urgences ne peut être résolue sans que soit traitée celle de la capacité de la médecine de ville », l’inverse est tout aussi vrai et la place donnée à la médecine de ville dans le marché de l’offre de soins en France est cruciale à analyser au regard des missions d’accueil de l’hôpital : le recours croissant aux services d’urgence et autres PASS (permanences d’accès aux soins de santé) doit être en effet pensé en lien avec les maisons médicales de garde et autres modes d’accès aux soins primaires. L’articulation entre la ville et l’hôpital fait d’ailleurs partie des enjeux de demain et conduit à sonder les points de basculement possibles : des fermetures de services hospitaliers peuvent-elles en être provoquées au motif que la médecine de ville pourra « décharger » les établissements hospitaliers par une prise en charge ambulatoire mieux structurée ? Les CPTS (communautés professionnelles territoriales de santé), maisons pluri-professionnelles de santé et centres de santé pourront-ils être pensés comme des organisations améliorant les relations entre la ville et l’hôpital en donnant aux hospitaliers une structure de référence à contacter pour mettre en place un suivi ambulatoire et préparer des transitions entre la ville et l’hôpital ? Force est de constater que les défis sont nombreux pour l’hôpital public et c’est sans doute dans cette mise en incapacité d’y répondre que se situe la « casse du siècle ».
Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle, Raisons d’agir 2019. 185 p., 8 €.