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Recension Société

Les mutations du syndicalisme

À propos de : Chappe, Denis, Guillaume, Pochic, La fin des discriminations syndicales ? Luttes judiciaires et pratiques négociées, Croquant


par Brice Giacalone , le 27 janvier 2021


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De militant, le syndicalisme semble se transformer en expertise. L’étude de l’évolution du traitement des discriminations syndicales révèle les fortes mutations du syndicalisme aujourd’hui, comme le montre une étude collective.

Passée de la défense du syndicalisme à celle des syndicalistes, la législation française semble s’être par la suite concentrée sur la reconnaissance du contenu de l’activité syndicale afin de diminuer l’impact de la discrimination au sein des organisations publiques ou privées. Les lois de 2008 sur la représentativité syndicale [1] et de 2015 sur le dialogue social [2] ont interdit « à l’employeur de prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions en matière notamment de recrutement, de conduite et de répartition du travail, de formation professionnelle, d’avancement, de rémunération et d’octroi d’avantages sociaux, de mesures de discipline et de rupture du contrat de travail [3] ». L’ouvrage de Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Michel Denis, Cécile Guillaume et Sophie Pochic met en évidence l’évolution de cette reconnaissance de la discrimination syndicale qui s’est transformée en une reconnaissance individuelle des compétences. Le syndicalisme serait alors passé du militantisme à l’expertise [4]. Celui-ci porte en germe un syndicalisme qui agit comme conseiller juridique et technique, mais qui ne porte plus de projet de société.

Ce livre s’appuie sur l’étude de six entreprises publiques ou privées (Peugeot-Citroën, DCNS à Cherbourg, GrDF, la Poste, la SNCF et Disneyland Paris) à travers 90 entretiens (syndicalistes, RH…) et des études sociologiques du droit permettant de mobiliser les différentes monographies. Chacune de ces organisations possède un historique et un rapport au droit syndical bien différent. De nombreux tableaux ou annexes permettent d’en comprendre le périmètre ainsi que les caractéristiques de ces entreprises étudiées en procédant à la comparaison des accords d’entreprises ou du contentieux.

Une expertise reconnue à l’échelle individuelle

L’un des enjeux analysés dans cette recherche est bien celui de la relation des organisations syndicales avec les transformations en cours dans le monde du travail. Cela met en question le devenir des missions syndicales dans des groupes bouleversés, comme dans le cas des ouvriers à statuts à la SNCF ou lorsque l’on observe l’éclatement des groupes ouvriers [5].

À la Poste, entreprise symptomatique des changements à l’œuvre dans la gestion des services publics, ou à la SNCF, la négociation sur la reconnaissance des discriminations a abouti à une reconnaissance de l’expérience syndicale pour les permanentes et non pour les militantes qui continuent à travailler régulièrement. Au-delà de cette reconnaissance, la problématique est celle du contenu même du travail dans l’entreprise du ou de la syndicaliste dans une articulation entre l’engagement militant et l’activité professionnelle lorsqu’un ou une militante continue à exercer son métier, ainsi que celle de la relation avec la hiérarchie. C’est l’exemple cité à Peugeot-Citröen où la question de la productivité est posée (p. 45), ou celle de l’organisation de la chaîne de montage avec une salariée absente régulièrement pour exercice du droit syndical. Dans le cas des cadres, on observe qu’ils ou elles exercent plus que leur temps de travail pour compenser leur activité syndicale.

L’exemple de la Poste montre des syndicalistes souvent brimées dans leur volonté d’aller vers un statut de cadre, mais se positionnant finalement comme des cadres dans leur relation régulière avec les directions, notamment dans les organisations réformistes. L’accompagnement managérial de la discrimination devient alors étonnamment une légitimation de compétences individuelles acquises dans la négociation et de l’expertise juridique au détriment du syndicalisme plus revendicatif qui se retrouve sanctionné.

La transformation de la culture syndicale

Les quatre sociologues observent dans leur ouvrage comment les transformations en cours au sein de grands groupes emblématiques (GrDF, Peugeot-Citroën, la Poste, SNCF) impactent les salariées et leurs attentes. Elles bousculent par la même occasion les organisations syndicales, leurs revendications et leurs modes d’action comme l’exemple du tiraillement que peuvent connaître les organisations syndicales face à l’acceptation de certains changements pouvant fragiliser des salariées à statut [6] mais donnant des droits plus forts à des salariées précaires. Ces transformations se signalent notamment dans une ancienne entreprise publique comme la Poste qui voit croître l’importance du droit privé dans un contexte d’échecs des contentieux juridiques pour les organisations plus revendicatives (p. 138). Le témoignage d’un militant de Sud-PTT souligne le cas des instances représentatives du personnel favorables aux salariées au statut aligné sur le droit privé, mais qui est difficile à avaliser sans entériner le changement de statut du public vers le privé. Or, la base syndicale des organisations les plus combatives est essentiellement composée de fonctionnaires qui s’y opposent (p. 145). Les organisations syndicales sont alors face à un dilemme, celui de combattre les changements au risque de ne plus défendre l’ensemble des salariées ou de les accompagner en se reniant parfois, ou en ayant le sentiment de le faire. Comme le soulignent les auteurs et autrices, l’individualisation des statuts rend le recours au droit plus complexe et incertain (p. 93) et dans certains cas, l’action syndicale oscille alors comme un « dernier round » pour défendre un statut voué à disparaître (p. 93) ou l’acceptation d’une « modernisation » pour mieux défendre les nouveaux et nouvelles arrivantes. Cela pourrait expliquer l’évolution, parfois favorable, des scores des organisations réformistes lors des scrutins d’entreprises [7].

Chez les ouvriers d’État à statut, la reconnaissance de la discrimination syndicale par le combat juridique se vit comme un prolongement de la gestion des conflits qui pouvaient exister auparavant dans l’entreprise (p. 92). Cependant, l’enquête met aussi en lumière des différences culturelles qui agissent en amont du mode d’action des organisations. À Disneyland, le manque de culture combative des syndicats dans une entreprise au management importé d’outre-Atlantique porte comme conséquences une faible prise de conscience de la discrimination qui pourrait être à l’œuvre et des syndicats qui semblent peu portés sur le contentieux juridique. Ces exemples soulignent l’importance que garde la culture syndicale préalablement existante dans ces entreprises.

Le syndicalisme à l’heure des choix

L’étude proposée par les quatre sociologues saisit les évolutions du droit et leurs applications et implications dans les différentes entreprises étudiées et permet une réflexion plus large sur les évolutions du travail et du syndicalisme qui semble être devenu un intermédiaire du droit. Le syndicalisme est observé voir jugé par l’intermédiaire du contentieux, et lorsqu’une issue interne est trouvée, le syndicalisme est mis en avant comme « expert négociateur ». La manipulation du droit y est alors décrite comme habile lorsque la négociation aboutit, sans conflit, juridique ou non. Les profils des syndicalistes négociateurs ou négociatrices sont mis en avant, et les organisations réformistes sont plus souvent soutenues et accompagnées, d’autant plus qu’elles accompagnent en retour les changements structurels.

La discrimination syndicale semble être de plus en plus reconnue par l’entreprise, mais les outils de luttes à son encontre ont déplacé les enjeux. Finalement, une transformation individualisée des revendications à l’encontre des discriminations semble être mise à jour et menace peut-être sa capacité à porter encore aujourd’hui un message plus général. Cette expertise mise en valeur peut être perçue comme un changement des pratiques syndicales, mais aussi de ses perceptions. Le syndicalisme deviendrait acceptable parce que le « territoire » d’un « groupe » attesterait de son savoir-faire et y trouverait donc sa justification [8]. On observe donc une socialisation managériale des acteurs et actrices du syndicalisme trouvant un espace où se retrouver et dialoguer, et une légitimation d’un rapport à la lutte syndicale et judiciaire, à travers la valorisation du dialogue et du compromis.

Au terme de ce livre stimulant, argumenté et singulier, des questions demeurent posées en lien avec la mise en valeur et la gestion individuelle des compétences syndicales : ne peut-on alors pas y voir le déplacement du traitement des discriminations syndicales vers une discrimination positive individuelle qui distingue les syndicalistes ? L’organisation syndicale se substitue-t-elle à un cabinet juridique dont le rôle serait de trouver une issue technique aux conflits ? L’hypothèse de la « fin d’un syndicalisme de classe » est-elle une fiction construite comme réalité à partir de rapports sociaux défavorables aux travailleurs et travailleuses, une adaptation aux nouvelles formes de conflits ou encore une « nécessité » face aux changements du travail et à l’évolution du capitalisme ? Pierre Rosanvallon [9] soulignait déjà la fragmentation sociologique du syndicalisme, poussée par une logique d’institutionnalisation, ce que Georges Sorel appelait déjà copier les formes politiques de la bourgeoisie. La reconnaissance d’une forme de syndicalisme par son institutionnalisation agit comme forme normative, mais peut ressembler à la transcription juridique d’une idéologie dominante. Le mouvement des « gilets jaunes [10] » semblait marquer la distance sociologique pouvant exister ou apparaître entre une représentation syndicale et la classe sociale qu’elle défend [11]. Face à son institutionnalisation, le syndicalisme est à l’heure des choix alors même que la reconnaissance de ses expertises n’a pas éliminé les discriminations syndicales pour les militantes qui s’opposeraient aux « modernisations » et « réorganisations ».

Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Michel Denis, Cécile Guillaume, Sophie Pochic, La fin des discriminations syndicales ? Luttes judiciaires et pratiques négociées, Vulaines-sur-Seine, Editions du Croquant, 2019. 254 p., 20 €.

par Brice Giacalone, le 27 janvier 2021

Pour citer cet article :

Brice Giacalone, « Les mutations du syndicalisme », La Vie des idées , 27 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-fin-des-discriminations-syndicales

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Notes

[1LOI n° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, JORF n°0194 du 21 août 2008.

[2LOI n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, JORF n°0189 du 18 août 2015.

[3Article L2141-5 du Code du travail.

[4Guillaume, Cécile, Denis, Jean-Michel, «  Le droit au service du syndicalisme. Les juristes de la CFDT  », La nouvelle revue du travail [En ligne], mis en ligne le 01 novembre 2020. https://doi.org/10.4000/nrt.6991.

[5Voir Mischi, Julian, Le bourg et l’atelier. Sociologie du combat syndical, Agone, coll. «  L’ordre des choses  », Marseille, 2016 ou Lomba, Cédric, La restructuration permanente de la condition ouvrière, Éditions du croquant, Vulaines sur seine, 2018.

[6Cartier, Marie, Retière Jean-Noël, Siblot, Yasmine, Le salariat à statut, Genèses et cultures, Presses Universitaires de Rennes - P.U.R, Rennes, 2010.

[7Comme le démontre par exemple la victoire récente et inédite de la CFDT aux élections du Conseil d’Administration de la Poste fin 2020.

[8Vezinat, Nadège, Sociologie des groupes professionnels, Armand Colin, Paris, 2016.

[9Rosanvallon, Pierre, La question syndicale, Calmann-Lévy, Paris, 1988.

[10On pourrait dans des formes différentes penser aussi au mouvement «  Nuit debout  ».

[11Todd, Emmanuel, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, éditions du Seuil, Paris, 2020.

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