La campagne électorale de Donald Trump, puis son élection inattendue, a déclenché une réaction immédiate dans le monde de la musique, que ce soit aux États-Unis ou dans le monde. Ron Eyerman offre un aperçu de ces réactions musicales.
La campagne électorale de Donald Trump, puis son élection inattendue, a déclenché une réaction immédiate dans le monde de la musique, que ce soit aux États-Unis ou dans le monde. Ron Eyerman offre un aperçu de ces réactions musicales.
Avant d’aborder des exemples concrets de cette contestation musicale, commençons par formuler quelques remarques générales au sujet des liens entre musique et politique. Nous pourrons ainsi replacer ces réactions dans un cadre conceptuel plus large. La musique a toujours été chargée d’une dimension politique ; elle a, historiquement, eu son rôle à jouer dans le domaine politique aux États-Unis. Il suffit de remonter le fil de l’histoire – jusqu’à la République de Platon et l’Odyssée d’Homère – pour trouver des descriptions et des réflexions au sujet du potentiel subversif de la musique, et, bien entendu, de ceux qui la produisent. La musique, telle qu’elle est décrite dans les débats antiques, peut séduire et tromper ceux qui l’écoutent ; elle incite les individus et les groupes à agir d’une manière inhabituelle – ce dont rend compte Homère avec le chant des sirènes et les manœuvres d’Ulysse pour s’en détourner. Cette séduction qu’opère la musique relève en partie d’un pouvoir qui lui est inhérent, qui ne passe pas par la conscience, et qui permet à la musique d’affecter les émotions humaines d’une manière peut-être plus puissante que d’autres formes d’art. La musique a tendance à attirer et à rassembler les êtres humains, tendance qui a trouvé de nombreuses applications politiques – que ce soit dans le cadre de la politique officielle ou dans le cadre d’actions contestataires. Traditionnellement, les hommes ont eu recours à la musique pour rassembler et souder des groupes pendant les campagnes politiques ; elle est un cri de ralliement autant qu’un outil de recrutement. Cet usage de la musique est également fréquent dans les manifestations ; il est d’ailleurs difficile d’imaginer un mouvement social ou un rassemblement contestataire qui n’utiliserait pas la musique à cette fin. Le chant collectif permet de souder un ensemble d’individus épars pour en faire un groupe uni, mieux préparé pour l’action collective. En effet, le chant en groupe développe le courage et la force lors de situations éprouvantes : confrontations avec les forces de l’ordre, affrontements avec des adversaires, etc.
À ce pouvoir qu’exerce la musique sur nos émotions s’ajoute une dimension plus cognitive, relative à la communication, et qui tient notamment à la teneur informative du texte accompagnant la musique. La musique telle qu’elle est utilisée en politique contient généralement un message explicite, un texte qui expose clairement ce contre quoi il y a lieu de se révolter, et pourquoi. Cet assemblage entre texte et musique contribue à faire de la musique une forme très spécifique de contestation : elle peut en même temps émouvoir les auditeurs par ses sonorités, tout en les informant au sujet d’une situation politique injuste, en leur montrant pourquoi elle est inacceptable.
C’est pour cette raison que des groupes contestataires ont eu recours à des formes musicales populaires et à des mélodies familières à des fins politiques. Aux États-Unis par exemple, les mouvements contestataires ont réécrit des chansons populaires en vue d’y faire figurer un nouveau message politique. Parmi les exemples les plus connus figurent les mouvements ouvriers du début du XXe siècle qui ont réinvesti des hymnes chrétiens familiers en y intégrant des messages politiques, ainsi que le mouvement des droits civiques qui, quelques décennies plus tard, en a fait autant. Le mouvement des droits civiques des années 1950-1960 a repris les mélodies de musiciens bien connus tels que Ray Charles ainsi que d’autres célébrités, en vue d’accaparer le soutien des foules et de créer une forme de solidarité collective. On trouve, dans la musique anti-Trump, des reprises de classiques de la pop tels que « One Small Voice » de Carole King, ainsi que de la musique folk américaine, de Woody Guthrie à Bob Dylan en passant par Phil Ochs. Pensons notamment à « The Times They Are Changing Back » de Billy Bragg, qui met à jour la chanson bien connue de Bob Dylan pour la présenter à un nouveau public dans un nouveau contexte. Ce titre vient en réalité d’une chanson initialement composée et interprétée par l’acteur et activiste Tim Robbins dans son film de 1992, Bob Roberts. L’Anglais Bragg, tout comme le groupe écossais Franz Ferdinand avec le titre « Demagogue », témoignent également de l’intérêt que Trump suscite dans le monde de la musique sur le plan international. Les musiciens connus – mondialement, ou de manière plus locale – sont nombreux à interpréter leurs morceaux à des manifestations anti-Trump – comme c’était déjà le cas dans les mouvements contestataires du passé. Des musiciens moins connus mobilisent également des traditions musicales anciennes en créant de nouveaux chants contestataires.
Tous ces éléments – et d’autres, que j’identifierai par la suite – ont été à l’œuvre dans la contestation musicale anti-Trump. Je commencerai par retracer l’histoire de l’émergence de la musique anti-Trump, avant d’établir une distinction entre la contestation musicale par des célébrités, et une autre forme de protestation davantage liée aux manifestations de masse et aux mouvements populaires. Si cette critique a investi plusieurs genres musicaux, le rap reste cependant l’un des genres prédominants. La politique de Trump en matière d’immigration a favorisé les expressions contestataires dans des genres traditionnellement investis par des minorités ethniques, et plus particulièrement les Afro-Américains et les Latinos ; c’est le cas de Chicano Batman, dont nous parlerons plus en détail. Le rappeur blanc Eminem a été l’une des premières célébrités à produire un clip anti-Trump ; de nombreux autres musiciens l’ont suivi, que ce soit dans le rap ou dans d’autres genres musicaux bien établis.
Commençons par établir la chronologie des mouvements anti-Trump et de la musique qu’ils ont produite. Les manifestations anti-Trump ont débuté, avec un sens accru de l’urgence, après la victoire de Trump aux primaires et sa nomination comme candidat républicain en 2016. Ces premières manifestations avaient surtout pour objet la politique de Trump en matière d’immigration ; elles ont d’ailleurs attiré de nombreux manifestants latinos. Ces mouvements ont continué pendant la campagne présidentielle, donnant lieu à des performances musicales notables, parmi lesquelles figure la réinterprétation du morceau classique de Woody Guthrie « This Land Is Your Land » par Chicano Batman en version hip hop, accompagnée d’un clip bilingue.
Le choix d’associer l’anglais et de l’espagnol dans cette nouvelle version du titre était une manière de réagir à la promesse de campagne de Trump, qui s’engageait à construire un mur le long de la frontière mexicaine en vue de maintenir les « violeurs » et les « criminels » hors du pays. Après l’élection de Trump à la présidence des États-Unis, les Latinos ont continué à manifester leur désaccord, de sorte que des musiciens originaires d’Amérique latine – portoricains et mexicains, en premier lieu – ont ajouté leur traditions et talents musicaux au répertoire anti-Trump. C’est le cas par exemple de « No Es Mi Presidente » (« Ce n’est pas mon président ») de Taina Asili Y La Banda Rebelde, une chanson interprétée en espagnol, et dont le clip aborde différents problèmes sous l’angle de l’opposition à Trump. L’acteur compositeur et interprète Lin-Manuel Miranda est un autre exemple de cette création engagée. Miranda a pris part au soulèvement contre le vice-président Mike Pence lors d’une représentation de la très populaire comédie musicale Hamilton, à laquelle Pence et sa famille assistaient. Cette comédie, qui tient son nom de l’un des Pères fondateurs des États-Unis, présente une version rap du début de l’histoire de la nation américaine ; Miranda en a composé la musique et écrit les textes. Il s’est également produit avec Ben Platt à d’autres événements organisés en réaction à la politique d’immigration de Trump, ainsi qu’à un événement associé à March For Our Lives (Marchons pour nos vies), une série de marches contre le port d’armes, auquel Donald Trump est favorable. Il s’est également engagé aux côtés des victimes de l’ouragan Maria à Porto-Rico en 2017, en leur prêtant sa voix et en leur offrant une aide financière. Il est un cas exemplaire de célébrité engagée dont les œuvres ne sont par ailleurs pas ouvertement politiques. Les musiciens musulmans – tels que le Hijabi Collective, groupe de hip hop féminin d’origine californienne – ont également pris part à la contestation musicale aux États-Unis et dans le monde, ce dont témoigne également la compilation DesiHipHop.
Les femmes ont, elles aussi, été très actives dans les manifestations contre Donald Trump. Les Women’s Marches (marches de femmes) du 25 janvier 2017, coordonnées sur le plan international, ont, d’après les estimations, mobilisé entre 3,3 et 4,6 millions de manifestants aux États-Unis – ce qui en fait la plus grande manifestation de l’histoire du pays. Ces manifestations avaient pour hymne non-officiel le morceau « Tiny Hands » de Fiona Apple, un titre enregistré et diffusé pour l’occasion. Ce jour-là, les manifestantes en ont scandé les paroles en chœur : « we don’t want your tiny hands anywhere near our underpants » (« nous ne voulons pas de tes petites mains à proximité de nos sous-vêtements »).
Ce titre est classé premier dans la liste des meilleurs titres anti-Trump de Time Magazine. Ces manifestations de femmes ont fait résonner de nombreux chants et genres musicaux, réactivant des traditions de musique contestataire issues du monde entier. L’interprétation qui a été donnée du morceau « Quiet » à la manifestation de Washington D.C. est un cas original : le titre a été chanté a capella à l’occasion d’une mobilisation éclair. Les répétitions en vue de la performance ont, elles aussi, leur originalité et sont très ancrées dans le temps présent : elles se sont déroulées par Skype, et non dans une situation de coprésence physique des participantes. Le fait de recourir aux technologies numériques en vue d’organiser des événements de protestation a été identifié comme un tournant important dans l’histoire des révoltes politiques ; l’exemple que nous venons de citer montre que ce tournant numérique concerne également la musique contestataire ainsi que la manière dont celle-ci est interprétée en direct. Les célébrités ont également été très présentes à ces manifestations de femmes. L’icône musicale Madonna a fait une apparition remarquée, non pas en tant que musicienne mais comme intervenante, puisqu’elle a prononcé un discours très exalté. Bruce Springsteen et Beyoncé, tous deux en tournée à ce moment-là, ont publié des messages de soutien aux manifestants.
Les Afro-Américains ont joué un rôle central dans les manifestations anti-Trump. Le rap et le hip hop ont, de ce fait, été au cœur de la révolte musicale. Notons par exemple le titre « FDT » (« Fuck Donald Trump ») de YG et Nipsey Hustle, sorti pendant la campagne présidentielle, et également sélectionné par Time dans sa liste des meilleurs morceaux contestataires. Malgré la vulgarité de son titre et de son refrain, « Fuck Donald Trump » commence avec une introduction plutôt longue et sobre, expliquant les raisons de s’opposer à celui qui était alors encore candidat à la présidentielle. L’un des moments forts de la vidéo est l’enchaînement de deux scènes : un extrait du discours de Donald Trump annonçant la construction d’un mur frontalier est suivi d’images de Latinos manifestant contre le projet de Trump.
Ce passage suggère que les luttes des Afro-Américains et des Latinos peuvent converger à travers cette opposition commune à Trump. L’emploi de l’expression « Fuck » n’appartient en propre ni aux Afro-Américains, ni même aux Américains, puisque le groupe de punk canadien DOA a chanté « Fucked Up Donald », et d’autres groupes dans le monde entier ont employé un vocabulaire du même ordre. Le mur évoqué par Trump est également l’objet de la reprise du morceau classique de Bob Dylan, « Mr Tambourine Man » par Rocky Mountain Mike. Il y chante :
“Hey Mr. Tangerine Man/ Build a wall for me/ I’m not bright and don’t know that you’re not going to/ Hey Mr. Tangerine Man/ Keep Muslims away from me/ With my jingoistic worldview/ I’ll come following you.” / « Hey, l’homme-tangerine/Construis un mur pour moi/Je ne suis pas malin et ignore que tu ne le feras pas/Hey, l’homme-tangerine/ Garde les musulmans loin de moi/Avec mes idées de chauvin/ Je vais te soutenir ». La mention de la tangerine fait bien entendu référence à la couleur des cheveux du président, qui a inspiré bon nombre de sarcasmes. Ce titre a également été interprété par d’autres musiciens, dont Wesley Stace.
Nombreuses sont les parodies musicales ainsi que les reprises de morceaux connus intégrant des références à Donal Trump. Parmi ces parodies figure Trumped Music (2017), une compilation de huit chansons célèbres interprétées par un Christopher John déguisé en Trump. Quelque part entre la parodie et le cauchemar, on trouve la chanson et le clip de Loudon Wainwright III : si son titre, « I Had a Dream » (« J’ai fait un rêve »), fait référence au célèbre discours de Martin Luther King, les paroles et les images qui y sont associées s’éloignent considérablement du propos encourageant de King. Le morceau s’ouvre sur les paroles suivantes, chantées sur une mélodie aisément reconnaissable : “I had a dream, I don’t know what it meant, But I dreamed we had elected Donald Trump as our president” / « J’ai fait un rêve, je ne sais pas ce qu’il signifie, mais j’ai rêvé qu’on avait élu Donald Trump comme président ». La chanson figure dans la liste des meilleurs titres anti-Trump du magazine Rolling Stone.
Les compilations anti-Trump de ce genre sont nombreuses. L’une d’entre elles s’appelle « Our First One Hundred Days » (Nos cent premiers jours). La tradition veut qu’aux États-Unis, un président soit évalué de manière critique par les journalistes cent jours après sa prise de fonction. La compilation s’inscrit dans cette tradition, et vise à soutenir les mouvements anti-Trump. On y trouve une chanson pour chacun des cent jours de présidence ; tous les genres musicaux abordés plus haut y sont représentés. Le premier titre, « Fly on Your Wall » (Voler sur ton mur), interprété comme un chant funèbre par Angel Olsen, vise sans doute à exprimer l’effroi et le sentiment de choc que beaucoup ont éprouvés après l’élection de Trump. On retrouve ce registre de l’émotion et de la tristesse dans la complainte sans paroles de Tilman Robinson et de Luke Howard, « Requiem for 2016 », le septième titre de la compilation. Bon nombre des morceaux rassemblés sur cette compilation sont des reprises contemporaines de chants de révolte traditionnels, réadaptés pour l’époque de Trump. C’est le cas de « I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free » (J’aimerais savoir ce que c’est que de se sentir libre) interprété par Courtney Marie Andrews et Bonne ‘Prince’ Billy. « These Dark Days » (Ces jours sombres) est un chant de révolte dans le style des premières compositions de Bob Dylan ou Jackson Browne, interprété de manière très touchante par Trevor Sensor. Certains morceaux rassemblés sur la compilation, comme « Dreamers in America » (Rêveurs en Amérique) d’Adam Torres abordent des sujets très actuels. Les « dreamers » (rêveurs) sont les enfants d’immigrés clandestins nés aux États-Unis, à présent menacés d’expulsion en raison de la politique d’immigration de Donald Trump. On les appelle « rêveurs » puisque, d’après leurs défenseurs, ils rêvent d’une nouvelle vie aux États-Unis. Leur sort est encore en train d’être débattu au Congrès américain. Des morceaux tels que « Love Hurts » (L’amour blesse) de Mountain Man contrastent avec les titres que nous venons de mentionner dans la mesure où leur propos n’est pas politique ; ils sont cependant conçus comme des contributions de groupes célèbres qui s’engagent à reverser les bénéfices de leurs ventes à des causes anti-Trump. Cette pratique est une tradition populaire aux États-Unis, dans laquelle des artistes se produisent sur scène gratuitement, en soutien à une cause politique. « Love Hurts » est un classique du rock’n’roll de 1961, rendu célèbre par les Everly Brothers et chanté ici par trois jeunes femmes. Le musicien Entrance offre l’une des interprétations les plus originales avec « Not Gonna Say Your Name » (« Je ne prononcerai pas ton nom ») qu’il chante a capella. Le titre fournit un nouvel exemple de chanson écrite de nos jours pour s’adresser directement à Trump. Au sujet de la mainmise de Trump sur les médias de masse, le texte dit notamment : « I may see your name in the (New York) Timeseveryday, but I’m not gonna say your name… We’re not going away, we’re gonna stay right here and we’re not gonna say your name » /« Je vois peut-être ton nom dans le (New York) Times tous les jours, mais je ne prononcerai pas ton nom. Nous ne partirons pas, nous resterons ici-même, et nous ne prononcerons pas ton nom ». Le passage subtil du « Je » au « Nous » est une pratique courante dans les chants de révolte, au sein desquels la voix de l’individu et celle du groupe ne font qu’un lors des manifestations de masse.
Le dernier morceau de la compilation est une reprise assez simple de la chanson mentionnée plus haut, « This Land Is Your Land », interprétée cette fois par Phosphorescent. Le livret accompagnant le disque précise que le morceau a été diffusé et chanté en chœur par des milliers de personnes lors de rassemblements organisés par Bernie Sanders. Cette évocation d’un chant collectif contraste avec la description des rassemblements organisés par Trump à la même époque, où les gens « frappaient, crachaient, criaient. Tant de haine et de colère, tant de laideur. » (“People punching, spitting, yelling. So much hate and anger, so much ugliness”. La citation est un extrait de la chanson de Phosphorescent.) La chanson de Guthrie a été composée et interprétée lors de rassemblements syndicaux dans les années 1930 et a, depuis, souvent été chantée lors de manifestations contestataires. Son passage le plus saisissant – « This land belongs to you and me » (« Cette terre nous appartient, à vous et à moi ») – exprime l’idéal démocratique de la souveraineté populaire, également formulé dans le slogan des années 1960 « power to the people » (« Le pouvoir au peuple »). Cette même chanson a fait l’objet, comme nous l’avons dit plus haut, d’une reprise en version bilingue par Chicano Batman. Une version de la chanson « Power to the People », interprétée par interprétée par Durand Jones et The Indicators dans un style R’n’B classique, apparaît dans cette compilation.
Aux compilations de ce genre s’ajoutent les chansons, albums et clips composés individuellement par des artistes soucieux d’exprimer le mécontentement et le dégoût que suscite chez eux le nouveau président. Dans la tradition de la chanson d’actualité typique du folk américain, Judy Klass a sorti un disque intitulé Protest Songs in an Age of Trump (Chants de révolte à l’ère de Trump) en 2016. Cette compositrice-interprète, qui a quitté New York pour Nashville où elle compose et enseigne la musique country, a sorti deux versions de ce disque – l’une acoustique, et l’autre enregistrée avec son groupe au complet. Toutes les chansons de l’album abordent l’actualité comme le faisait la musique folk américaine des années 1960 ; leurs noms sont inspirés par les titres des journaux ou de reportages, comme on le voit avec « Trump University » (l’Université de Trump) ou encore « Nasty Women » (vilaines femmes) par exemple. Cette dernière expression est devenue tristement célèbre après que Donald Trump eut fait référence à Elizabeth Warren, l’une de ses opposantes les plus critiques au Congrès américain, en la traitant de « nasty woman » (vilaine femme). L’expression est à présent devenue un cri de ralliement pour les femmes opposées à Trump. Le rap est l’un des genres les plus populaires à être investis à des fins de contestation anti-Trump. Ce fait n’est pas très surprenant si l’on se souvient des racines afro-américaines du genre ; les textes de rap ont, par ailleurs, traditionnellement une dimension critique. Face à l’attitude de Trump à l’égard des Afro-Américains, interprétée par beaucoup comme du racisme pur et simple, le rap a produit certains des titres anti-Trump les plus percutants – dont « FDT » ainsi que plusieurs raps et vidéos d’Eminem. Les autres stars du genre ayant contribué à la musique Anti-Trump sont Lil Wayne et Kayne West. Dans “So Appalled” (Tellement consterné) de West (2010), on entend la formule « Balding Donald Trump taking dollars from y’all » (« Trump perd ses cheveux et vous prend de l’argent à tous »). Dans « Racks on Racks » (Biftons sur biftons) de Wayne (2011), il est question de gagner des sommes faramineuses à l’instar de Donald Trump. Ces premières références du rap à Trump ne sont pas dénuées d’ambiguïté, dans la mesure où elles portent la trace d’une certaine fascination à l’égard de sa fortune et de son personnage public agressif, notamment pour ce qui concerne sa relation avec les femmes. Kanye West est depuis devenu un célèbre défenseur de Trump – un fait rare dans le monde du hip hop. À cette exception près, l’ambiguïté vis-à-vis de Trump s’est en grande partie dissipée avec son élection, la réalité de sa conduite en tant que président devenant visible, et ses positions à l’égard des minorités étant clairement énoncées dans son programme politique. En 2015, on entendait DJ Paul et Juicy J dire « On that presidential skunk, that’s that Donald Trump » (« Sur cette connerie présidentielle, c’est ce Donald Trump » ) ; Rick Ross, quant à lui, rappait dans « Free Enterprise » (Libre entreprise) : « Assassinate Trump like I’m Zimmerman, now accept these words as if they came from Eminem » (« Assassiner Donald Trump comme si j’étais Zimmerman, maintenant accepte ces mots comme s’ils venaient d’Eminem »), avec, à l’arrière-plan, un drapeau américain inversé. Ces propos et cette scène sont riches en significations, et il convient de les clarifier. Zimmerman est l’homme blanc qui a commis un meurtre atroce en abattant un adolescent noir non armé, Travon Martin, en Floride ; le drapeau américain vogue à l’envers pour indiquer la détresse ; quant à Eminem, il est mentionné dans la mesure où il est le rappeur blanc américain le plus connu dans l’Amérique blanche. L’appel à l’assassinat politique s’est fait une place dans le discours politique depuis l’élection de Donald Trump, jusqu’à y être évoqué ouvertement. J’ai déjà mentionné “FDT” comme une puissante performance de rap anti-Trump. La suite de ce titre, “FDT Pt. 2”, a été interprétée en 2016 par le rappeur G-Easy ; on y entend la phrase : « A Trump rally sounds like Hitler in Berlin or KKK shit, now I’m goin’ in » (« Un rassemblement de Trump ressemble à ceux de Hitler à Berlin ou à ce bordel de KKK, je vais intervenir. »). La même année, Eminem a sorti un morceau intitulé “Campaign Speech” (Discours de campagne) : “You say Trump don’t kiss ass like a puppet, Cause he runs his campaign with his own cash for the funding, and that’s what you wanted, a fucking loose cannon who’s blunt with hand on the button, who doesn’t have to answer to no one… great idea !” (« Vous dites que Trump n’est pas une marionnette lèche-cul, parce qu’il mène sa campagne avec son propre blé pour la financer, et c’est ce que vous vouliez, un putain d’électron libre avec la main sur le détonateur, qui n’a de comptes à rendre à personne… Super idée ! ») . Le rap doux de la chanteuse américano-antillaise Nicki Minaj fait référence à la politique d’immigration de Trump dans ses « Black Barbies » (2016) : « Island girl, Donald Trump want me go home » (« Fille des îles, Donald Trump veut me renvoyer à la maison »).
Attachons-nous à présent à qualifier davantage le public de la musique anti-Trump. Comme nous l’avons dit, ce public est en grande partie constitué d’un groupe engagé et convaincu d’activistes politiques anti-Trump soutenant cette cause. Cependant, une grande partie de la musique directement liée à des manifestations anti-Trump étant enregistrée et diffusée par des médias de masse, le public de cette musique est potentiellement bien plus large. Il est pour le moment impossible d’identifier avec précision le nombre d’auditeurs ayant écouté de la musique anti-Trump, ou ayant été influencés par elle. Mais étant donné la portée de YouTube et des réseaux sociaux tels que Facebook, on peut affirmer qu’il s’agit d’un public très nombreux.
Parmi les critiques en musique de Trump les plus célèbres, on trouve les compositions d’Eminem, dont il a été question plus haut. La spécificité de cet artiste – au-delà de sa couleur de peau blanche – a été soulignée par la journaliste Bari Weiss dans un article paru dans le New York Times. Pour elle, la singularité de la critique de Trump par Eminem réside dans le fait qu’elle touche un public potentiellement favorable à Trump. Le musicien s’adresse d’ailleurs directement à ce public conservateur à la toute fin de son rap « The Storm » (La tempête) : “The rest of America stand up/We love our military, and we love our country” but we “hate Trump” (« Que le reste de l’Amérique se lève/Nous aimons nos soldats et nous aimons notre pays » mais nous « détestons Trump »).
Dans sa comparaison entre Eminem et d’autres artistes contestataires, Weiss fait référence à deux autres rappeurs anti-Trump : Kendrick Lamar et Amine. Elle cite leurs textes qui ciblent manifestement un autre public. D’après les premières recherches sur le sujet, les consommateurs de hip hop américain étaient initialement des hommes blancs issus de la classe moyenne. Mais il semblerait que le rap touche à présent un public de plus en plus large. Pour en revenir à Eminem, son titre « The Storm », désormais célèbre, a été interprété en direct à la télévision à la cérémonie des Black Entertainment Awards (BET), puis publié sur YouTube ainsi que sur d’autres plateformes de diffusion. Les BET touchent un public majoritairement afro-américain, tandis que YouTube est un canal de diffusion mondial – même si des restrictions locales existent.
Si le rap et le hip hop sont les plus populaires des genres musicaux anti-Donald Trump, la country figure parmi les genres les moins représentés. Ce constat n’est pas surprenant, étant donné l’histoire de cette musique, liée aux traditions et aux valeurs des conservateurs – on appelle également ce genre « America’s Music » (la musique de l’Amérique). Mais dans la country aussi se sont fait entendre des chants contestataires. L’exemple le plus célèbre est celui des Dixie Chicks. Mentionnons aussi le cas de Judy Klass, dont nous avons parlé plus haut ; elle décrit sa propre musique comme de la « country de Brooklyn ». TomSongs est, lui aussi, chanteur de country auto-proclamé et originaire du New Jersey.
Le genre country s’est bien développé et son public actuel est bien moins restreint qu’il ne l’était initialement, à l’époque où cette musique s’adressait surtout à l’Amérique rurale des années 1920. Si les sonorités nasillardes et les chapeaux de cowboy restent caractéristiques du genre, le public s’est considérablement élargi – du moins suffisamment pour inclure une femme juive originaire de Brooklyn. En plus d’être originaire du New Jersey, TomSongs (Tom Chelston) est un ancien combattant devenu militant pacifiste. Son titre « Impeach » (Destituer) trouve son origine dans une composition plus ancienne, qui visait à l’époque le président George Bush, vivement critiqué pour son rôle dans la guerre en Irak. Dans la nouvelle version anti-Trump de ce morceau, le refrain – “Impeach, seven little letters gonna set us straight, how much Trump we gonna take ?” (« Destituer, neuf lettres pour régler notre problème ; quelle dose de Trump allons-nous encore supporter ? ») – pourrait aisément être transformé en hymne de manifestation (le nom de la personne mentionnée étant par ailleurs aisément remplaçable).
Le groupe texan Dixie Chicks s’est fait connaître pour ses positions anti-militaristes, et a récemment suscité une nouvelle controverse chez les fans de musique country après avoir dévoilé une caricature géante de Donald Trump lors d’une récente tournée mondiale. La plupart des célébrités de la country ont cependant préféré garder le silence au sujet du président des États-Unis, soit qu’ils le soutiennent, soit par respect pour leur public, qui lui est très vraisemblablement favorable. L’exception la plus notable est celle de la star de la country Willie Nelson, qui a récemment ajouté sa voix à la lutte contre Trump.
La contestation musicale de Trump se poursuit, et elle continue de produire des effets. Selon la tradition, ces œuvres contestataires ont eu leur rôle à jouer dans les manifestations et les rassemblements ; elles étaient, grâce à leurs effets sur les émotions et leur dimension cognitive, un facteur de cohésion chez les participants.
De ce fait, plusieurs traditions et genres musicaux ont été réinvestis et mis au service d’une nouvelle cause. Ce phénomène va certainement se poursuivre, dans la mesure où la révolte perdure et se développe à l’approche d’une nouvelle phase de la présidence Trump. De manière inédite, la révolte se poursuit sans discontinuer, puisque le président semble incapable de faire une apparition publique sans susciter en retour une forme de soulèvement. La musique et les musiciens auront sans nul doute leur rôle à jouer dans la suite de ces manifestations. Ce qui est frappant, cependant, est le rôle de plus en plus important joué par les émissions-débat diffusées à télévision en fin de soirée, et par leurs animateurs, tels que Steven Colbert, Trevor Noah, Conan O’Brien and Jimmy Kimmel, tous ouvertement opposés à Trump. Chacun à leur manière, ils offrent un espace à la musique et aux musiciens protestataires, leur permettant d’atteindre un public plus large que jamais. Leurs émissions touchent des millions de téléspectateurs ; elles sont donc en mesure de convaincre un public bien plus large que celui des manifestations ou des campagnes politiques. La contestation de Trump en musique gagne ainsi une dimension nouvelle. Plutôt que de supplanter les fonctions traditionnelles de la musique qui attire et rassemble, la télévision par câble en a élargi les possibilités tout en attirant un public bien plus vaste. Ce développement du public a été favorisé par les réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter et Instagram, qui permettent tous la transmission de données visuelles et orales. La performance musicale lors d’un rassemblement de protestation est donc instantanément disponible auprès d’un public mondial. Décidément, les temps changent.
par , le 23 avril 2019
Ron Eyerman, « La musique contestataire à l’ère de Donald Trump », La Vie des idées , 23 avril 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-musique-contestataire-a-l-ere-de-Donald-Trump
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