Pendant presque six semaines, entre novembre et la fin de l’année 2018, les gilets jaunes ont fait l’objet d’une couverture médiatique exceptionnelle. Alors que les chaînes d’information continue ont relayé comme pour aucun autre mouvement social auparavant - et non sans complaisance - les principaux épisodes de la mobilisation (posture qui s’est finalement retournée contre elles), quelques figures médiatiques se sont succédé sur les plateaux de télévision et de radio pour y apporter des éléments d’analyse et d’interprétation. Cette préemption du débat public par un petit nombre d’experts désignés et/ou aux auto-proclamés renvoie aux modalités de sélection des intervenants dans les médias, fondées sur les réseaux d’interconnaissance et sur la recherche de « bons clients » récurrents (Van de Velde, 2012).
Naturellement, chacun a envisagé les gilets jaunes à l’aune de sa propre théorie sur l’état de la société française. Certains termes ont fait florès, comme jacquerie - qui désigne les révoltes paysannes dans la France d’Ancien Régime - lancé par Éric Zemmour dès le vendredi 16, puis repris par une partie de la presse régionale [conserver la note], ou diagonale du vide, ressorti des manuels scolaires des années 1980 par Hervé Le Bras. De son côté, Le Figaro prenait la défense des nouveaux ploucs-émissaires, tandis que Christophe Guilluy se présentait en prophète de la France périphérique - appelée plus abruptement cette France-là par Franz-Olivier Giesbert - et que Nicolas Baverez dissertait sur la revanche des citoyens de base.
Au-delà de leur violence symbolique et de leur condescendance, ces analyses répétées ad nauseam urbi et orbi disent sans aucun doute moins de choses sur les gilets jaunes que sur les représentations sociales et spatiales de leurs auteurs. Leur vulgarisation n’est pas le fruit d’un consensus scientifique mais d’une consécration médiatico-politique, à l’instar de celle des nouveaux philosophes dans les années 1980 (Bourdieu, 1984).
Aussi, s’il faudra des enquêtes approfondies et le recul de l’analyse pour comprendre ce qui se joue précisément dans ce mouvement, il semble utile de déconstruire dès maintenant un certain nombre de prénotions qui saturent le débat public. Nous souhaitons ici expliciter quatre d’entre elles, formalisées de manière systématique en termes d’opposition : entre villes et campagnes, entre centres-villes et couronnes périurbaines, entre bobos et classes populaires, entre métropoles privilégiées et territoires oubliés par l’action publique. À défaut de fournir des grilles de lecture stabilisées, la mise à distance de ces caricatures peut constituer un premier pas vers une meilleure compréhension des ressorts et des enjeux de la contestation.
Villes (Paris) contre campagnes (Province) ?
Comme l’indique une note des services de renseignement éventée dans la presse, les initiateurs du mouvement des gilets jaunes sont, pour la plupart, originaires d’Île-de-France, plus précisément de l’agglomération parisienne, soit la partie la plus urbanisée de la région-capitale. Et pour cause : les Franciliens sont au moins autant concernés que le reste des Français par la hausse des dépenses liées à l’automobile. S’ils utilisent un peu moins leur voiture et réalisent des trajets un peu plus courts, ils passent en moyenne 75 minutes par jour dans leur véhicule, contre 45 minutes pour les habitants de l’espace rural [1] ! En somme, le budget-temps compense largement les moindres coûts liés aux déplacements, ce qui permet d’expliquer la genèse et l’enracinement de la contestation dans la région parisienne.
Plus largement, la plupart des chercheurs considèrent que l’urbanisation du territoire français est désormais achevée : 61,5 millions de personnes, soit 92 % de la population, vivent aujourd’hui sous l’influence de la ville, selon des modes et des styles de vie urbains. Si la ruralité en tant que support paysager, aspiration sociale et système de valeurs n’a jamais disparu — et fait même l’objet de revalorisations récentes —, les grandes fractures sociales et spatiales s’enracinent désormais au sein du monde urbain. En effet, les grandes villes sont à la fois les lieux privilégiés de concentration des richesses et les points de fixation de la pauvreté : en France, 2/3 des ménages vivant sous le seuil de pauvreté habitent dans les zones denses des grandes villes [2].
Il serait donc erroné d’analyser le mouvement des gilets jaunes comme une jacquerie des populations rurales défavorisées contre des citadins fortunés. Il traduit, au contraire, la multiplicité des interdépendances territoriales et fonctionnelles au sein de vastes bassins de vie où se juxtaposent villes, campagnes, lotissements, bourgs ruraux revitalisés ou en difficulté, zones d’activités, espaces naturels, centres commerciaux, pôles logistiques, etc. L’automobile est bien souvent la condition nécessaire de l’accessibilité à ces différents espaces et à la diversité des ressources qu’ils offrent. C’est précisément parce qu’elle permet de maximiser les programmes d’activités et de pratiquer une forme de « zapping territorial » (Ascher, 1997) qu’elle a constitué le déclencheur des revendications des gilets jaunes.
Centres-villes contre couronnes périurbaines ?
Sur la base des interventions médiatiques de quelques figures charismatiques du mouvement, les gilets jaunes ont été rapidement assimilés aux habitants « relégués » dans les couronnes périurbaines des agglomérations [3]. De manière incontestable, la dépendance à l’automobile augmente avec la distance au centre de la ville. La vie périurbaine entraîne un allongement des déplacements et un usage accru des véhicules motorisés (Cailly, 2008). Cette situation n’est le fruit ni du hasard ni de la fatalité. D’une part, la périurbanisation a été fortement encouragée dans les années 1980 et 1990 — c’est-à-dire après la décentralisation de l’urbanisme — par des maires soucieux de développer par tous les moyens leur commune, quitte à éparpiller dans les périphéries, tout en les séparant les uns des autres, lotissements pavillonnaires, centres commerciaux et même grands services publics (Merlin, 2009). Cette dispersion urbaine, unique en Europe par son ampleur, a également été favorisée par l’État, à travers la multiplication des dispositifs d’accession à la propriété privée. Aussi, plutôt que de tenter maladroitement de récupérer le mouvement, les élus nationaux et locaux pourraient commencer par assumer leur responsabilité. D’autre part, les ressorts de l’installation des ménages (mais aussi des entreprises) dans les couronnes périurbaines et les franges rurales des agglomérations sont multiples et complexes : s’éloigner de la ville-centre est toujours le fruit d’un dosage entre choix et contraintes. De fait, toutes les enquêtes récentes (par exemple : Dodier, 2012 ; Girard, 2013 ; Lambert, 2013) soulignent la diversité des profils sociaux et la fluidité des trajectoires résidentielles des habitants périurbains, contredisant radicalement les analyses en termes de « relégation » ou de « sédentarisation ».
La France périurbaine n’est pas un zoo ! Elle est vivante, active, plurielle. Elle crée plus d’emplois que les centres des villes [4], y compris dans des secteurs à forte qualification (Nessi et al., 2016). Elle accueille, à l’image des représentants charismatiques des gilets jaunes, aussi bien des chefs d’entreprises installés que des ouvriers qui quittent le logement social, des petits commerçants attirés par la faiblesse relative des prix fonciers et immobiliers que des employés du secteur public se rapprochant de leur lieu de travail, des retraités à la recherche d’un cadre de vie paisible que des jeunes cadres qui ont besoin d’un logement adapté à leur projet familial (Rivière, 2012). À l’échelle nationale, ces périurbains disposent d’un revenu médian annuel plus élevé (20 975 €) que celui des habitants des villes-centres (19 887 €, Source INSEE).
L’écueil est qu’en dépit de leur vitalité et de leur diversité, voire de leur « maturité » (Nessi et al., 2016), les espaces périurbains continuent d’avoir mauvaise réputation. Depuis les années 1990, en réponse à l’injonction politique de durabilité, ils sont analysés presque exclusivement à travers les prismes dépréciatifs de l’urbanité menacée (Lévy, 2003), de la dépendance automobile consommatrice en énergie (Newman, Kenworthy, 1998), de la sécession socio-politique (Charmes, 2011), de l’insoutenabilité environnementale (Desjardins et Mettetal, 2012), voire de la laideur architecturale et paysagère (on se souvient de la couverture de Télérama en 2010 sur « La France moche »). Ces visions catastrophistes et culpabilisantes ont contribué à alimenter un sentiment de colère parmi les élus et les habitants de ces territoires, dont les gilets jaunes constituent assurément l’une des expressions.
Bobos contre prolos ?
La dimension sociale des gilets jaunes a été largement passée sous silence par les médias. Le recueil des témoignages et les premières enquêtes de terrain tendent à montrer que la plupart des personnes engagées activement dans la protestation sont issues des classes moyennes et des fractions consolidées des classes populaires : infirmiers, travailleurs sociaux, professeurs des écoles, personnels administratifs de catégorie B des collectivités locales, techniciens de l’industrie, artisans, petits commerçants, employés des services commerciaux ou comptables des entreprises, etc. Ces professions dites intermédiaires représentent un quart de l’emploi, un chiffre en croissance. Leur revenu et leur pouvoir d’achat sont plutôt stables depuis 20 ans, tout en demeurant très sensibles aux politiques fiscales et aux effets de conjoncture, y compris aux fluctuations des prix du carburant — qui, comme on le sait, ont allumé la mèche de la contestation. Mais il ne s’agit bien que d’une étincelle : le poids des dépenses liées à l’automobile est stable depuis 1990, au contraire par exemple de celles liées au logement (en augmentation constante, tout particulièrement au centre des villes et pour les ménages les moins aisés) ; le carburant et ses taxes ne représentent qu’un quart de ces dépenses, une part bien moindre que celle liée aux assurances et à l’entretien. Ainsi la révolte semble-t-elle s’enraciner, de manière beaucoup plus profonde, dans le double sentiment d’une fragilisation généralisée du pouvoir d’achat et d’une injustice sociale dans les efforts fiscaux demandés aux ménages par le gouvernement.
Par ailleurs, les 20 % de Français non motorisés demeurent un impensé. Ceux-ci ne se résument pas aux bobos des métropoles ; il s’agit en majorité de jeunes ménages sans qualification et sans emploi, qui ne sont pas en mesure d’assumer les coûts liés à la possession d’un véhicule motorisé et sont de ce fait entièrement « captifs » des transports en commun (Rougé, 2005). Or, ce qui différencie le plus les classes populaires entre elles est l’accès ou non à un emploi stable, dont l’automobile est une condition très souvent nécessaire. Ces ménages comptent parmi les destinataires des mesures d’aide à la mobilité élaborées en urgence par le gouvernement. Mais tout indique qu’ils n’ont pas participé massivement aux manifestations ! Aussi, ces annonces pourraient avoir des effets contre-productifs sur le mouvement des gilets jaunes, dont plusieurs représentants ont indiqué leur refus d’être assimilés aux « assistés » bénéficiant des aides sociales de l’État. Ce discours a d’ailleurs été repris par certaines figures politiques nationales, comme Laurent Wauquiez : étrange posture que celle qui consiste, dans le même temps, à envisager la redistribution sociale envers les familles les plus précaires comme une forme d’assistanat et à exiger plus de redistribution spatiale envers les territoires les plus défavorisés. Comme si ceux-ci existaient en tant que tels, en dehors de leur population.
France privilégiée contre espaces abandonnés ?
Enfin, plusieurs commentateurs ont analysé le mouvement des gilets jaunes comme la conséquence de politiques publiques à deux vitesses, qui privilégieraient de manière systématique les espaces métropolitains dynamiques au détriment du reste de la France. De fait, la concentration des moyens de l’aménagement du territoire en direction des grandes villes est une tendance marquante des vingt dernières années. Celles-ci ont bénéficié de grands projets de renouvellement urbain, aussi bien dans les centres (gares, tramways) que dans les quartiers de la politique de la ville (rénovation urbaine) et les périphéries proches (pôles de compétitivité). Mais cette évolution est intervenue après cinq décennies de politiques dites de rééquilibrage territorial destinées à contenir le développement de la région parisienne et à revitaliser par la décentralisation le « désert français » (Gravier, 1947). Par ailleurs, des actions spécifiques continuent à être menées en faveur des espaces ruraux au nom des handicaps structurels qui les pénalisent dans la concurrence territoriale. C’est plutôt dans l’« entre-deux territorial » que constituent les villes petites et moyennes et, dans une moindre mesure, les franges des agglomérations que l’action publique s’est déployée de manière lacunaire et velléitaire.
Ces territoires ne sont pourtant pas dans une situation d’abandon politique et social : ils bénéficient d’une forte représentativité au parlement (bien supérieure à celle des banlieues des grandes agglomérations, par exemple), de structures de gestion et de projet dont les compétences ont été renforcées par les évolutions législatives récentes, de nombreuses initiatives citoyennes et même, en dépit de contraintes croissantes, de leviers de financement non négligeables (aides de l’Union européenne, contrats de plan, dispositifs de défiscalisation). Le véritable écueil est qu’ils n’ont jamais fait l’objet de politiques ad hoc. Ainsi, dans le périurbain, l’action publique s’est focalisée sur les moyens de lutter contre le processus d’étalement urbain au risque d’oublier les espaces qui en sont la conséquence (Roux, Vanier, 2008). Les politiques de transport offrent une illustration frappante de cet impensé : historiquement conçues pour améliorer l’accessibilité des centres et désenclaver les banlieues, elles sont peu opérantes pour prendre en charge les déplacements individuels dans les périphéries (Massot, 2010). Dans les villes petites et moyennes également, qui sont loin d’être toutes « perdantes » dans la mondialisation (Baudelle et Tallec, 2008), les solutions sont encore trop souvent dupliquées de celles mises en œuvre dans les métropoles et inadaptées aux contextes locaux (Béhar, 2011). Aussi, plutôt que d’engager la bataille sur le terrain de la victimisation, l’enjeu est de créer les conditions de formalisation et de mise en œuvre de politiques innovantes susceptibles de concilier localement choix résidentiels, contraintes économiques et sobriété écologique.
Finalement, en diffusant des sociologismes simplistes ou infondés au détriment de l’analyse et de la controverse argumentées, les autoproclamés spécialistes ès gilets jaunes prennent le risque de passer à côté des véritables enjeux, sinon de souffler sur les braises du mouvement. Opposer, comme le font implicitement ces commentateurs, « automobilistes périurbains » et « privilégiés des centres », « bons pauvres » et « mauvais pauvres », territoires « gagnants » et espaces « abandonnés » permet peut-être de fournir quelques clés de lecture rassurantes — et aussi de réduire le nombre de ceux qui méritent d’être aidés. Mais cela n’a jamais réglé leurs problèmes.