Loin de n’être qu’un résidu archaïque de la modernisation, la tentation de lier les domaines théologique et politique traverse toute l’histoire intellectuelle de l’Europe. Le nouvel ouvrage de Mark Lilla éclaire les temps présents à la lumière d’une archéologie des catégories les plus enracinées de notre pensée politique.
Recensé :
Mark Lilla, The Stillborn God, Religion, Politics and the Modern West, Knopf, septembre 2007, 352 p. Traduction française : Le Dieu mort-né, traduction par J.-P. Ricard, Seuil, avril 2010.
La « fin de l’histoire » a fait long feu. Le fondamentalisme religieux et le terrorisme mondialisé sont venus démentir le « grand récit » d’une universalisation de la modernité occidentale et du modèle de la démocratie libérale, d’un triomphe à l’échelle planétaire du « Projet des Lumières ». Le 11 septembre 2001 a symboliquement ouvert un XXIe siècle hobbésien traversé par les passions religieuses, contredisant la perspective d’une sécularisation reléguant la foi au domaine du privé. La théologie politique et l’autorité de la Révélation sont à nouveau sur le devant de la scène.
Il existe naturellement une manière rassurante d’aborder cette question. Elle consiste à mobiliser des arguments d’ordre sociologique, historique ou fonctionnaliste afin de rendre compte du phénomène fondamentaliste, par exemple sur le mode marxiste de la « fausse conscience ». Dans cette perspective, la « biographie » des acteurs tient lieu d’explication, leurs « motifs » proprement dits étant tenus pour « irrationnels » ou renvoyant à des conceptions théologiques d’un autre âge. S’ils étaient plus équitablement distribués, l’éducation, la modernisation, la technologie pourraient venir à bout d’un fondamentalisme qui ne serait plus alors qu’un « retard » pathologique, une résistance archaïque au cours séculier des choses.
Tel n’est pas l’avis de Mark Lilla, dans son livre The Stillborn God (littéralement « Le Dieu mort-né » [1]), qui nous enjoint à « prendre la théologie politique au sérieux ». L’ordre politique sécularisé de l’occident moderne n’a rien d’une nécessité historique : il relève d’un développement contingent, qui plonge ses racines dans une histoire largement dominée par un mode de pensée articulant étroitement la vie de la cité à la Révélation religieuse. Le politique, dans cette perspective, s’appréhende essentiellement à travers le « Lien Divin » (« Divine Nexus ») reliant les Hommes au Monde et à Dieu, et ordonnant l’autorité politique et la vie commune.
Faute de comprendre dans ses propres termes la théologie politique, ses présupposés et la singulière fascination qu’elle exerce sur les esprits, on s’expose à ne pouvoir ni reconnaître ni contenir sa force. Méconnaître l’efficace propre des idées associées au schème théologique, le pouvoir d’évocation de ses métaphores, constitue un obstacle à la compréhension du temps présent, car les catégories de la Révélation continuent à innerver la pensée politique jusque dans l’occident contemporain. « We have trouble letting God be ».
La trame de l’ouvrage suit une archéologie de la théologie politique et de la « Grande Séparation » (« Great Separation ») intervenue en occident entre l’ordre théocentrique de la Révélation et l’ordre anthropocentrique de la philosophie politique moderne. Il analyse la trajectoire moderne d’une tentation théologico-politique toujours vive dans l’Europe moderne, partagée entre un effort précaire de libéralisation et la fascination exercée par la figure du « Dieu Rédempteur », l’emprise des passions messianiques et apocalyptiques.
Toute l’argumentation de Lilla a pour terminus ad quem le destin funeste des théologies protestante et juive allemandes au début du XXe siècle. Figures exemplaires de la « théologie libérale [2] » à partir du XIXe siècle, elles représentent la volonté de réconcilier religion et politique séculière. La libéralisation, nous dit Lilla, peut finir par vider l’appareil intellectuel de la théologie politique de sa substance, et nourrir un retour à la radicalité des origines.
Les figures du « Lien Divin » : tensions et conflits dans la théologie chrétienne
Dans son réexamen des débats ayant conduit à la « Grande Séparation », Lilla insiste sur la singularité cruciale de la théologie chrétienne dans l’histoire. Cette originalité réside toute entière dans la doctrine de l’Incarnation. A travers elle, le christianisme établit un équilibre précaire entre trois figures archétypales : une théologie de la transcendance (le Dieu législateur hérité du judaïsme), une théologie de l’immanence (« Dieu fait homme »), et une théologie du retrait [3] (« remoteness », le « retrait divin » du Christ, son éloignement du monde).
La théologie chrétienne est traversée par les trois configurations fondamentales du « Lien Divin » établissant les rapports entre Dieu, l’Homme et le Monde : « Toutes les tensions implicites dans l’idée d’un Dieu transcendant devinrent explicites dans la conception chrétienne de la Trinité. C’est pourquoi il s’est avéré possible dans l’histoire de la théologie chrétienne de développer des figures de Dieu chaque fois très convaincantes – quoique ultimement contradictoires – soulignant soit sa transcendance, soit son immanence, soit son éloignement. Et chacune de ces figures a pu engendrer des écoles entières de théologie chrétienne. » (p. 35) Les trois grands types de théologie politique peuvent être mobilisés à partir du corpus chrétien. Il en résulte des tensions internes extrêmes : « Se retirer dans le monachisme, gouverner la cité terrestre avec les deux épées de l’Eglise et de l’Etat, bâtir la Nouvelle Jérusalem messianique – quel est le véritable modèle d’une politique chrétienne ? ». Les lourdes ambiguïtés de la Révélation chrétienne devaient nourrir les profonds conflits de la théologie médiévale, opposant l’Inquisition au martyr, le droit divin des rois au droit de résistance, l’épée séculaire à la mitre ecclésiastique, la loi canonique à l’inspiration mystique.
Dans la perspective de Lilla, le développement de la philosophie politique moderne procède en quelque sorte d’une réponse à ces conflits qui atteignent un paroxysme avec l’avènement de la Réforme et les guerres de religion.
La « Grande Séparation »
Hobbes est à cet égard une figure nodale dans la trame de Lilla : avec lui s’opère un décentrement de focale copernicien, le basculement de la perspective théocentrique de la théologie politique à la perspective anthropocentrique de la philosophie politique moderne. Hobbes métamorphose le canon des questions politiques : il « change de sujet ». Avec lui, il n’est plus question de Dieu et de la Révélation, mais de l’homme religieux et de sa psychologie, qui fondent une anthropologie philosophique. Une « Grande Séparation » vient dissocier la philosophie politique de la cosmologie et de la théologie : « Après plus d’un millénaire de théologie politique chrétienne, Hobbes a trouvé une nouvelle manière de discuter de religion et de Bien Commun sans faire référence au lien unissant Dieu, l’Homme et le Monde. » (p. 88)
Les premières pages du Léviathan contournent les questions relatives à Dieu et à la Révélation, et les reformulent en questions relatives à la croyance religieuse. Par suite, il n’est plus question que de psychologie de la croyance, articulée en termes de peur, de désir, d’ignorance et d’environnement matériel. Le cycle psychologique de la peur religieuse, nourrissant le cycle psychologique de la peur sociale, explique le « cycle théologico-politique de la violence, du fanatisme, de la superstition et de la terreur paralysante ». La thérapie hobbésienne consistera à focaliser la peur sur la seule figure du souverain, « Dieu terrestre » assurant la paix civile.
La « Grande Séparation », à la suite de Hobbes, disqualifie la théologie politique. Avec Locke et Hume, elle sera « libéralisée » et fondera le principe de tolérance religieuse. Reste qu’elle ne disqualifie pas la religion [4] : « La Grande Séparation n’a pas présumé ni promu l’athéisme ; elle a simplement enseigné l’art intellectuel de distinguer les questions relatives aux structures de base de la société des questions ultimes relatives à Dieu, au Monde, et à la destinée spirituelle des hommes. » (p. 298)
L’ouvrage de Mark Lilla explore les articulations nouvelles qui se pensent entre religion et politique. Avec Rousseau, Kant et Hegel, la foi est réinterprétée, devient l’expression d’un sentiment noble fondant le lien social, une nécessaire Idée régulatrice, ou encore l’expression de la vie éthique. Malgré leurs différences, tous ces auteurs s’accordent à penser la religion en termes proprement humains, et non plus divins. Quoi qu’il en soit de la religion, la théologie politique, la politique de la Révélation, semblent avoir vécu au tournant de la modernité.
Spectres modernes du Dieu Rédempteur
L’affaire semblait entendue : « D’un côté il y avait les prométhéens modernes convaincus que l’histoire était celle de la victoire progressive de l’Homme sur des dieux qu’il avait lui-même créés. Ni Dieu ni maître était leur cri de ralliement, et un monde réconcilié et libre de toute superstition religieuse, leur rêve. De l’autre côté, les Romantiques modernes qui voyaient dans la religion une manière d’adoucir les rudes contours de la vie moderne et de sa science froide, de ses cités brutales, de sa compétition incessante et de son indifférence au sentiment humain. (…) Aucun de ces partis ne prenait au sérieux le Dieu de la bible. » (p. 221 – 222)
Tout l’argument de Lilla consiste précisément à faire valoir la prégnance souterraine des catégories de la théologie politique. A cette fin, il revisite la trajectoire paradoxale d’un courant des théologies protestante et juive allemandes. Promoteurs d’une « troisième voie », ses penseurs sont animés par la conviction qu’il faut non pas séparer, mais réconcilier Raison et Révélation. Leur dessein n’était pas tant d’adapter la religion à la condition moderne que de fondre les deux. Ils souhaitaient fonder une théologie politique proprement moderne, reposant sur la seule expérience humaine – en héritiers de la Grande Séparation, ils refusaient tout recours à une théologie politique révélée. Pourtant, selon Lilla, cette « théologie libérale », en embrassant un Kulturprotestantismus qui trivialisait la théologie, a pavé la voie à un retour aux sources messianiques de la politique de la Révélation et du Dieu Rédempteur : « Ils avaient embrasser la Grande Séparation – ils se mirent à en saper les fondements ».
En produisant une théologie politique « domestiquée », qui enjoignait à chercher le salut dans la poursuite des valeurs bourgeoises de l’Allemagne du Kaiser Guillaume, et à cultiver une fierté nationale, la théologie libérale a accouché d’un Dieu « mort-né ». La Première Guerre mondiale allait incarner la faillite de cet ordre « bourgeois », et d’une théologie libérale compromise dans l’effort de guerre par son apologie de la nation. Compromission séculière et vacuité théologique l’avaient condamnée : « Aux questions décisives – Pourquoi être un Chrétien ?, Pourquoi être un Juif ? –, la théologie libérale n’offrait aucune réponse. Et partant, à la veille de la catastrophe de la Première Guerre mondiale, la théologie politique libérale fut balayée. Et malgré le désastre et la complicité de l’establishment théologique, la sagesse de Hobbes relative à la séparation des discours théologique et politique trouva peu d’écho dans les années Weimar. La soif insatiable d’une foi plus robuste, fondée sur une nouvelle Révélation qui pourrait faire trembler les fondations de tout l’ordre moderne, était simplement trop forte. C’était une soif de rédemption. Dès lors que les théologiens libéraux avaient ravivé l’idée d’une politique biblique, le cadre était en place pour ce type même de développement. » (p. 301 – 302)
Avec une fascination mêlée d’effroi, Mark Lilla expose les trajectoires individuelles qui composent ce destin de la théologie allemande. Il donne à voir combien la théologie libérale d’Ernst Troeltsch ou de Hermann Cohen a pu fourbir malgré elle les ferments conceptuels d’un renouveau de la théologie politique messianique, puisant à la source gnostique et embrassant parfois les pires idéologies du XXe siècle. Parmi leurs héritiers d’après-guerre, on trouve chez Karl Barth et Franz Rozenzweig une inquiétante rhétorique : « choc », « cataclysme », « crise », « décision », « rédemption », « utopie »… L’histoire quasi-divinisée de leurs prédécesseurs prend chez eux un tour apocalyptique.
Des figures moins connues (connaît-on encore Ernst Bloch ou Friedrich Gogarten ?), dans leurs entourages directs, franchirent le pas, rejoignant le « Messie de 1933 » ou le « Messie de 1917 », comme les nomme Lilla. Ils sont peu connus mais leur cas importe : « Ernst Bloch et Friedrich Gogarten furent les prophètes mineurs d’idoles politiques majeurs. S’ils méritent d’être lus et médités, de même que le jeune Karl Barth et Franz Rosenzweig, c’est qu’ils montrent combien la théologie politique est résistante, comment elle a pu survivre à la modernité occidentale et être adaptée pour justifier les plus répugnants régimes politiques modernes. » (pp. 292 – 293)
Soulignant l’un de ces paradoxes dont est tissée l’histoire des idées, Lilla nous montre comment le plus périlleux défi lancé à la Grande Séparation n’est pas venu de croyants orthodoxes partisans des fois bibliques. Il est venu de philosophes et de théologiens modernes, qui avaient accueilli favorablement le renversement de la théologie médiévale. Le fait est qu’une fois établie une théologie libérale qui se comprenait elle-même comme une alliée des Lumières, cherchant à « réconcilier les vérités morales de la foi biblique et les vérités de la science, de la philosophie et de la culture moderne », il était devenu possible que soient réinvesties les latences gnostiques et messianiques inhérentes à la promesse biblique de rédemption.
Les principes de la Grande Séparation, établis à la faveur d’un accident de l’histoire occidentale, demeurent une solution fragile au complexe articulant politique et religion. L’art de la séparation ne saurait nous prémunir une fois pour toutes contre les tentations théologico-politiques. L’efficace intellectuelle de la théologie politique propose une alternative permanente à la Grande Séparation.
Mark Lilla livre ici une impressionnante histoire intellectuelle de la théologie politique européenne. Son invitation à comprendre les logiques à l’œuvre dans une théologie politique qui nous semble tellement étrangère est un exercice salutaire.
Sa thèse s’accorde avec la maxime de l’anthropologie américaine, selon laquelle il faut s’efforcer de « rendre étrange le familier » (en l’espèce, cette « Grande Séparation » que nous tenons spontanément pour acquise et « naturelle »), et « familier l’étrange » : ce fondamentalisme religieux qui nous semble radicalement « Autre ».
« Nous sommes l’exception » : voilà l’une des thèses que l’ouvrage vient étayer. Dans un article paru dans le New York Times (19 août dernier, Mark Lilla explicitait la portée de son argument pour le temps présent. Quelle attitude devrait-on adopter face aux nouveaux conflits des révélations ? Comment penser l’enjeu du fondamentalisme contemporain, tant islamique que chrétien ?
En soulignant la fragilité de la « Grande Séparation » et en rappelant que son histoire ne participe d’aucune « nécessité », Lilla lance un avertissement : nous devons rester lucides, « dans un monde où la foi enflamme toujours l’esprit des hommes ». « Nous sommes peu fondés à attendre de sociétés prises dans la logique d’une puissante théologie politique qu’elles suivent notre singulière voie, qui s’est ouverte avec une crise unique dans la civilisation chrétienne. Cela ne veut pas dire que ces sociétés manquent des ressources nécessaires pour créer un ordre politique décent et viable ; cela signifie qu’elles auront à trouver les ressources théologiques dans leurs propres traditions pour que cela advienne. » (article de M. Lilla dans le New York Times)
– Les références de l’article « Le nouvel âge de la tyrannie » dans Esprit
Pour citer cet article :
Frédéric Le Bihan, « Mark Lilla et la résurgence de la théologie politique »,
La Vie des idées
, 18 octobre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Mark-Lilla-et-la-resurgence-de-la
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[1] Sans doute faut-il voir un jeu de mot dans ce titre. Comme on le verra, la signification littérale fait sens à un certain stade de son argument. Mais le « Dieu mort-né » est aussi un phénix qui renaît en permanence de ses cendres. « Stillborn », donc, mais tout aussi bien « Still-Born », « Né à nouveau », « toujours renaissant », etc.
[2] L’expression de « théologie libérale », quand elle désigne un mouvement spécifiquement allemand des XIXe et XXe siècles, ne renvoie aucunement au « libéralisme » anglo-saxon. Au contraire la volonté de fondre la théologie dans le Saeculum est très peu libérale, si par là on renvoie à la séparation nette de l’Eglise et de l’Etat.
[3] Lilla associe l’investissement dans la « théologie du retrait divin » aux hérésies gnostiques, et apporte cet utile commentaire : « (…) Le gnosticisme est plus qu’une ancienne secte. Appréhendé dans l’abstrait, il représente une possibilité théologique permanente, procédant de l’image d’un Dieu retiré, et on trouve des formes de gnosticismes dans nombres de religions et d’écoles philosophiques. » (p. 27) Pour Lilla, la tentation gnostique est au cœur des théologies politiques messianiques. Le « retrait » divin est aussi la promesse d’un retour et d’une rédemption.
[4] A cet égard Lilla relève que « nous n’avons jamais vécu dans un monde copernicien, ou newtonien, ou darwinien ou einsteinien » (p. 64).