L’ouvrage collectif dirigé par Duncan Gallie fait le point sur une question essentielle : peut-on comparer la qualité de l’emploi de façon internationale ? Qu’il s’agisse du contenu du travail ou de l’insécurité de l’emploi, les auteurs mobilisent les outils quantitatifs pour comprendre la variété des conditions de travail en Europe.
Recensé : Duncan Gallie (dir.), Employment Regimes and the Quality of Work, Oxford, Oxford University Press, 2007.
Duncan Gallie, sociologue bien connu en France, a rassemblé huit de ses collègues provenant de pays européens (Danemark, Royaume-Uni, France, Allemagne, Irlande, Italie, Autriche, Suède) pour se consacrer à la comparaison de la « qualité du travail et de l’emploi » (« the quality of work ») dans cinq pays, sur lesquels ils ont choisi de se focaliser, comme représentant la diversité interne de l’Union européenne (Danemark, France, Royaume-Uni, Allemagne et Espagne) ; d’autres pays, comme la Suède, apparaissent au gré des chapitres, mais de manière non homogène. Dans son introduction, Duncan Gallie explique au lecteur l’objectif de l’ouvrage : il s’agissait non seulement de comparer les pays concernés selon leur qualité d’emploi et de travail, mais aussi de vérifier la validité, quant à la variété de ces qualités, des explications classiques qui rangent les pays dans des types : welfare regimes (les trois mondes du capitalisme du welfare) à la suite de Gosta Esping-Andersen, ou production regimes à la suite de Peter Hall et David Soskice, qui ont opposé les économies de marché coordonnées et libérales. À ces deux principales approches, Duncan Gallie oppose la perspective des théories « universalistes », qu’il fait remonter aux travaux « industrialistes », développés des années 1960 (Kerr et Dunlop) aux années 1980 (les théories de la segmentation de Doeringer et Piore). Le fait que, au sein de ces travaux universalistes, Duncan Gallie ne prenne pas en considération les auteurs ayant travaillé du côté de la protection sociale (comme Harold Wilensky) est un signe de l’aimantation de l’ouvrage vers la qualité du travail plus que vers la qualité de l’emploi.
Si nous traduisons ici « qualité du travail et de l’emploi », c’est qu’il nous semble que les dimensions étudiées par les auteurs relèvent à la fois de l’un et de l’autre. Cette question est loin d’être clarifiée dans la comparaison internationale, et si le débat sur la « flexicurité » a essayé malaisément de s’en saisir, de même que les réflexions impulsées par la Commission européenne à la fin de 2001, aujourd’hui relativement marginalisées, les traditions diverses de tel ou tel pays n’ont pas cessé de jouer un rôle majeur. C’est donc à la fois tout le mérite des auteurs de vouloir rassembler les deux facettes du « travail », entendu en tant qu’entité qui s’oppose au capital (ou en tant que facteur de production, en économie), et toute la difficulté de l’exercice. Quality of Work, dans le titre, rassemble en fait cinq dimensions : le contenu du travail (job ou work tasks), la qualification (skill development), la formation, les statuts d’emploi (contractual statuses), l’articulation de l’emploi et de la vie familiale. Chacune de ces dimensions fait l’objet d’un chapitre : dans les limites restreintes de la présente recension, on ne pourra malheureusement pas rendre justice à tous les chapitres, et nous nous concentrerons surtout sur deux des dimensions, celle du contenu du travail et celle des statuts d’emploi, avant de conclure sur des leçons plus générales sur la comparaison internationale et l’intérêt de l’usage de la notion de qualité de l’emploi et du travail.
L’insécurité de l’emploi
La dimension des statuts d’emploi est traitée sous l’angle de la « job insecurity », qu’on appellerait souvent en France « précarité de l’emploi », terme qui n’a pas, au contraire de l’insécurité, de signification européenne universelle. Sur ce point, Serge Paugam et Ying Zhou ont décidé de travailler, non pas à partir d’indicateurs souvent employés (comme, par exemple, la durée de la présence dans son emploi – tenure – ou la part de travail temporaire – temporary work –) [1], mais plutôt en considérant le ressenti de l’insécurité, tel que mesuré dans deux enquêtes Eurobaromètre de la Commission européenne (en 1996 et 2001 [2]). Selon cette mesure, l’insécurité de l’emploi est en général plus élevée que dans les décennies d’après-guerre. Mais c’est dans les pays où les différences sociales sont les moindres que le sentiment d’insécurité est aussi le plus faible : Suède et Danemark. Pourtant, si les auteurs montrent partout une corrélation entre l’insécurité de l’emploi et sa mauvaise qualité (en termes de qualification, d’accès à la formation, d’initiative dans le travail et de possibilité de « conciliation » travail-famille), les pays scandinaves font exception en ce que leurs populations actives sont mieux « intégrées ». En outre, ils n’observent pas, au-delà des frontières, des relations systématiques entre telle ou telle caractéristique des salariés et l’insécurité de l’emploi ou du travail. Les auteurs ont construit une typologie de formes d’insertion professionnelle (« patterns of employment integration ») à partir de deux dimensions qui, bien sûr, sont cohérentes avec la définition générale de l’introduction de Duncan Gallie : d’un côté la sécurité de l’emploi et de l’autre le contenu du travail, une approche qui fait écho à celle que Serge Paugam a utilisée dans son enquête publiée dans Le Salarié de la précarité en 2000. Selon cette typologie, les différences apparaissent relativement faibles entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, mais le Danemark et les pays scandinaves plus généralement sont exceptionnels, en raison de leurs systèmes « inclusifs » d’intégration professionnelle. L’explication en termes de welfare regimes ou de variétés de capitalisme, ainsi qu’une explication universaliste, ne résistent donc pas à l’exercice, sauf pour la famille scandinave.
Formation professionnelle et qualité du travail
Sur l’aspect du contenu du travail, les chapitres sont écrits par Duncan Gallie (un chapitre spécifique et une large partie de l’introduction – pour la présentation de la littérature dans une perspective historique – y sont consacrés). Ici, l’auteur part de l’idée de la sociologie du travail de la « task discretion » (« l’autonomie dans le travail » serait une traduction approchée [3]) et de ses liens, explorés par cette littérature, avec la réalisation de soi et la santé, physique et mentale. Pour repérer les éventuels effets des régimes de welfare ou des modèles de capitalisme, Duncan Gallie mobilise un ensemble de données diverses : les premières, comparatives, émanent de la Fondation de Dublin, les secondes d’enquêtes nationales qui sont hétérogènes, mais beaucoup plus détaillées. D’autre part, il tient compte de données institutionnelles concernant la proportion des syndiqués parmi les salariés, les politiques menées dans le domaine des conditions de travail, les systèmes de relations industrielles, etc. Cet ensemble très varié de données ne peut être commenté en détail ici, mais il conduit l’auteur à des conclusions nuancées. Il écarte l’idée selon laquelle des différences de structures économiques expliqueraient les variations dans le degré de l’initiative des salariés dans leur travail. Ces variations sont plutôt, selon lui, à mettre en relation avec des traits institutionnels : le taux de syndicalisation et les meilleures conditions de négociation et de travail en Suède, par exemple. Mais l’analyse fine montre qu’il n’est pas possible de faire coïncider l’objectivation de la qualité du travail sous cet angle avec tel ou tel modèle de capitalisme. Le cas de l’Allemagne est éclairant à cet égard, où l’auteur observe à la fois la détérioration de la qualité du travail des travailleurs atypiques, et la relative homogénéité des professions et catégories sociales ; on notera que ces mesures sont faites avant la réforme Hartz des années 2000.
Au total, Duncan Gallie parvient à la conclusion que le facteur le plus discriminant pour le risque de polarisation en matière de catégories professionnelles [4] est le système de formation professionnelle, dans son articulation avec le système de formation initiale : dans les pays où l’acquisition de compétences / qualifications (« technical skills ») dépend le moins des employeurs, les salariés sont le plus à même de préserver une autonomie de décision dans leur travail (« the decision-making scope of their jobs »). Cependant, au total, la diversité en Europe ne se laisse pas résumer par les regroupements en types de régimes, qu’ils soient de production ou de protection sociale : c’est la variété nationale qui prévaut [5].
Les difficultés de l’approche de la diversité
Pour conclure un commentaire trop bref sur cet intéressant ouvrage, deux points comparatifs semblent devoir être soulignés. Le premier concerne le choix des auteurs d’utiliser la notion de job quality, rendue ici par qualité de l’emploi et du travail. Cet usage paraît cohérent avec la diversité des dimensions considérées, et il s’avère relativement robuste pour l’objectif que l’ouvrage s’est fixé : mesurer et comparer des facettes très diversifiées du travail contemporain en Europe. Le concept s’avère, par sa généralité et son caractère synthétique, beaucoup plus adéquat que celui, classique jusqu’à présent dans les pays latins, de précarité de l’emploi et du travail, qui s’est pourtant diffusé dans les années 2000 en Allemagne, et tout particulièrement pour les travailleurs atypiques dont Duncan Gallie note le sort spécifique dans ce pays.
Le second point qu’apporte l’ouvrage pour la comparaison concerne la mise en évidence des limites qui tiennent à l’analyse comparative uniquement centrée – comme souvent celle des travaux économiques – sur des indicateurs quantitatifs tirés d’enquêtes statistiques. À plusieurs reprises, les chapitres soulignent la fragilité et la vulnérabilité de ces données qui souvent sont loin d’être homogènes et souffrent d’observations trop peu nombreuses ou difficilement représentatives. En même temps, Duncan Gallie relativise, dans sa conclusion très claire et synthétique, le raisonnement en termes de « familles » de pays, qui a tendu à s’imposer un peu partout dans les comparaisons. D’une part, montre-t-il, seule la famille scandinave se révèle assez homogène dans l’étude, mais même elle ne doit pas cacher les différences importantes notées ici entre Danemark et Suède. Plus encore, nous dit Duncan Gallie, il ne faut pas oublier l’analyse en termes de cohérence sociétale, laquelle fait droit à la particularité des arrangements nationaux, comme l’avaient montré Marc Maurice, Jean-Jacques Sylvestre et François Sellier, il y a plus de vingt-cinq ans, en comparant l’Allemagne et la France à partir de leurs systèmes d’éducation et de formation professionnelle. Les deux approches sont complémentaires, souligne Duncan Gallie de manière convaincante dans la dernière de ses phrases de conclusion.
Jean-Claude Barbier, « Les Européens au travail »,
La Vie des idées
, 23 janvier 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-Europeens-au-travail
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[1] Encore plus en comparaison internationale, l’indicateur de travail dit « temporaire », qui regroupe en fait tous les statuts d’emploi dénués d’un contrat à durée indéterminée (open-ended contract), est particulièrement inadéquat, ce que soulignent à raison les auteurs. L’indicateur continue pourtant d’être très largement utilisé sans recul critique.
[2] Sur la base d’un questionnaire conçu par Serge Paugam et Duncan Gallie.
[3] À distinguer de la notion qui fait l’objet du livre de Gilbert de Terssac, Autonomie dans le travail (1992). L’auteur associe à la task discretion les approches à la Karasek, sur la mesure du « stress » en tenant compte de la « latitude décisionnelle ».
[4] L’auteur parle de « class », quand il mesure la polarisation éventuelles des situations concernant la qualité du travail entre d’un côté les professions indépendantes (professions), ce qu’on appelle, en France, les cadres (managers), et de l’autre côté les catégories les moins qualifiées (semi / unskilled).
[5] En passant, on notera, à cet égard, que l’auteur attache, selon nous, une importance injustifiée aux Lois Auroux pour le cas français.