Peter Bearman étudie la façon dont la vie des adolescents américains est déterminée par des réseaux sexuels, des circuits de transmission des maladies et des règles informelles (telles que les vœux de virginité et les dates) qui codifient la sexualité juvénile. Entretien audio.
Peter Bearman est professeur de sciences sociales à l’université Columbia de New York, où il a dirigé l’Institute for Social and Economic Research and Policy de 1998 à 2008. Ses recherches embrassent une grande variété de sujets, depuis l’influence de l’éducation sur la préférence homosexuelle jusqu’aux conditions de travail des portiers new-yorkais, en passant par l’épidémie d’autisme aux États-Unis. Dans cet entretien, Peter Bearman commente son travail sur les adolescents américains, fondé sur la National Longitudinal Study of Adolescent Health, une immense base de données qu’il a conçue avec d’autres chercheurs. Il étudie la façon dont la vie des adolescents est déterminée par des réseaux sexuels, des circuits de transmission des maladies et des règles informelles (telles que les vœux de virginité et les dates) qui codifient la sexualité juvénile.
La Vie des idées : J’aimerais évoquer avec vous le « processus de formation sociale » (selon vos propres termes) qui affecte les adolescents au point de vue du genre et de la sexualisation. Comment les normes sociales pèsent-elles sur les individus par le biais des parents, des proches, des institutions ou des medias ?
Peter Bearman : C’est une question complexe. On pourrait évoquer de très nombreux aspects ; je me contenterai de dire que, en termes d’influence sociale ou de socialisation, la force principale provient des pairs. C’est à travers cette influence que des cultures adolescentes distinctes apparaissent et que l’on commence à voir émerger des schémas normatifs locaux pour toutes sortes de comportements – sexuels, scolaires, etc.
Le rôle des parents est intéressant. Les parents ont une très grande influence sur les adolescents et ils l’ont probablement de manière beaucoup plus subtile qu’ils ne le pensent. Par exemple, les parents qui mangent avec leurs enfants ont un énorme impact sur eux. Les parents qui ont des conversations directes avec leurs enfants, sur leur comportement sexuel par exemple, n’ont presque aucun impact sur eux. C’est principalement parce que la façon dont les parents peuvent structurer et former les orientations de leurs enfants consiste à proposer un ensemble de comportements sociaux : avoir des conversations, s’asseoir, parler de choses et d’autres, faire des activités ensemble, etc. L’interaction constitue le seul échange qui fonctionne. De manière paradoxale, les parents qui cherchent à influencer leurs enfants ont probablement moins d’influence que les parents qui passent simplement du temps avec eux.
Les parents, du moins aux États-Unis, ont tendance à penser que l’influence des amis est toujours négative. C’en est presque amusant. Tous les parents pensent que leur enfant est mis en danger par l’influence négative des autres. Mais, évidemment, si un adolescent difficile et un adolescent sage sont en interaction l’un avec l’autre, de telle façon que le premier puisse influencer le second, alors il est naturel que l’influence puisse fonctionner dans les deux sens et que l’adolescent sage puisse aussi influencer son camarade. Les parents ne pensent pas à cela. Pourtant, les interactions les plus importantes entre pairs sont des comportements positifs. L’influence exercée par les amis est manifestement plus positive que négative, mais cela ne revêt pas un caractère d’évidence pour les parents. Ces processus de formation sont donc cruciaux.
En ce qui concerne les médias, il y a énormément d’études qui prouvent leur impact sur les comportements. À l’évidence, il y a des impacts médiatiques. Des études très intéressantes montrent que, lorsque des campagnes anti-drogues très agressives sont lancées, la saturation médiatique a pour conséquence d’augmenter la consommation de drogues chez les jeunes. Il y a donc clairement un effet médiatique possible ; mais cet effet contraire, impliquant le fait que les médias déterminent les comportements à risques des adolescents et leurs attitudes sexuelles, est assez difficile à accepter.
Aux États-Unis, l’école est très importante pour les adolescents qui se sentent investis, même si elle ne peut pas faire grand-chose pour influencer cet attachement. La dynamique de l’emploi du temps, la perversité de l’orientation scolaire, tout crée des énergies ségrégatives, de telle sorte que les adolescents passent leur temps avec ceux qui leur ressemblent. L’école force les enfants à vivre avec ses structures. Les parents peuvent donc mesurer l’attachement scolaire de leurs enfants en fonction de leur attitude ; s’ils veulent aller à l’école, s’ils se voient comme partie intégrante de l’établissement, etc., alors ça va. Si ce n’est pas le cas, les parents peuvent exercer une influence énorme en déménageant avec leurs enfants. Bien sûr, la capacité de sortir d’un cadre pour en choisir un autre constitue l’un des avantages des classes aisées. Mais si les parents peuvent faire une chose pour leurs enfants, c’est d’essayer de comprendre comment changer de cadre si celui dans lequel ils se trouvent ne convient pas.
La Vie des idées : Vous avez étudié les réseaux sexuels qui existent au sein de la jeunesse dans une petite ville du Midwest que vous avez surnommée « Jefferson City ». Quels sont les modèles sexuels et culturels avec lesquels les adolescents se définissent ?
Peter Bearman : Cette étude a maintenant dix ans. La première vague de données pour Jefferson City provient de la National Longitudinal Study of Adolescent Health, lors d’une enquête menée en 1994. Aujourd’hui, ces jeunes ont environ vingt-cinq ans. Ces lycéens, alors âgés de quinze à dix-huit ans, entretenaient les relations les plus incroyablement normatives que l’on puisse imaginer. Si vous leur donniez des cartes, comme nous l’avons fait, en leur demandant de les classer pour indiquer leur relation idéale (« que souhaiteriez-vous idéalement qu’il vous arrive l’année prochaine ? »), cela donnait, dans l’ordre : fréquenter quelqu’un au sein du groupe, rencontrer les parents, se tenir par la main, s’échanger des cadeaux, s’embrasser, se témoigner de l’affection, dire « je t’aime » et obtenir en retour un « moi aussi », se caresser sous les vêtements, etc. C’est vraiment une progression ordonnée vers une relation sexuelle. C’est à la fois incroyable et uniforme. Cette uniformité n’est pas liée à telle école, elle se retrouve dans toute la culture adolescente. Bien sûr, il y a des enfants qui ont un modèle différent. Les garçons ont une légère préférence pour les rencontres physiques, au détriment des rencontres sociales. Les filles aiment des relations affectives et de la communication avant les rapports sexuels, mais ce sont vraiment là des différences marginales. La chose incroyable chez les adolescents américains, et que peu de personnes saisissent, c’est à quel point ils nourrissent des comportements normatifs.
Le deuxième point que je voudrais souligner, c’est à quel point les adolescents américains sont des enfants « sages ». 95 % d’entre eux sont en couple, font de leur mieux à l’école, aimeraient aller à l’université, veulent bien faire, prendre soin d’eux, ne pas être en surpoids, faire davantage d’exercice. Ils ont toutes sortes de visées et d’ambitions positives et normatives et, bien sûr, ils ont aussi des comportements à risques. C’est cela, être adolescent. Les orientations des adolescents à l’égard des relations sont donc étonnamment conservatrices.
Leur rapport au sexe est différent du nôtre, nous la génération des cinquantenaires. En premier lieu, la fellation constitue une catégorie ambiguë et transitoire, quelque part entre le sexe et la caresse. Et je pense que ce n’était pas vrai pour notre génération. Deuxièmement, la sodomie – chose à laquelle seules les filles du Sud avaient recours, comme une sorte de stratégie malsaine pour préserver techniquement leur virginité – est un comportement plus répandu qu’on ne pourrait le penser. Un quart des adolescents l’expérimentent ; il y a donc des différences et davantage d’intérêt pour l’exploration.
Mais la chose vraiment frappante est l’incroyable progression vers les relations à part entière. Les relations des adolescents sont bien sûr plus courtes que celles des adultes. Elles sont significativement plus courtes pour les garçons que pour les filles. Dans le cas des couples, si l’on dispose de dates pour le début et la fin de la relation, on s’aperçoit que la relation d’un garçon avec une fille est quatre mois plus courte que la relation d’une fille. Les garçons sont des êtres simples au sens où ils ne savent même pas qu’ils sont engagés dans une relation depuis des mois, alors que la fille le sait déjà. La moyenne est de onze mois, mettons entre un semestre et une année. Les amours adolescentes sont également sporadiques, dans le sens où elles impliquent un engagement d’entrée et de sortie, et elles n’ont pas le même nom que celui que nous leur donnions, si bien que cette brièveté et cette sporadicité, ainsi que l’absence de dénomination propre (comme s’engager dans la durée), mettent les adultes mal à l’aise. Les adolescents font un bon travail de familiarisation avec l’intimité. Ils ont très peu de modèles et, encore, cela renvoie à la relation avec leurs parents. La plupart des parents n’ont pas de stratégie pour construire l’intimité. L’intimité ne s’enseigne pas ; on n’enseigne pas aux adolescents ce que signifie l’intimité dans une relation sexuelle. Il y a donc une gêne autour du motif essentiel d’une relation. Notre culture est complètement muette sur cet aspect de la vie.
La Vie des idées : À propos de la conformité et du conformisme des adolescents américains, j’aimerais que nous parlions du date, ce rendez-vous amoureux à l’américaine. C’est une institution qui n’existe pas sous la même forme en Europe, ni dans ce pays « romantique » qu’est censée être la France. Comment expliquez-vous cette institution si vivace ?
Peter Bearman : Tous les intellectuels nieront avoir eu un date ! Un date est un moment organisé durant lequel un couple de sexe opposé fait quelque chose ensemble d’une manière très scénarisée et qui sort de l’ordinaire. Pour comprendre le date, il faut prendre en compte la culture puritaine dans laquelle les États-Unis baignent. En Europe, les garçons et les filles se côtoient dans les lycées, il n’y a pas la même ségrégation sexuelle à l’intérieur des groupes, dans les relations, dans le seul fait d’être ensemble. Ici, il n’y a pas cette variété organique d’occasions qui permettent aux garçons et aux filles de se rencontrer, d’aller ensemble à la plage, de faire du shopping ensemble, de faire des choses qu’ils font dans leur vie quotidienne. Le date est donc pour le couple ce moment abstrait, ambigu, niché au cœur de la vie quotidienne. C’est la facticité de l’activité qui rend le date réel. Le date consiste à réunir ce qui est étranger. Même la chose la plus triviale – aller au MacDonald’s, ce qu’on peut faire tout le temps par soi-même – devient sacrée par sa manière de réunir les deux sexes. C’est la raison pour laquelle vous n’avez pas de date et que nous en avons.
Dans les autres pays puritains, s’il pouvait y avoir des relations de couple auto-organisées, il y aurait aussi des choses comme les dates. Et il y a autre chose : les double dates, qui sont une manière de placer deux couples dans la vie quotidienne, comme dans un groupe – les double dates sont très bons pour cela. L’autre aspect de notre culture puritaine est que la relation a tendance à se privatiser rapidement. Lorsque le couple devient intime, il y a un effacement des amis et de la famille. Et, encore une fois, aux États-Unis, les parents privatisent l’intimité. La dynamique de l’intimité consiste donc dans le rejet du monde extérieur, ce qui peut mettre la relation de couple en danger. Les relations privées sont l’objet de luttes de contrôle à l’intérieur du couple, qui peuvent tendre à collectiviser la relation ou à l’implanter dans la vie quotidienne.
La Vie des idées : Le date se termine-t-il toujours par une relation sexuelle ?
Peter Bearman : Non. La plupart des adolescents ne veulent pas avoir de relations sexuelles, la plupart d’entre eux ne savent pas comment faire. Ils peuvent en avoir envie, mais ils ne savent pas comment faire pour en arriver là. La chose la plus intéressante, à propos des relations sexuelles aux États-Unis, c’est que le sexe a tendance à devenir une activité prédatrice. Les garçons sexuellement expérimentés s’attaquent aux filles inexpérimentées. Ce qui est merveilleux, c’est qu’à l’inverse les filles expérimentées s’attaquent aux garçons sans expérience. Et cette prédation est vraiment comparable au fait d’apprendre à fumer de l’herbe : il faut le faire avec quelqu’un, sinon on n’est pas défoncé. Il faut connaître quelqu’un qui sait comment faire, car c’est compliqué d’y arriver. Je pense que c’est la raison pour laquelle c’est si asymétrique.
Santé et politiques publiques
La Vie des idées : Votre recherche est fortement corrélée à la santé publique, notamment chez les adolescents. Dans la petite ville du Midwest que vous avez étudiée, l’épidémie de sida est-elle liée aux circuits de relations amoureuses ?
Peter Bearman : Probablement pas. La probabilité d’attraper le sida en ayant des rapports sexuels non protégés est si faible qu’un autre type de dynamique est nécessaire pour expliquer ces transmissions. Le chlamydia, la syphilis et toutes les autres MST sont fortement liés. C’est compliqué, car l’analyse révèle que les réseaux sexuels des adolescents n’ont pas de noyaux. Ils n’ont pas de structures centrales qui donneraient naissance à des foyers d’infection endémiques. Dans le modèle traditionnel, il y a un foyer d’infection endémique, les gens se réinfectent les uns les autres et quelqu’un vient dans la zone, attrape une MST et s’en éloigne un peu. Mais l’épidémie reste soutenue par le foyer.
Dans nos données, on observe une structure contraire. Il y a de longues chaînes et de très fines connections, ce qui signifie qu’on observe une capacité extrêmement rapide de propagation ou de transmission des MST ; mais, en même temps, la structure est très fragile parce qu’à tout moment on peut rompre la chaîne. En fait, la structure que nous observons est remarquable pour la santé publique. Si on pouvait faire en sorte que les adolescents utilisent plus souvent des préservatifs, il pourrait vraiment y avoir une différence. Il y a une autre implication intéressante : étant donné que chaque adolescent se situe dans l’une de ces chaînes, les caractéristiques des individus ne sont vraiment pas prédictives par rapport aux probabilités d’acquisition des MST. Et cela signifie que nous devrions avoir une stratégie de ciblage différente pour influencer les adolescents. Les implications de santé publique sont très importantes.
La Vie des idées : Pensez-vous que les vœux de virginité, en tant que refus personnel et public de la sexualité, sont, pour celui ou celle qui prend l’engagement, une manière de prolonger le temps de l’enfance ? Peut-on établir un parallèle avec l’anorexie ?
Peter Bearman : C’est une bonne question. Je ne pense pas que cela ait un rapport avec le prolongement de l’enfance. En premier lieu, les adolescents qui prononcent des vœux de virginité pensent au sexe. Les garçons qui jouent avec des armes à feu dans le jardin ne pensent pas au sexe ; ils ne vont donc pas faire de vœux. Il y a donc déjà des différences dans la transition vers l’âge adulte. Les vœux de virginité servent aux adolescents incapables de négocier la zone grise de leur intimité. S’ils ne savent pas comment dire « non, mais je t’aime bien », les vœux font office de procédé communicatif : il est plus facile de dire « je ne peux pas avoir de relations sexuelles parce que j’ai fait une promesse ». Les vœux sont donc très efficaces pour les adolescents qui sont moins à même de gérer leur intimité. Par conséquent, les vœux de virginité attirent davantage les adolescents avec un QI plus faible. Mais il ne s’agit pas d’une nostalgie de l’enfance. Pour les adolescents qui y ont recours, il s’agit vraiment d’un langage pour parler de l’intimité. Et, pour eux, ça marche.
Dans le cas de ceux qui prononcent des vœux parce que leurs parents les y poussent, ce sont les parents qui veulent prolonger l’enfance de leur enfant – et peut-être la leur. Et, à cet égard, ça n’a pas grand-chose à voir avec l’anorexie. L’anorexie, c’est le désir de la fille (ou du garçon) d’exercer un contrôle sur au moins un domaine de son univers, sur lequel elle n’a quasiment aucune prise parce qu’elle se sent ballottée par des puissances qui lui semblent étrangères. L’anorexie me semble donc – mais je ne suis pas un expert – une réponse, une tentative de contrôle sur tout ce qu’il est impossible de fixer dans sa vie : or le poids est une chose que les adolescents contrôlent par eux-mêmes, de leur propre volonté. Les vœux de virginité et l’anorexie sont tous les deux malsains. Les premiers sont malsains parce qu’ils n’enseignent pas que les êtres humains peuvent interagir sur leur intimité et, naturellement, pour la plupart des adolescents, le vœu débouche sur une sexualité sans préservatifs, ce qui les expose, eux et les autres, à attraper des MST.
La Vie des idées : Qu’est-ce que la National Longitudinal Study of Adolescent Health (Add Health) ? Quel type d’informations ce programme fournit-il ?
Peter Bearman :Add Health est un programme très important et très bien financé qui a commencé avec des adolescents âgés de douze à dix-huit ans en 1993. L’équipe qui mène Add Health aujourd’hui, sous la direction de Kathy Harris, en est à la cinquième collecte d’informations. La beauté de cette étude réside dans la mesure du contexte. Auparavant, la plupart des études étaient conçues pour porter sur les seuls individus. L’enquête les extrayait du contexte, en prenant un ou deux individus issus de milieux particuliers pour en déduire ensuite des choses à propos de tous les adolescents. Add Health a adopté une conception complètement différente, propre à décrire l’ensemble du contexte, le contexte pertinent dans lequel les adolescents vivent : leur famille, leurs amis, leur école, leur voisinage, leur lieu de travail sont décrits par de multiples voix issues de ces contextes, sur de multiples points de vue à partir desquels nous pouvons induire des descriptions. Il y a donc une incroyable base de données sur les adolescents et leurs amis. Nous avons des informations sur 100 000 enfants dans plus de 140 écoles, ce qui permet de décrire les millions de relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Il y a des données incroyables sur la composition des familles. Nous disposons d’un panorama génétique complet, nous avons des milliers de jumeaux, des milliers de fratries, des milliers de demi-frères et demi-sœurs ou d’enfants qui vivent dans le même foyer sans avoir de lien de parenté entre eux.
Cette enquête est donc une étude sociologique qui intègre l’élément contextuel. Cela a été très important et radical dans notre manière de penser. Cela a permis aux scientifiques de mesurer le contexte et d’avancer. Je pense que cette enquête a transformé la façon dont les gens réfléchissent à la santé. Aujourd’hui, la valeur ajoutée du programme consiste à regarder ces adolescents devenir adultes. Add Health suit 20 000 personnes : ils sont maintenant mariés, ils ont des enfants et cela va devenir une ressource tout à fait remarquable dans le futur. Nous avons rassemblé beaucoup de biomarqueurs et, avant tout, des séries de biomarqueurs sur les MST et l’ADN. C’est donc une ressource incroyable pour les chercheurs en sciences sociales.
La Vie des idées : À la fin de vos articles, vous donnez des conseils aux hommes politiques. Cela peut sembler surprenant pour les sociologues européens. Certains d’entre eux essaient effectivement de donner des conseils aux responsables politiques, mais pas directement, pas par le biais de leurs publications scientifiques. Votre recherche a-t-elle une influence sur les politiques publiques ?
Peter Bearman : Notre recherche sur les vœux de virginité, qui montre que les vœux marchent quelquefois pour certains adolescents et qu’ils échouent dans la majorité des cas (et donc que les vœux ne réduisent pas les risques d’attraper une MST), a eu pour effet de mobiliser la droite dans un effort pour contredire ces données empiriques. À long terme, cette mobilisation contre-scientifique aura et a déjà eu des conséquences. Bien sûr, il y a déjà un effet sur la vie des adolescents frappés par la continuation d’une politique néfaste. Sous l’administration Bush, il s’est propagé une culture anti-scientifique dans tous les domaines politiques. Ils inventent des données quand cela les arrange, ils déforment les données quand cela les arrange, et notre travail n’a aucun impact, à ceci près qu’il gêne la droite et qu’il la conduit à inventer une science de pacotille et à parader autour comme si elle était légitime.
Par exemple, dans le second article sur les vœux de virginité, publié dans le Journal of adolescent health, nous avons écrit que les vierges qui ont prononcé des vœux de virginité pratiquent davantage la fellation que les vierges qui n’en ont pas prononcé. Et c’est vrai. Pourtant, ça les énerve et ça les dégoûte. Ça ne devrait pas, parce que ce qui est merveilleux, dans tout ce courant, c’est que les adolescents qui prononcent des vœux pensent au sexe – si bien que les vierges qui pensent au sexe et qui ne peuvent avoir de relations sexuelles essayent de trouver autre chose. Les adolescents sont terriblement inventifs, mais la droite craint cette créativité. C’est pourquoi elle essaie de les écraser sous un régime de restriction culturelle.
– Une analyse d’Elephant de Gus Van Sant sur Cadrage.net
– La page du photographe et réalisateur Larry Clark
Bibliographie sélective de Peter Bearman :
–Relations into Rhetorics : Local Elite Social Structure in Norfolk, England, 1540-1640, New Brunswick, Rutgers University Press, 1993.
– « Promising the Future : Virginity Pledges and First Intercourse » (avec Hannah Brückner), The American Journal of Sociology, vol. 106, n° 4, janvier 2001, p. 859-912.
– « Opposite-Sex Twins and Adolescent Same-Sex Attraction » (avec Hannah Brückner), The American Journal of Sociology, vol. 107, n° 5, mars 2002, p. 1179-1205.
– « Chains of Affection : The Structure of Adolescent Romantic and Sexual Networks » (avec James Moody et Katherine Stovel), The American Journal of Sociology, vol. 110, n° 1, juillet 2004, p. 44-91.
– « Suicide and Friendships among American Adolescents » (avec James Moody), American Journal of Public Health, vol. 94, 2004, p. 89-96.
– « After the promise : the STD consequences of adolescent virginity pledges » (avec Hannah Brückner), Journal of Adolescent Health, n° 36, 2005, p. 271-278.
–Doormen, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
Pour citer cet article :
Ivan Jablonka, « La sexualité des adolescents américains . Entretien avec Peter Bearman »,
La Vie des idées
, 18 août 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-sexualite-des-adolescents-americains
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