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Recension Philosophie

La boîte à idées
L’esprit humain est-il soluble dans la science ?


par Emmanuelle Glon , le 18 juillet 2012


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Les rapports entre pensée et cerveau depuis longtemps fascinent : avec le développement des neurosciences, à la fascination s’ajoute la crainte. Que reste-t-il de l’esprit lorsqu’on pénètre le cerveau ? Quand les fantasmes neuroscientifiques de connaissance et de maîtrise se mêlent aux fantasmes sur les neurosciences...

Recensés :

 Emmanuel Fournier, Creuser la cervelle - Variations sur l’idée de cerveau. PUF, 2012, 281 p., 23, 50 €.

 Pierre Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Seuil, 2012, 186 p., 21, 30 €.

De manière plus ou moins informée, de plus en plus de disciplines tentent de s’approprier les données issues des recherches en neurosciences cognitives, telles que le neuro-marketing ou la neuro-pédagogie, sans que l’on sache très bien si c’est le contenu de connaissance ou le crédit de scientificité qui est visé. La position des sciences cognitives, en effet, n’est pas sans ambiguïté : alors qu’elles tendent de plus en plus à servir de caution scientifique à bon nombre de domaines, en favorisant l’émergence de nouvelles disciplines, leurs modèles d’analyse, leurs méthodologies et leurs applications restent encore largement confidentiels.

Au delà des controverses, les recherches actuelles sur le cerveau et leurs acquis, dans le domaine du langage, de la mémoire, du raisonnement ou encore des émotions, interrogent notre propre vision de l’esprit. Mais comment évaluer cette nouvelle jurisprudence neuroscientifique ? Quels sont les enjeux et implications des neurosciences contemporaines pour notre connaissance des fonctions majeures de la conscience ? Qu’ont-elles à apporter à la manière dont nous nous représentons le monde et l’esprit humain ? C’est à ces questions que se sont confrontés, chacun à leur manière, Creuser la cervelle d’Emmanuel Fournier, et Lire le cerveau de Pierre Cassou-Noguès. Tandis que l’un cherche à explorer, de manière la plus exhaustive possible, les différents domaines de recherche issus du vaste champs expérimental des sciences cognitives, l’autre vise plutôt à étudier, sous forme de fictions de différents types, esthétiques et scientifiques, une certaine conception des rapports entre le cerveau et l’esprit.

Cependant, il existe entre ces deux ouvrages un air de famille assez frappant. Le plus significatif est leur insistance sur les éventuelles dérives d’un usage trop hâtif des connaissances neuroscientifiques et la mise en garde contre la tentation d’identifier le cogito au cerveau, voire de remplacer l’un par l’autre. E. Fournier et P. Cassou-Noguès laissent toutefois en suspens la question de savoir qui pourrait avoir cette tentation. Comme le rappelle E. Fournier, il ne s’agit pas de remplacer une source causale, l’esprit, par une autre, le cerveau, mais de reconnaître, selon les fonctions étudiées, plusieurs niveaux de description également légitimes. D’où la nécessité de rappeler que la méthodologie des neurosciences cognitives — mais n’est-ce pas le propre de toute science après tout ? — fonctionne fondamentalement par « essai et erreur » et que l’effort de localisation anatomique de certaines fonctions mentales n’est jamais borné.

Les neurosciences comprennent plusieurs types de spécialités attachées à l’étude du système nerveux, à savoir la neurobiologie, la neurologie, la neurophysiologie, la neuropathologie ou encore la neuroendocrinologie. Les neurosciences cognitives renvoient à l’étude des processus neurobiologiques relatifs aux fonctions mentales fondamentales, telles que le langage, la perception, l’émotion, la mémoire, la conscience ou l’action motrice. Issues du tournant cognitiviste abordé dans les années 50 aux États-Unis par la psychologie, la neurologie, la philosophie, l’intelligence artificielle et la linguistique (que l’on regroupe sous le terme générique de « sciences cognitives »), les neurosciences cognitives tendent à devenir, selon l’usage, l’appellation par défaut de l’ensemble des disciplines spécialisées dans l’étude du cerveau et de la cognition humaine.

Cartographie de la subjectivité

 E. Fournier convoque un éventail considérable de sujets et de problèmes, telles la plasticité cérébrale, l’anosognosie, la perception des couleurs, la douleur, l’émotion, la conscience, l’identité personnelle, ou encore la vision aveugle, et il ne manque pas d’évoquer les défaillances de la structure cérébrale comme source vive de la réflexion philosophique, mais il le fait en accumulant une liste si étourdissante de concepts, implicites ou explicites, qu’on en a un peu le tournis. Aussi, on reste un peu frustré de se voir ainsi privé, même au conditionnel, de la moindre suggestion explicative, de la plus petite orientation épistémologique, dans le flux pourtant si abondant qui forme l’histoire de la philosophie, pas seulement de l’esprit mais aussi du langage et de la connaissance, qui pourtant alimente et conditionne en sous-main la prétendue neutralité des questions qu’il pose.

Prenons l’émotion, abordée en particulier dans la huitième partie du livre : peut-on parler de l’émotion sans au moins tenter de la définir, par opposition aux affects et aux réponses viscérales et en rapport aux croyances, à l’action et aux intentions de l’agent, et de l’analyser en tenant compte un minimum de sa diversité — la peur, l’anxiété, l’espoir, la surprise, le regret, la satisfaction, la joie, le désir, la fureur ? Quoique semblables sur le plan du ressenti, la peur m’incite à agir tandis que l’anxiété et le trac m’en empêchent. Le regret suppose, pour être rationnel, une croyance et une croyance vraie : si je regrette que mon avion a du retard, cette émotion implique que mon avion ait bel et bien du retard. La satisfaction, comme la tristesse, peut être dépourvue de marqueurs somatiques particuliers mais n’engage pas nécessairement, au même titre que l’anxiété, la vérité dans son processus de rationalisation. Quant à l’excitation sexuelle, si elle est moins perméable à l’évaluation rationnelle que le regret, elle implique bel et bien des représentations normatives, sans que personne ne lui conteste pour autant une dimension viscérale et biochimique forte. L’émotion est donc une attitude intentionnelle associée à des réponses motrices, physiologiques, attentionnelles et expressives. Sur cette base, le projet des neurosciences est de déterminer les mécanismes de génération et de régulation de certaines émotions basiques, tels que la peur ou le dégoût, en fonction de ces réponses et de leurs interactions.

Faut-il éliminer l’esprit ?

E. Fournier interroge également la conscience. La variété des usages du concept de conscience autorise-t-elle à lui retirer toute signification ? Ne mériterait-elle pas d’être décrite, ne serait-ce que sous la forme d’un petit échantillon d’exemples ? Quelle différence y a-t-il entre elle et l’attention par exemple ? Peut-on être inconsciemment attentif ? À moins qu’elle ne soit qu’un concept hypostasié par nos intuitions mais dépourvue de réalité ? E. Fournier souligne à plusieurs reprises la versatilité du langage ordinaire au sujet du psychisme (par ex. p. 108), mais il aurait été intéressant d’approfondir l’hypothèse. Car qu’en conclure ? Qu’il ne s’agirait là que de simples termes, inconsistants et volatiles, un jeu de langage ? Si le langage est opaque, ne devrait-on pas dès lors admettre, comme le veut l’hypothèse éliminativiste, qu’il n’existe entre nos concepts mentaux et notre comportement qu’un bricolage explicatif improvisé, et qu’en essayant d’éclairer et de spécifier les généralisations descriptives et explicatives de la psychologie ordinaire, la psychologie scientifique perdrait son temps ?

Au-delà du problème de la conscience, n’y a-t-il pas un problème plus profond que l’instabilité d’un vocable, susceptible de résister à l’entreprise de naturalisation de l’esprit ? Quand quelqu’un affirme être stressé à l’idée de passer le baccalauréat la semaine prochaine, il fonde son interprétation sur l’objet de sa croyance, en l’occurrence « qu’il passe le bac la semaine prochaine », et non pas sur les propriétés physiques de son état. Autrement dit, pour lui, c’est le « contenu intentionnel » de son état de stress qui est la cause de cet état, et non pas l’action de son cerveau. Or, si l’on admet que l’attribution des états mentaux aux autres et à soi-même, aussi diverses que soient les expressions employées, repose fondamentalement sur le contenu des pensées, plus particulièrement les propriétés extrinsèques de ce contenu (environnementales et historiques), alors que seules des propriétés physiques intrinsèques peuvent être causalement efficaces, alors l’intentionnalité n’est pas naturalisable, ce qui veut dire, soit qu’elle est éliminable, soit qu’elle possède un certain pouvoir explicatif qui n’est pas réductible à une causalité physique.

Le projet naturaliste consiste donc à proposer de nouveaux modèles théoriques en s’opposant à la fois à l’héritage ontologique du dualisme cartésien et à l’épistémologie trop coûteuse du monisme matérialiste.

Si l’on suit la distinction wittgensteinienne entre la cause et la raison (Cahier Bleu), les propositions “je suis de bonne humeur parce que le soleil brille” et “je me suis brulée parce que l’huile de friture était bouillante” répondent toutes les deux à la question “pourquoi ?” Pourtant, ces deux explications causales sont de type très différent : la première est une explication en termes de raison ou de motif dont le contexte est opaque puisqu’il implique des croyances, des désirs, des connaissances propres à l’agent, alors que l’autre est une explication en termes de cause physique dont le contexte est transparent puisque mes croyances ne jouent aucun rôle causal dans l’action de l’huile de friture sur ma main nue. Que je sois ou non de bonne humeur, c’est physique, je me brûle !

Ainsi, le monde cérébral obéirait à la causalité de second type, la causalité physique tandis que le monde mental obéirait à la causalité de premier type, la causalité intentionnelle, et pour cette raison là, une partie de la cognition humaine demeurerait irréductible à des phénomènes neuro-biologiques. Plusieurs réponses ont été apportées à la position wittgensteinienne sur la distinction cause-raison, puisque cette dernière encourageait une vision dualiste de l’esprit et tendait à remettre en cause la pertinence explicative de la psychologie ordinaire.

Don’t be afraid ! (of your brain)

Que l’on s’interroge dès lors sur les appels ironiques à la prudence lancés diversement tout au long du livre. Creuser la cervelle nous dit en substance que les recherches sur le cerveau ne cessent d’évoluer et que l’imagerie cérébrale n’est pas transparente, mais que, contrairement à ce que tout laisse croire, on n’a rien à craindre d’elles. On se sent donc forcé de conclure qu’un philosophe tenté par le naturalisme devrait nécessairement adjoindre à son intrépide réflexion la mention préalable que ça ne mord pas. « Fallait-il que nous soyons dans un besoin de repère insensé pour croire que penser en termes cérébraux suffirait à nous rassurer ! » s’exclame E. Fournier (p. 158). Mais qui le croit ? À quel genre de mal imputer cet hypothétique besoin, si du moins ce n’est pas, mais c’est peut-être le cas, un effet dramatique arbitré par l’imagination littéraire ? Est-ce le risque prétendu d’apostasie censée répondre au potentiel hégémonique supposé des neurosciences ? Est-ce parce que le sujet est si sensible qu’on ne peut aborder ces dernières sans être soit contre soit tout contre ?

Ce qui est en cause peut-être, ce n’est pas la prétendue avidité du champ de recherche des neurosciences contemporaines ou les éventuelles malfaçons de ses protocoles expérimentaux, mais, comme ironisait John Searle, le pédantisme affecté au caractère désormais honorifique du terme même de « science », que s’oblige à réclamer, dans une rivalité régicide, tout domaine de connaissance dans sa visée de légitimation, que ce soit les sciences cognitives, les sciences sociales, les sciences politiques, les sciences économiques, les sciences stratégiques, les sciences physiques, les sciences humaines, les sciences naturelles, les sciences du langage, les sciences de l’éducation, la science de l’art, etc. À cela, Searle oppose l’usage plus convivial de « connaissance ».

E. Fournier connaît indéniablement son affaire. Mais en offrant des réponses parfois contradictoires à toutes sortes de questions qui, pour pertinentes qu’elles soient, apparaissent souvent comme le résultat d’un choix normatif sous-jacent, en préférant souvent l’allusion à l’explication, chose inévitable lorsqu’on veut tout aborder, l’ouvrage déroute, et parfois, assomme. La quatrième de couverture précise qu’il ne s’agit pas d’une « théorie du fonctionnement cérébral » et c’est heureux, car qui, à ce jour, peut prétendre en avoir une ? N’est-il pas plus raisonnable d’en avoir plusieurs ?

Le cerveau illisible ?

Lire le cerveau de Pierre Cassou-Noguès donnerait davantage de matière, non pas sur les sciences cognitives elles-mêmes, que sur l’idée que l’on pourrait s’en faire.

 Car, à tout le moins, Lire le cerveau fait peur. Il ferait peur en tout cas à bon nombre de cognitivistes ayant pour habitude d’assister, dubitatifs, aux ardeurs intéressées d’un monde en quête, pour les uns, de la zone anatomique du Pepsi [1] ou pour les autres, d’un neurone du terrorisme. L’histoire des neurosciences serait-elle l’histoire d’un rêve un peu gothique qui consisterait, indépendamment d’elles, à révéler de l’individu ce qu’il ne peut cacher, telle une manière de l’asservir ?

Le projet du philosophe n’est pas, semble-t-il, de faire le procès des neurosciences cognitives mais de questionner un phantasme, incarné par ce lecteur de cerveau, matérialisation de nos émois et de nos pensées. Mais là encore, une question reste en suspens : le phantasme de qui ? Le voisinage de la fiction esthétique, comme La Mort aux trousses de Hitchcock ou la Prisonnière de Proust, avec l’expérience de pensée, et plus encore avec la référence à des résultats expérimentaux existants, est plutôt amusant, mais du point de vue épistémologique, la posture n’est pas claire : le livre est-il une méditation sur les phantasmes suscités par les neurosciences ou un point de vue philosophique visant à démontrer que les neurosciences sont un phantasme ?

La machine de Feigl ou le fantôme de l’identité

P. Cassou-Noguès défend la thèse dualiste, classique, cartésienne en somme, entre le cerveau et l’esprit, qu’il identifie comme étant deux entités distinctes. Pour étayer sa thèse, il la confronte, sans toutefois la nommer, à la thèse strictement opposée, à savoir à l’hypothèse dite de « l’identité physicaliste des types », dont Herbert Feigl est un représentant. Selon cette hypothèse, tout concept mental possède stricto sensu un référent physique déterminé.

Une expérience de pensée est une abstraction visant à tester par la logique la cohérence et la rationalité d’un argument. Afin d’envisager positivement les rapports entre les états physiques et les états mentaux en termes d’identité, ce philosophe des sciences proposa à la fin des années 50 l’expérience de pensée dite de « l’autocérébroscope », à laquelle P. Cassou-Noguès consacre un chapitre. L’autocérébroscope est une application, résolument utopique, de ce que serait une véritable phénoménologie neurobiologique de l’introspection. Imaginons que je sois relié à une machine m’informant en temps réel de mon vécu cérébral. Comment puis-je être sûr qu’à mon expérience phénoménale corresponde bien l’événement cortical ainsi enregistré par la machine ? Prenons un mal de dent. Serait-il plausible logiquement d’envisager qu’à une catégorie d’état mental — l’expérience du mal de dent — correspondrait un certain type d’état cérébral ? Et que se passerait-il si je constatais que mon mal de dent, que pourtant je ressens, n’était pas corrélé à un événement physique ? Qu’adviendrait-il de mon concept de mal de dent et plus généralement de douleur ?

Il faut noter que les questions posées dans ce livre ont été abondamment discutées par la philosophie des sciences et la philosophie de l’esprit, à vrai dire depuis plus de quarante ans, et sur l’ensemble des hypothèses apportées, le physicalisme des types, qui n’épuise pas, du reste, la théorie de l’identité, est raisonnablement considéré comme obsolète. Il est donc assez dommage qu’à lui se réduisent les réflexions de P. Cassou-Noguès, du moins s’il entend par là éclairer l’une des bases théoriques de l’approche cognitiviste.

De manière générale, plusieurs modèles ont été proposés afin d’éviter deux positions inconfortables, à savoir, à la fois l’éliminativisme (« les neurones sinon rien ») et le dualisme (« à chacun sa vérité »). Le fait de se demander si des entités mentales peuvent être identiques ou non à des entités physiques implique une clarification préalable à propos de ce qu’on entend par « entité » : s’agit-il d’une catégorie, d’un type mental ou du particulier concret (l’occurrence) inscrit dans cette catégorie et compris comme instance de ce type mental ? Dès lors, on oppose à la théorie physicaliste des types la théorie de l’identité token-token, qui consiste à qualifier la relation entre esprit et cerveau en termes uniquement d’occurrences [2]

Le mythe de l’intériorité

P. Cassou-Noguès semble adopter aussi l’hypothèse anti-introspectionniste de l’esprit que l’on prête communément à l’auteur des Investigations philosophiques. L’idée, introspectionniste, selon laquelle nos états mentaux sont des phénomènes privés, dont le contenu est infailliblement connu de moi et de moi seul est une idée séduisante qui possède, il est vrai, un certain poids historique.

Le concept d’introspection tire pourtant son succès d’une ontologie dualiste prenant la matière et l’esprit pour deux ordres distincts. Ainsi, la vérité de nos croyances sur le monde dépend du privilège épistémique accordé à la première personne, c’est-à-dire à une conception de l’esprit fondée sur l’idée d’accès — direct et immédiat — à l’ensemble des événements et processus qui forment ma vie psychique.

Le cartésianisme, quoique moins subtil que celui qui lui donna son nom, reflétait sans doute, comme toute théorie philosophique, ce qu’il nous était possible alors d’imaginer. Et certes, qui mieux que moi peut savoir que je souffre ou que je suis heureux ? Or, un lecteur des Investigations de Wittgenstein me demandera d’où me vient cet usage si concerté du mot « souffrance » ou du mot « heureux ». Comment les ai-je donc appris ? Par introspection ? Surtout, comment pourrais-je avoir accès à la « vie intérieure » d’autrui si tout n’était qu’affaire d’intériorité ? Aussi, l’anti-infaillibilisme hérité en partie de la critique wittgensteinienne du langage privé introduit la possibilité théorique de l’erreur dans le processus d’identification de mes états mentaux. Ce qui revient à dire qu’autrui ne m’est pas davantage étranger que je ne le suis à moi-même. C’est ce que postule le béhavioriste : la compréhension et l’usage des termes mentaux reposent essentiellement sur l’observation du comportement externe d’autrui et non sur ce qu’on pourrait appeler le ressenti interne de l’agent interprétant, qui dès lors ne possèderait en la matière qu’une autorité secondaire.

Il existe toutefois une lecture plus radicale de Wittgenstein, baptisée « kripkensteinienne ». Selon Kripke en effet, Wittgenstein serait un sceptique ne voyant dans la formation et l’usage des termes de la langue naturelle qu’une pratique sociale, non un mode de représentation de la réalité [3]. Il n’y aurait donc rien d’autre dans l’usage de nos concepts mentaux qu’un jeu de langage autoréférentiel, dénué de tout appui empirique, objectif ou subjectif. Est-ce cette position sceptique que défend P. Cassou-Noguès ? De ce qu’il ne dit pas du concept de pensée plutôt que de ce qu’il en dit, je serais tentée de le croire. Or le problème est beaucoup plus complexe que cela : l’abondante série d’analyses sur la psychologie ordinaire et l’une de ses composantes essentielles, les attitudes propositionnelles — qui charpentent notre usage commun des concepts mentaux, cette fameuse pensée dont il est question dans le livre — incite en effet à rejeter l’introspectionnisme. En même temps, l’importance accordée aux qualia par certains philosophes de l’esprit, tel que Thomas Nagel par exemple, et plus largement certaines approches phénoménalistes de la psychologie ont contribué à renouveler l’hypothèse de l’introspection, considérée par certains comme un contrepoint théorique au réductionnisme.

Alors que pour certains les qualités sensibles - les qualia - doivent être objectivées, en tant qu’elles valent pour un aspect fondamental de la conscience, pour d’autres, elles ne sont pas vraiment des états mentaux mais leur aspect phénoménal et leur dimension subjective, autrement dit une propriété contingente de l’intentionalité [4] liée au traitement local des données sensorielles.

Dans un article célèbre, « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », Thomas Nagel postule qu’aucune cartographie neurophysiologique complète d’une expérience de chauve-souris n’est envisageable, à moins d’être soi-même une chauve-souris, ce qui exclut du même coup, ces aimables créatures étant ce qu’elles sont, d’en obtenir un équivalent humain. Cette expérience de pensée, comme celle du spectre inversé, vise à montrer que la conscience phénoménale n’est pas accessible à la science. Thomas Nagel, « What Is it Like to Be a Bat ? », Philosophical Review, 1974, p. 435-450. Trad. fr. Pascal Engel, « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », Questions mortelles, Paris, PUF, 1983.

 Plus largement, l’hypothèse de l’introspectionnisme interroge la forme même de nos états mentaux : pourrait-on envisager pour chacune des occurrences d’attitudes, celles de la croyance, du désir, de l’espoir, de la certitude, de la volonté, etc., une qualité phénoménologique propre ?

P. Cassou-Noguès envisage l’orientation générale des neurosciences par la volonté de révéler, « sans la coopération du sujet », les pensées que ce dernier cacherait (p. 63). Le problème se pose-t-il vraiment en ces termes ? Mise à part la difficulté que soulève l’expression même de « pensée cachée », comme d’inconscient, qui ne possède pas vraiment d’équivalent réel dans la charte terminologique utilisée par les sciences cognitives, l’idée de pensée cachée relève en fait, non pas d’une intention réelle mais d’une hypothèse logique. L’argument est le suivant : puisque, peu à peu, les neurosciences, grâce aux techniques toujours plus perfectionnées de l’imagerie, parviennent à isoler les zones associées aux réponses corticales d’un certain nombre d’activités psychiques (liées à une action motrice, une émotion, une image mentale, etc.) se pourrait-il qu’un jour, à l’inverse, on puisse déduire de l’activation de telles ou telles zones du cerveau la présence d’une pensée particulière ? Autrement dit, pourrions-nous un jour reconstituer, cette fois, à partir de l’activation de telles ou telles régions corticales, les différents événements qui forment la vie psychique d’un individu, quitte à contredire ce qu’il croyait de son état de conscience actuel ? Qu’il rêve alors qu’il se croyait éveillé ? Qu’il se sent coupable alors qu’il se croyait indifférent ? Qu’il ment ? Mais cela supposerait que l’ensemble des difficultés exposées précédemment aient été surmontées. Du côté de la psychologie cognitive, de nombreuses études, effectuées en particulier auprès de personnes cérébrolésées, montrent que l’on peut agir efficacement et attentivement, pour des tâches sensori-motrices mais aussi sémantiques, sans que les stimuli soient perçus consciemment [5].

Cependant, si l’on identifie cette fois la pensée cachée au caractère implicite d’un certain nombre de nos états mentaux conscients, alors la pensée cachée est une caractéristique fondamentale de la mentalisation, qui ne nécessite nullement l’intervention des neurosciences. Nos raisonnements quotidiens, en effet, s’articulent, de façon fondationnelle, autour de pensées tacites et notre capacité à attribuer des états mentaux à nous-mêmes et aux autres repose essentiellement sur un savoir-faire implicite.

Maintenant, que penser de l’idée selon laquelle l’« importance donnée au thème des “pensées cachées” dans les neurosciences contemporaines tient à leur application aux questions de sécurité » ? (p. 63). On ne peut certes reprocher à P. Cassou-Noguès d’avoir de l’imagination, mais je me contenterai de rappeler une évidence : les concepts de « neuro-sécurité » comme parfois de « neuro-marketing » relèvent de logiques discursives et politiques bien plus que scientifiques, et celles-ci ne sauraient engager le domaine de recherche concerné qu’à son corps — et son esprit — défendant [6].

Adieu, liberté chérie !

Autres thèmes abordés par P. Cassou-Noguès, celui du mensonge et du libre arbitre, avec en premières lignes, les travaux de Benjamin Libet et de John Dylan Haynes.

En 1982, le physiologiste américain Benjamin Libet publie les résultats d’une expérience effectuée sur le mouvement physique, comme appuyer sur un bouton. Libet concluait que la décision consciente d’agir retardait de 350 millisecondes sur l’activation du réseau cortical responsable de l’action effective, ce qui favorisait une conception plutôt émergentiste de la conscience. Certains matérialistes s’emparèrent à leur tour des conclusions de Libet pour faire valoir que le libre arbitre était une illusion [7]. L’action humaine ne serait pas, comme on le pensait, le résultat d’une volonté souveraine, mais l’interprétation après coup d’un évènement précâblé dans le cerveau. L’expérience de Libet eut au moins l’avantage d’être très lucrative... pour le cinéma. Ainsi, ces travaux inspirèrent les scénaristes de Minority Report (Spielberg, 2002), allégorie sur l’aliénation où la police pouvait neutraliser les criminels avant qu’ils ne commettent leurs forfaits — de quelques centaines de millisecondes on passait à quelques minutes de délai.

John Dylan Haynes, quant à lui, neurobiologiste à l’institut Max Planck et au Bernstein Center for Computational Neuroscience de Berlin, reprend le test de Libet en visant non plus les mouvements physiques mais des opérations mentales, soustraire ou additionner, avec l’obtention d’un décalage de 7 secondes obtenues par IRMf.

Malgré les biais de rationalisation préjudiciables à l’exactitude des résultats, les travaux précurseurs de Libet sur les actions volontaires et la conscience décisionnelle illustrent assez bien le projet global entrepris pour les neurosciences au sujet de la conscience, qui consiste à rendre compte, au même titre que la philosophie théorique, d’un apparent paradoxe plutôt aisé à reconnaître, entre l’idée que nous sommes supposés agir selon notre propre volonté et celle selon laquelle notre comportement dépend de mécanismes physiques échappant au contrôle conscient [8]. Ce type de résultats encourage en particulier l’idée que notre système de contrôle du comportement est un système binaire, permettant d’agir à la fois de façon réfléchie et contrôlée par le biais d’inférences, et de façon directe, sous la forme de réponse immédiate à des stimuli. Car en période de danger, réfléchir, parfois, c’est mourir.

Le détecteur de mensonges

Plus accrocheur est l’exemple du mensonge (p. 85). Qu’y a-t-il de commun entre tous nos mensonges ? Il aurait peut-être été intéressant de tenter de l’analyser. Mentir est une action réflexive qui exige que l’on contrôle son action de manière à formuler sa réponse en l’opposant consciemment à ce que l’on croit être vrai. Autrement dit, le mensonge est une opération méta-représentationnelle impliquant des processus d’inhibition de ses croyances sur une situation donnée. Or, certains travaux ont permis d’isoler des régions du cerveau impliquées dans les processus de contrôle cognitif et d’inhibition, notamment celle du cortex préfrontal dorsolatéral. Malgré tout, la perspective de décoder un phénomène aussi hétérogène que le mensonge, qui plus est en se passant de la solidarité des agents, soulèvent de profondes difficultés [9]. En outre, on pourra juger embarrassant le présupposé théorique qui leur est sous-jacent, à savoir, là encore, qu’à chaque concept mental correspondrait stricto sensu une zone d’activation neuronale. Maintenant, qu’en conclure sur le naturalisme physicaliste en général et sur les neurosciences cognitives en particulier ?

Le naturalisme des neurosciences cognitives consiste à rechercher de manière systématique de possibles transactions entre la pensée et le cerveau, sans se prononcer à l’avance sur la nature et le rôle de ces transactions. Les préoccupations scientifiques qui président à des expériences telles que celles-là n’ont rien à voir avec le souci sécuritaire, mais répondent à une posture heuristique visant à intégrer les éventuels mécanismes sous-jacents à la conscience de soi.

Par conséquent, si l’intention de l’auteur était de nous suggérer, par le truchement de la fiction, que notre pensée était fondamentalement inaccessible à l’examen neuroscientifique, alors il est raisonnable de penser qu’avec le physicalisme des types, il se trompe de cible.

« Curieuses sciences, les neurosciences n’ont pas besoin de théorie », nous dit Pierre Cassou-Noguès (p. 88). Tout dépend, évidemment, de celles qu’on leur prête.

par Emmanuelle Glon, le 18 juillet 2012

Aller plus loin

 David Chalmers, L’Esprit conscient, traduction française de Stéphane Dunand, Paris, Ithaque, 2010.

 Stanislas Dehaene, Vers une science de la vie mentale, leçons inaugurales du Collège de France, Paris, Fayard, 2007.

 Denis Fisette et Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit : État des lieux, Paris, Vrin, 2000.

 Elisabeth Pacherie, Naturaliser l’intentionalité, Paris, PUF, 1993.

Pour citer cet article :

Emmanuelle Glon, « La boîte à idées. L’esprit humain est-il soluble dans la science ? », La Vie des idées , 18 juillet 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-boite-a-idees

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Samuel McClure, Jian Li, Damon Tomlin, Kim Cypert, Latané Montague et Read Montague, « Neural correlates of behavioral preference for cultural familar drinks », Neuron, vol. 44, p. 379-387.

[2David Lewis, « Psychophysical and Theoretical Identifications », Australasian Journal of Philosophy, vol. 50, n° 3, 1972, p. 249—258. Hilary Putnam, Representation and Reality, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1988. Daniel Dennett, Brainstorms, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1978. Jerry Fodor, The Language of Thought, New York, Crowell, 1975.

[3Saul Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, Harvard University Press, 1982.

[4Daniel Dennett, « The fantasy of first-person science », débat avec David Chalmers, 2001.

[5Stanislas Dehaene, Jean-Pierre Changeux, Lionel Naccache, Jérôme Sackur et Claire Sergent, « Conscious, preconscious, and subliminal processing : a testable taxonomy », Trends in Cognitive Sciences, n° 10, p. 204-211, 2006.

[6Cette affirmation est d’autant plus étrange qu’elle intervient au cours d’une réflexion autour des travaux du neurobiologiste, John Dylan Haynes (abordés ci-après) qui ne manque pas, au contraire, d’évoquer les enjeux éthiques que de tels travaux comportent, dans le cas, bien sûr, où ils aboutiraient.

[7Notamment le psychologue Daniel Wegner, The Illusion of Conscious Will, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2002.

[8Pour un rapport détaillé : « Les mécanismes de la volonté », Joëlle Proust, Sciences Humaines, n° 175, octobre 2006. (http://www.scienceshumaines.com/les-mecanismes-de-la-volonte_fr_14822.html)

[9Pour plus de détails sur les obstacles et précautions, aussi bien techniques qu’éthiques, qu’impliquent ces recherches, je renvoie à deux articles : John-Dylan Haynes et Geraint Rees, « Decoding mental states from brain activity in humans », Nature Reviews Neuroscience, n°7, 2006 ; Mart Bles et John-Dylan Haynes, « Detecting concealed information using brain-imaging technology », Neurocase, vol. 14, n° 1, p. 82-92, 2008.

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