Alors que tant de pays du monde se tournent vers des extrêmes droites populistes, ce sont des exigences d’intégrité morale, de justice sociale et de démocratie directe qui se font entendre dans ce pays des Balkans, embrasé depuis l’automne par une révolte qui n’en finit pas de s’étendre.
« Le paysan nourrit l’étudiant qui défend la liberté », février 2025, photo de Jean-Arnault Dérens
La Serbie connaît depuis le mois de novembre une vague de révolte d’une ampleur encore inédite. Depuis le tragique accident de la gare de Novi Sad, dont l’auvent s’est effondré le 1er novembre dernier, tuant quinze personnes, des dizaines de milliers de Serbes se rassemblent en silence chaque jour à 11h52, l’heure de la tragédie, en hommage aux victimes. À la suite de ce drame, attribué à la corruption du régime, plus de 60 facultés et écoles supérieures sont occupées, avocats et enseignants du secondaire sont en grève, les agriculteurs apportent leur soutien au mouvement qui devrait encore s’élargir à d’autres catégories sociales.
Déjouant les attentes du gouvernement, aucun signe d’essoufflement du mouvement n’est en vue. La mobilisation, dénonçant la corruption systémique du pays, porte des exigences démocratiques radicales, semblant prendre le contre-pied de l’extrême droitisation du continent européen et du monde. En effet, les vieilles antiennes nationalistes ont brusquement disparu du débat public. Ces dernières années encore, les images récurrentes de cortèges vociférant de hooligans d’extrême droite s’en prenant aux marches des Fiertés ou affirmant leur indéfectible soutien à la Russie de Vladimir Poutine semblaient indiquer que le pays n’avait toujours pas réussi à se libérer de ses fantômes. Lors des derniers scrutins parlementaires, plusieurs petites formations d’extrême droite ont réussi à franchir le seuil électoral, obtenant quelques députés : ces groupes, plus ou moins folkloriques, bénéficiaient d’une bonne exposition dans les médias proches du régime. En effet, celui-ci ne demande pas mieux que d’avoir une opposition de ce type.
La recette remonte aux années 1990 : pour se faire accepter au moins comme pis-aller par les Occidentaux, le mieux pour le régime serbe serait de se « fabriquer » lui-même une opposition repoussoir. C’est ainsi que Slobodan Milošević utilisa le Parti radical serbe (SRS) de Vojislav Šešelj comme épouvantail, et l’actuel président, Aleksandar Vučić, a bien retenu la leçon. Il est vrai qu’il a été à bonne école : alors militant du SRS, il fut ministre de l’Information dans le gouvernement « d’union nationale » formé durant la guerre du Kosovo, en 1998.
Dans les années 2000, après la chute de Milošević, le SRS s’imposa comme la principale force d’opposition, mais le parti était bloqué par un « plafond de verre », autour de 30 à 35% des suffrages. C’est alors qu’Aleksandar Vučić provoqua, en 2008, une scission, créant son Parti progressiste serbe (SNS). Le modèle revendiqué était celui de l’Alleanza nationale de Gianfranco Fini, issu du vieux Mouvement social italien (MSI) fasciste. Il s’agissait d’engager un aggiornamento résolu de la formation nationaliste en créant un grand parti conservateur théoriquement « pro-européen », et donc acceptable pour les partenaires internationaux du pays.
Capitalisme comprador
La recette a fonctionné. Aleksandar Vučić est devenu vice-Premier ministre en 2012, Premier ministre deux ans plus tard, chef de l’État en 2017. Son SNS dispose d’une confortable majorité absolue à l’Assemblée nationale et contrôle la totalité des municipalités du pays, sans plus aucune exception depuis les élections de 2023. La mainmise du parti est hégémonique sur la vie politique et les institutions, mais aussi sur la justice, les médias et même la culture : les directeurs des théâtres ou des musées sont remplacés par des fonctionnaires aux ordres, tandis que le pays dégringole d’année en année dans le classement mondial de la liberté de presse de Reporters sans frontières. Quant aux appels d’offres, formellement ouverts, ils sont aussi pris dans les rets politico-économiques d’un système généralisé de corruption « pyramidale » : tout remonte vers la personne du chef de l’État et du parti qui, ayant réussi à chloroformer tous les garde-fous institutionnels, dispose de bien plus de pouvoirs que n’en a jamais eus Milošević.
Le « modèle » économique d’un régime qui affiche des taux de croissance flamboyants repose en réalité sur la planche à billets et le bradage des richesses nationales. Il ne se passe pas une semaine sans qu’Aleksandar Vučić n’aille inaugurer une nouvelle usine – il s’agit généralement d’industries de main-d’œuvre, attirées en Serbie par de très bas salaires et d’énormes aides publiques. Ce dumping social et fiscal est peu durable, car ces entreprises ne restent généralement qu’aussi longtemps qu’elles peuvent en profiter au maximum, avant d’aller se délocaliser dans les pays voisins, qui offrent des conditions similaires, comme l’Albanie. Le paradoxe qui résume cette économie-Potemkine est que la Serbie crée sans cesse des emplois alors que sa population n’en finit pas de fondre, inexorablement attirée par l’exode.
L’autre recette du régime consiste à brader les ressources naturelles du pays, qu’il s’agisse du cuivre de l’est du pays, cédé aux Chinois [1], ou du lithium de Serbie orientale, promis au géant australo-canadien Rio Tinto [2]. Bref, entre mise à disposition, sur place ou à l’export, d’une main-d’œuvre sous-payée et bradage des ressources naturelles, la Serbie se tiers-mondise, inscrivant de plus en plus son destin dans une situation de périphérie capitaliste sous-développée. Quant aux élites serbes, leur revient le rôle classique que les marxistes attribuent à une bourgeoisie compradore, chargée de servir de relais des puissances dominantes dans les pays dominés, fonction qui garantit son statut, ses privilèges et sa fortune.
La seule autre source de liquidités du pays repose sur les ventes d’armes légères, dont la Serbie est grande productrice : on a retrouvé des Kalachnikovs serbes au Yémen, en Libye, dans tous les camps en Syrie ou en Ukraine... Enfin, le régime entretient des liens structurels avec le crime organisé, à commencer par les réseaux mondiaux de la cocaïne, qui se cachent derrière le paravent « folklorique » des réseaux de hooligans et de supporters de football. Ces réseaux criminels règnent en maître dans les régions serbes nord du Kosovo, où ils tiennent lieu de substituts aux institutions publiques serbes.
Stabilocratie
De toutes ces turpitudes, nul n’est mieux informé que les diplomates occidentaux et les fonctionnaires européens, qui continuent pourtant d’apporter un soutien résolu et déterminé au régime d’Aleksandar Vučić. Pourquoi ?
La première raison repose sur l’éternel argument du « faute de mieux ». L’opposition, divisée, serait incapable de représenter une alternative, voire, pire encore, cette opposition, gangrenée par le nationalisme, fascinée par Moscou, pourrait se révéler pire que l’actuel régime. Bref, il vaudrait donc mieux se contenter de ce que l’on a que de plonger dans l’inconnu, pour peu que l’on parvienne à convaincre Aleksandar Vučić de respecter de bien incertaines, ou bien fluctuantes, « lignes rouges ». C’est là que la stratégie d’utilisation des groupes d’extrême droite en « épouvantail » se révèle très payante pour justifier ce « faute de mieux » qu’incarne le régime de Belgrade.
Il y a plus encore. La Serbie a le statut de pays candidat à l’intégration européenne depuis 2012, elle a ouvert ses négociations d’adhésion en 2013 et n’a, depuis, pas réussi à refermer le moindre chapitre... En réalité, l’ensemble du processus d’élargissement est, depuis longtemps déjà, entré dans une zone floue où les faux-semblants règnent en maître. Il faut faire comme si ce processus était toujours d’actualité, comme si la Serbie était un candidat sérieux, mais personne ne prévoit le moindre élargissement dans les Balkans à horizon envisageable, pas plus la Commission Von der Leyen II que la première... Il est donc particulièrement utile d’avoir au pouvoir dans les pays candidats des dirigeants comme Aleksandar Vučić, formellement « pro-européen », mais nullement intéressé par un élargissement réel qui remettrait en cause les bases de son pouvoir et qui peut même, par ses excès, justifier à l’occasion le blocage du processus... C’est en somme une synergie perverse qui s’est développée entre Belgrade et Bruxelles autour d’une intégration dont il faut toujours parler pour ne jamais la faire.
Dans le même temps, des dirigeants comme Aleksanda Vučić – ou son collègue le Premier ministre albanais Edi Rama – garantissent la « stabilité » de la région, une « stabilité » définie a minima comme la simple absence de conflits ouverts. Telle est la recette magique des « stabilocraties » balkaniques analysées par le politiste Florian Bieber [3], ces régimes formellement pro-européens mais de plus en plus autocratiques, qui garantissent avant toute chose la « stabilité » de la région et qui ne peuvent se maintenir qu’avec un actif soutien de l’Union, laquelle a donc tout intérêt à voir ces dirigeants bien peu démocrates se maintenir au pouvoir.
Le paradoxe ukrainien
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, aurait pu remettre en cause ce modèle, mais il n’en a rien été. Depuis 2014, la guerre en Ukraine place la Serbie en position délicate. En effet, Belgrade compte sur le soutien de Moscou pour s’opposer à toute reconnaissance du Kosovo au Conseil de sécurité des Nations unies, mais la Serbie ne peut pas avaliser l’annexion de la Crimée et du Donbass, alors même qu’elle se réfère sans cesse au droit international à propos de ce même Kosovo. Elle a donc voté sans aucune hésitation, fin février 2022, les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies condamnant l’invasion russe et soutenant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, tout en refusant de prendre des sanctions contre Moscou.
La Serbie est même le seul pays candidat à l’intégration européenne à ne pas sanctionner la Russie, refusant en la matière de s’aligner sur la diplomatie des 27. Un tel pas de côté aurait pu n’être qu’un baroud d’honneur éphémère, exposant la Serbie à de fortes réactions européennes. Il n’en a rien été. Trois ans plus tard, rien n’a changé et personne ne demande plus à Belgrade de prendre des sanctions. Déjà réputé bon joueur d’échecs, le président Aleksandar Vučić s’est révélé encore meilleur judoka, transformant ses faiblesses en force. En effet, les Européens n’osent pas élever le ton contre Belgrade, de crainte que celle-ci « dérive » encore plus vers Moscou. On a donc pu voir, ces trois dernières années, l’Union donner systématiquement raison à Belgrade sur le dossier sensible du Kosovo et prendre même des sanctions inédites contre le petit pays, alors même que des manifestants serbes blessaient 60 soldats de l’Otan au cours d’une manifestation le 29 mai 2023 et qu’un commando serbe lourdement armé, officiellement financé par un « homme d’affaires » de Mitrovica très proche du régime de Belgrade, tuait trois policiers dans le nord du Kosovo le 24 septembre suivant... Il s’agit pathétiquement d’essayer de convaincre la Serbie qu’elle aurait plus à gagner à compter sur le soutien occidental que sur celui de Moscou.
De la même façon, fin août 2024, Emmanuel Macron se rendait à Belgrade pour signer le contrat de vente de douze avions Rafale [4], dont l’utilité stratégique est plus qu’incertaine, mais qui auraient surtout eu pour mission « d’ancrer la Serbie dans le camp occidental », selon les éléments de langage fournis par l’Élysée. Depuis, le président français est devenu le meilleur propagandiste de son ami serbe dans les cercles européens – un acheteur de Rafales ne saurait être un mauvais homme, et la « maison France » ne critique jamais un client.
Aleksandar Vučić ne se contente pas de mettre en avant les groupes extrémistes, pour essayer de faire croire aux Occidentaux qu’il doit « résister » à une opinion publique très majoritairement pro-russe, il se satisfait aussi de l’attitude ambiguë de l’Église orthodoxe serbe. Or, celle-ci n’a jamais été aussi étroitement contrôlée et utilisée par le pouvoir politique qu’aujourd’hui [5]. Dans le même temps, les médias contrôlés par le régime – tabloïds et télévisions comme Pink TV ou Happy TV – reprennent totalement le narratif russe de la guerre en Ukraine. Il est donc faux de prétendre qu’Aleksandar Vučić ne peut pas sanctionner la Russie du fait des réticences de l’opinion publique serbe ; il serait plus juste de constater que ce même Vučić façonne une opinion publique pro-russe afin de justifier ses propres atermoiements auprès de ses partenaires occidentaux.
L’argument « russe » vaut, du reste, dans tous les contextes. Ainsi, un efficace travail de lobbying explique que les résistances paysannes et citoyennes aux projets d’exploitation du lithium en Serbie occidentale par Rio Tinto seraient « manipulées » par Moscou. Aucune preuve n’a jamais pu être produite à l’appui de cette thèse, mais elle circule, poussée par les lobbyistes de Rio Tinto eux-mêmes et complaisamment reprise jusqu’aux plus hauts sommets de l’Union européenne [6].
Les bons amis : Orbán, Janša et Meloni
Au vrai, Aleksandar Vučić ne manque pas d’amis. Parmi ceux-ci, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán tient un peu le rôle de « parrain ». Le président serbe est depuis longtemps un habitué des Sommets démographiques de Budapest, qui réunissent à chaque fin d’été la crème de l’extrême droite européenne dans la capitale hongroise autour du thème mobilisateur de la « défense de la famille ». C’est là qu’il a pu rencontrer Marine Le Pen, Éric Zemmour, Marion Maréchal, Giorgia Meloni ou encore l’ancien Premier ministre slovène Janez Janša.
Giorgia Meloni occupe également une position particulière. Le « réalignement » idéologique d’Aleksandar Vučić, en 2008, prenait pour modèle celui de Gianfranco Fini et de son Alleanza nazionale, où militait la jeune Meloni. De plus, l’ancienne Yougoslavie et les Balkans représentent un voisinage immédiat pour l’Italie – par la frontière de la mer Adriatique et par la si contestée « frontière orientale », du Frioul à Trieste. L’extrême droite italienne est traditionnellement pro-serbe par anti-croatisme, car elle estime que l’Istrie et la Dalmatie, aujourd’hui croates, sont en réalité des terres italiennes. Le 10 février 2019, à Trieste, Antonio Tajani, alors président (Forza Italie-PPE) du Parlement européenne, et actuel ministre des Affaires étrangères de Giorgia Meloni, avait fait scandale en s’écriant en pleine cérémonie du souvenir des victimes de cette frontière orientale : « Vivent l’Istrie et la Dalmatie italiennes ! » Les groupuscules radicaux serbes entretiennent des relations étroites avec leurs homologues italiens, comme le Blocco studentesco ou Casa Pound, dont des représentants ont souvent eu l’opportunité de fraterniser avec ceux de la Légion impériale russe dans les locaux du fameux Klub 451 de Belgrade [7]... Bien sûr, ni Giorgia Meloni ni Aleksandar Vučić ne fréquentent de tels endroits, mais ils savent bien comment jeunesse doit se passer, bras tendu et bouteille de bière tenue de l’autre main.
Janez Janša était un autre partenaire régional d’importance. Alors qu’il était encore aux affaires, le Premier ministre slovène, battu depuis, avait favorisé la diffusion d’un « non paper » [8], un rapport officieux ayant surtout valeur de provocation ou de ballon d’essai qui proposait d’accélérer l’intégration européenne de la Serbie et du Monténégro, mais de surseoir à celle du Kosovo appelé à se réunir avec l’Albanie, et à partager la Bosnie-Herzégovine entre Croatie et Serbie, laissant une enclave centrale aux Bosniaques musulmans appelés à « choisir » s’ils préféraient l’intégration européenne ou le rattachement à la Turquie. Ce document proposait d’une part d’entériner le principe d’une redéfinition des frontières des Balkans sur une base ethno-confessionnelle et d’autre part de considérer que l’intégration n’était plus garantie qu’aux pays de tradition majoritairement chrétienne. Ce document aurait reçu la bénédiction de Budapest avant de « fuiter ». Autre habitué des Sommets de Budapest, Milorad Dodik, président de la Republika Srpska et homme fort de cette « entité serbe » de la Bosnie-Herzégovine est aussi un ami fidèle du Premier ministre hongrois.
On a parfois la légèreté de présenter Viktor Orbán comme « anti-européen ». Lui-même se considère pourtant comme très « européen », mais sa vision de l’Europe repose sur une définition ethno-confessionnelle et non pas sur les valeurs libérales théoriquement promues par l’Union. Et le Premier ministre hongrois est un partisan de l’élargissement bien plus résolu que les dirigeants de Berlin ou de Paris, sauf que cet élargissement doit privilégier des pays frères et amis, comme la Serbie ou la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine. Viktor Orbán fait sûrement aussi un calcul très pragmatique : si la Serbie rejoignait l’Union, elle enverrait entre quinze et vingt députés au Parlement européen. Au regard des rapports de force actuel, cette délégation compterait plus d’amis de Viktor Orbán que de députés prêts à siéger dans le groupe des Verts ou à la Gauche unie européenne !
Les bons amis : Netanyahou et Trump
Ces réseaux « d’amitiés » seraient incomplets sans évoquer Benjamin Netanyahou et quelques autres figures de l’extrême droite israélienne comme Avigdor Lieberman, très lié à Milorad Dodik. La Yougoslavie socialiste avait une forte tradition d’engagement pour la Palestine, qui dispose toujours d’ambassadeurs dans plusieurs pays successeurs, notamment en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro ou en Serbie, mais l’hostilité aux « musulmans » a rapproché les nationalistes serbes des faucons israéliens. Dans le même temps, des réseaux israéliens ont investi des secteurs stratégiques dans les Balkans, comme la communication politique. Aleksandar Vučić a ainsi des conseillers israéliens, tandis que Viktor Orbán se pose comme le meilleur allié de Benjamin Netanyahou dans l’UE, se proposant de l’inviter à Budapest malgré le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Pour le Premier ministre israélien, qui avait effectué une grande tournée dans les Balkans en 2018, il peut se révéler utile de cultiver un réseau de soutiens parmi les pays d’Europe orientale membres de l’Union ou candidats, afin de consolider un rapport de force avec Bruxelles.
Enfin, cette pléiade de bons amis inclut naturellement le président Trump et son « émissaire pour les missions spéciales », Richard Grenell qui fut, sous le premier mandat, émissaire spécial pour les Balkans puis ambassadeur en Allemagne. Durant la période d’éloignement du pouvoir, Richard Grenell a cultivé ses réseaux balkaniques, passant des vacances en Albanie avec le Premier ministre Edi Rama ou se faisant voir dans les cafés chics de Belgrade en compagnie du ministre serbe des Finances, Siniša Mali. Il a servi d’intermédiaire à Jared Kuschner, le gendre du président qui veut construire deux resorts de luxe, l’un sur le site de l’ancien état-major yougoslave, bombardé en 1999, en plein centre de Belgrade, l’autre sur l’île désertée de Sazan, en Albanie... En 2016 déjà, l’extrême droite serbe avait affiché son soutien au candidat Trump, mobilisant la diaspora qui se trouve peser d’un poids non négligeable dans quelques États cruciaux de la Rust Belt américaine.
Durant son premier mandat, Donald Trump s’était engagé en faveur d’un « deal » entre Kosovo et Serbie basé sur un échange de territoires. Aleksandar Vučić y était favorable, tout comme Hashim Thaçi, alors président du Kosovo ; l’inculpation de ce dernier pour crimes de guerre par les Chambres spécialisées pour le Kosovo, en novembre 2020, a fait capoter ce projet, mais il risque bien de revenir en force : alors que l’Union européenne et l’ensemble de la « communauté internationale » ont investi des efforts énormes et des sommes d’argent non moins considérables pour promouvoir la multiethnicité d’États aux frontières supposées intangibles – le Kosovo constituant un cas d’espèce particulier s’accommodant de cette règle générale – les territoires seraient désormais des cartes de Monopoly que l’on peut revendre ou s’échanger... Farouche opposant à un accord de ce type, le Premier ministre sortant du Kosovo, Albin Kurti, fait l’objet de l’hostilité ouverte de Richard Grenell, qui écrivait sur le réseau X, à quelques jours des élections législatives du 9 février, que celui-ci « ne pouvait pas être un partenaire des États-Unis »...
Les relations entre Belgrade et Budapest passent aussi par de stratégiques intérêts économiques. La gare de Novi Sad dont l’auvent s’est effondré le 1er novembre avait été rénovée par une entreprise chinoise et se trouve sur la future ligne à grande vitesse reliant les deux capitales, que construit également une entreprise chinoise. Avoir de bonnes relations avec Giorgia Meloni ou Donald Trump n’empêche pas d’en avoir aussi avec Xi Jiping ou Vladimir Poutine. En somme, ces deux « chouettes gars » que sont Orbán et Vučić ont des amis dans la moitié du monde.
Une révolte « anti-politique »
Depuis cette tragédie de Novi Sad, le régime d’Aleksandar Vučić est confronté à une contestation d’une ampleur, d’une force et d’une durée exceptionnelle. Chaque jour, à 11h52, à travers tout le pays, des milliers de Serbes observent quinze minutes de silence en l’honneur des quinze victimes. Près de 80 facultés étaient toujours occupées en février, alors que le mouvement, porté par les plénums étudiants s’étend à toutes les couches sociales. Les étudiants ont organisé de nombreuses marches ou courses-relais reliant les grandes villes du pays en passant par des villages ou de très petites bourgades où ils sont accueillis comme des libérateurs : il s’agit, en manifestant leur présence physique, et même celle de corps fatigués par des journées de marche, de briser le black-out médiatique, mais aussi d’imposer une réalité tangible face aux stories virtuelles et alternatives des réseaux sociaux. Les étudiants montrent également une étonnante dextérité à jouer avec des symboles pourtant contradictoires et opposés politiquement. Ainsi, le 15 février, un immense rassemblement avait lieu à Kragujevac, capitale de la Šumadija, berceau du nationalisme serbe traditionnel, conservateur, orthodoxe et monarchiste, le jour de Sretenje, la fête nationale qui commémore le premier soulèvement anti-ottoman de 1804, mais aussi la première Constitution du pays, en 1835. Or, pour préparer ce rassemblement, les étudiants ont organisé plusieurs courses-relais à travers le pays, reprenant le rituel de la štafeta, la course-relais organisée chaque 25 mai dans la Yougoslavie socialiste pour le « Jour de la jeunesse » et l’anniversaire du maréchal Tito.
Certains experts glosent pour savoir si certains plénums étudiants seraient « plus à gauche » (celui de Novi Sad) ou « plus à droite » (celui de la Faculté de droit de Belgrade), mais en réalité, l’accès aux plénums est strictement interdit aux non-étudiants et notamment aux journalistes. Aucune décision ni prise de parole publique n’est prise sans avoir été validée par les plénums, tandis que le mouvement refuse catégoriquement de mettre en valeur les moindres personnalités. La radicale exigence d’horizontalité et de démocratie directe des plénums déstabilise totalement le régime, qui ne sait pas qui attaquer. Le mouvement refuse aussi de personnaliser son adversaire. Le nom même d’Aleksandar Vučić n’est jamais mentionné, les plénums préférant parler de « la personne qui occupe la fonction présidentielle ». Il ne saurait y avoir plus efficace stratégie face à un dirigeant qui n’a jamais cessé de se poser en héros et martyr prêt à donner sa vie pour la Serbie, personnalisant tous les enjeux... Les revendications des étudiants sont d’une étonnante et radicale simplicité : le respect des lois et de la Constitution. Or, c’est précisément ce que le régime Vučić ne peut pas faire. Toutes les offres de « dialogue » du régime tombent à plat : pourquoi donc les étudiants devraient-ils « discuter » avec le chef de l’État du respect des lois et de la Constitution ?
Dadzin Han, autour du monument à Dragutin Matić, février 2025, photo de Jean-Arnault Dérens
L’Union européenne n’est plus la question
À l’heure où ces lignes sont écrites, il est impossible de prévoir la suite du mouvement, et son éventuel succès. Il est par contre évident que le principal pari du régime, qui misait sur son essoufflement, n’est pas tenu pour le moment. Au contraire, il ne cesse de s’élargir à de nouvelles catégories sociales.
Les étudiants, du reste, ne parlent pas du « régime » d’Aleksandar Vučić, mais d’un « système » qu’il faut reconstruire. Ce « système » c’est celui qui, depuis trois décennies de « transition », s’accommode trop bien de la corruption et des petits arrangements avec les lois. Ce « système » a également été soutenu par les partis de l’actuelle opposition et par l’Union européenne, pariant qu’un pluralisme de façade confisqué par d’étroites oligarchies pouvait tenir lieu de « démocratie libérale » et « d’économie de marché fonctionnelle ». Ainsi que l’écrit Slavoj Žižek, l’actuelle révolte est « anti-politique », car elle remet en cause toutes les catégories politiques de la transition post-socialiste [9]. L’immense exigence de justice fait éclater les faux-semblants des catégories politiques, où l’on peut passer du jour au lendemain de la « gauche » à « l’extrême droite ». Le mouvement serbe est « anti-politique » au sens où l’étaient les révolutions de 1989 qui refusaient les règles du jeu établies par les régimes du « socialisme réel ».
L’Union européenne reste étonnamment silencieuse face au mouvement qui secoue la Serbie, ce qui indigne naturellement les démocrates et la société civile serbe qui ont écrit une vibrante lettre ouverte aux dirigeants de l’Union. L’Union n’est pas silencieuse uniquement parce que plusieurs de ses dirigeants continuent de soutenir activement et ouvertement Aleksandar Vučić – comme le président français Macron, qui s’est entretenu au téléphone avec son homologue serbe le 8 février. Elle ne se tait pas seulement parce qu’elle ignore de quoi l’avenir sera fait et craint un « basculement géopolitique » de la Serbie. Elle est en réalité bien consciente que l’exigence de changement systémique portée par la contestation serbe suppose un reset fondamental de son fonctionnement, de ses objectifs et de son mode d’élargissement. Les étudiants n’attendent rien de l’Union européenne, ils sont bien convaincus d’être en train de tout réinventer.
Jean-Arnault Dérens, « La Serbie à contre-courant »,
La Vie des idées
, 4 mars 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-Serbie-a-contre-courant
Nota bene :
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[1] Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Aux marges de l’Europe, la Chine grignote les Balkans », Le Monde Diplomatique, août 2024.
[2] Saša Dragojlo et Ivica Mladenović, « Convoitise européenne sur le lithium serbe », Le Monde Diplomatique, septembre 2022.
[3] Florian Bieber, The Rise of Authoritarianism in the Western Balkans, Springer International Publishing, 2020.
[4] « Emmanuel Macron de nouveau en Serbie : à l’école du professeur Vučić ? », propos recueillis par Milica Čubrilo-Filipović, Le Courrier des Balkans, 29 août 2024.
[5] « L’Église orthodoxe au service du pouvoir : la Serbie est-elle encore un État laïc ? », propos recueillis par Omer Karabeg, Le Courrier des Balkans, 1er août 2024.
[6] Une grande opération de communication eut ainsi lieu au Parlement européen le 5 février 2025. Lire Tena Erceg, « Lobbying pour le lithium en Serbie : Rio Tinto fait sa com auprès de l’Union européenne », Le Courrier des Balkans, 5 février 2025.
[7] Dušan Komarčević, « Serbie : tous les chemins de l’extrême-droite mènent à Rome », Le Courrier des Balkans, 26 octobre 2022.
[8] Jean-Arnault Dérens, « Changer les frontières des Balkans : un « non paper » qui bouleverse la région », Le Courrier des Balkans, 19 avril 2021.
[9] Slavoj Žižek, « The New Face of Protest », Project Syndicate, 13 février 2025.