Cela fait maintenant presque deux ans que l’expression de « guerre contre les femmes » circule dans le langage politique et dans les médias dominants des deux bords du paysage politique, depuis les élections de mi-mandat de 2010, et elle est devenue encore plus répandue au cours des derniers mois. Cette expression est-elle le reflet d’une réalité quelle qu’elle soit ? Ou ne faisons nous ici qu’observer les efforts de la part des conservateurs au sein du Parti républicain d’attaquer Obama dès qu’ils en ont l’opportunité ? Il semblerait que l’on peut répondre « oui » à chacune de ces deux questions.
Depuis que les républicains ont repris le contrôle de la Chambre en 2010, ils ont mené bataille après bataille sur des politiques ayant un impact direct sur les femmes : entre autres, ils réussirent à bloquer un projet de loi visant à combattre la discrimination salariale liée au sexe, tentent actuellement d’élaborer une définition plus stricte du viol et d’affaiblir l’étendue de la Loi sur les violences contre les femmes (Violence Against Women Act), et, enfin, ont voté 33 fois contre soit la totalité soit des parties de la Loi sur les soins abordables (Affordable Care Act, ACA [1]).
Et ce n’est pas tout. Les candidats républicains à la présidentielle comptaient parmi eux un homme qui souhaite éliminer tout financement pour les programmes dits « Title X », qui financeraient le planning familial (Mitt Romney) [2], un homme qui pense que l’avortement devrait être illégal en toutes circonstances, sans faire d’exceptions en cas de viol, d’inceste, ou de risque sanitaire pour la femme (Rick Perry) [3], un homme qui condamna la réforme d’Obama visant à obliger les assurances-santé à fournir gratuitement l’accès à la contraception, en large partie parce que le « sexe est censé avoir lieu au sein du mariage » et que la contraception est « un permis pour faire des choses dans le domaine sexuel qui vont à l’encontre de ce qui devrait être permis » (Rick Santorum) [4], un homme qui a voté contre la Loi sur la famille et le congé maladie (Family and Medical Leave Act) (Newt Gingrich) [5], et un homme qui a ceci à dire aux victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail : « Pourquoi ne démissionnez-vous pas tout simplement quand on commence à vous harceler ? » (Ron Paul) [6]. Bien sûr, l’aile conservatrice du Parti républicain n’est pas entièrement représentative des républicains plus généralement, et l’on ne peut pas non plus accuser les républicains d’être seuls responsables de l’inégalité persistante entre hommes et femmes aux États-Unis. Pour comprendre cette dernière, il nous faut rappeler ses origines plus profondes, liées à l’histoire de la politique publique et des femmes aux États-Unis, au rôle joué par les acteurs principaux pendant toute l’histoire du pays, et, par-dessus tout, au fonctionnement du système fédéral américain.
« Tu viens de loin, poupée »
Il ne fait aucun doute qu’une évolution vers des droits plus égaux entre femmes et hommes a eu lieu au tout au long du 20e siècle. Comme le disaient les publicitaires à la fin des années 60, « tu viens de loin, poupée [7] ». D’ailleurs, la plupart des jeunes dans le monde occidental aujourd’hui réagissent à une personne qui se définit comme étant un(e) « féministe » soit avec une sourire d’empathie (« c’est mignon, elle est nostalgique de sa jeunesse »), soit avec un gloussement narquois. Il est presque surréaliste maintenant pour les générations plus jeunes d’imaginer que ce n’est qu’à partir du milieu des années 60 que les femmes ont commencé à pouvoir ouvrir leur propre compte bancaire sans la permission d’un père, d’un mari, d’un frère ou d’un juge. Il est presque encore plus difficile de concevoir qu’il y a 50 ans à peine, la contraception était illégale aux États-Unis. Pour la majorité de la jeunesse d’aujourd’hui, il va de soi que les femmes ont accès à et peuvent exercer toutes sortes de professions manuelles et intellectuelles. Et cependant, cela ne fait que 36 ans (1976) qu’à la suite d’années d’une résistance acharnée de la part de l’élite militaire et du Ministère de la défense, le Président Gerald Ford signa la loi publique du Congrès (Congressional Public Law) n° 94-106 ouvrant aux femmes la possibilité de postuler pour une place aux prestigieuses Académies d’entrainement des officiers militaires de West Point à New York et de l’Air Force Academy au Colorado.
L’idée que les hommes et les femmes devraient bénéficier de droits égaux devant la loi est rarement contestée, et un sondage récent a démontré que la plupart des Américains sont persuadés que les femmes ont les mêmes droits constitutionnels que les hommes. Ce dernier point est faux. Les droits constitutionnels des femmes, qui continuent à être défiés en permanence, ont nécessité l’attention particulière de la Cour suprême des États-Unis, car leurs droits spécifiques (en matière de discrimination, par exemple) ne sont garantis que dans la mesure où le Congrès, les assemblées législatives des États, ou les décisions de cours d’États ou fédérales souhaitent les attribuer. Evidemment, cette attribution a été et est dépendante des vents politiques et juridiques d’un moment historique particulier, et l’on sait bien que, par définition, les vents changent en permanence.
Malgré l’existence de lois fédérales interdisant la discrimination entre hommes et femmes dans l’industrie de l’assurance [8], peu de gens savent que les compagnies d’assurance continuent, aujourd’hui encore, à pratiquer ce que l’on nomme le « gender rating » (« notation liée au genre ») ; en d’autres termes, les femmes doivent payer des cotisations mensuelles plus élevées, dû au fait qu’entre 18 et 45 ans, le budget de soins de santé moyen pour une femme est plus élevé que pour un homme. Cela n’a rien d’étonnant : dans la plupart des cas, ce sont les femmes et non les hommes qui assurent leur contraception, les visites chez le gynécologue sont plus fréquentes que les visites d’hommes chez leur spécialistes, sans parler des coûts liés à la grossesse et à l’accouchement. De même, au-delà de l’âge de procréer, les femmes ont plus tendance à prendre en charge leurs parents âgés, en les associant si possible à leurs contrats d’assurance, que les hommes.
L’égalité entre hommes et femmes fait défaut dans de nombreux autres domaines de la vie publique. Malgré la Loi sur l’égalité des salaires (Equal Pay Act) de 1963 [9] et la loi Lilly Ledbetter [10] – sans oublier que cette dernière n’interdit pas en soi la discrimination salariale, mais donne simplement plus de temps aux femmes pour poursuivre en justice leurs employeurs en cas de discrimination salariale – les femmes ne se voient toujours pas attribuer le même salaire que les hommes pour le même travail. En moyenne, les femmes ne gagnent que 77% de ce que gagnent les hommes. Le célèbre « plafond de verre » (le fait de préférer un homme à une femme ayant les mêmes diplômes dans l’attribution de postes décisionnaires de haut niveau) et aussi le « mur de verre » (le fait de préférer un homme à une femme ayant les mêmes diplômes lors d’un changement de poste) restent la norme à la fois dans le secteur privé et dans le monde politique [11]. Comme l’a exprimé la première femme Directeur de Planification de la politique pour le Département d’État dans son article fort controversé et souvent dénoncé, publié en juillet 2012 dans The Atlantic : « Il est temps d’arrêter de se leurrer (...) les femmes qui ont réussi à être à la fois des mères et des professionnelles de haut niveau sont soit surhumaines, soit riches, soit travaillent à leur compte [12] ».
Les sociologues nous enseignent que tout l’enjeu est de concilier les sphères du public et du privé. Dans ce cas, qu’en est-il de la sphère privée et de son fameux « droit à la vie privée » si cher aux féministes ? On peut en effet parler de progrès, mais seulement pour certaines catégories de femmes. Comme l’ont démontré Sister Song et d’autres groupes du Mouvement pour la justice reproductive [13], l’accès au « droit à la vie privée » est loin d’être distribué de façon égale, et l’argument du « choix » n’est réservé qu’aux femmes de classe moyenne et de classe moyenne supérieure. L’immense majorité des autres femmes – une majorité qui va en s’accroissant – pauvre et sans assurance, a souffert les pires effets de la décentralisation dans le domaine de la politique sociale (du programme national AFDC – Aid to Families with Dependent Children (Aide aux familles avec enfants dépendants) – au TANF – Temporary Assistance for Needy Families (Assistance temporaire aux familles en situation de besoin) – en 1996), et dans le domaine de l’accès à l’avortement et à la contraception, surtout depuis deux décisions de la Cour suprême des États-Unis, Webster v. Reproductive Services (1989) et Planned Parenthood v. Casey (1992).
La santé des femmes en danger
Au niveau national, cela fait longtemps que la majorité républicaine à la Chambre œuvre à faire passer des projets annuels de lois de finances qui auraient un impact direct sur les femmes de toutes catégories socio-économiques. Depuis son passage en 2010, la majorité à la Chambre a voté 33 fois en faveur de l’abrogation, du dé-financement ou de l’annulation soit de la totalité soit d’une partie de la Loi sur les soins abordables (Affordable Care Act, ACA [14]). Plus récemment, la Chambre a tenté de permettre aux employeurs de refuser de fournir une assurance à leurs employés qui couvrirait la contraception ou tout autre service contre lequel l’employeur aurait une objection quelle qu’elle soit. Elle a aussi essayé de réduire le financement pour l’éducation des adolescents en matière de contraception et à augmenter le financement pour l’éducation sexuelle faisant exclusivement référence à l’abstinence jusqu’à atteindre 20 millions de dollars par an. Elle a réussi à faire opposition à une proposition de réglementation qui limiterait le nombre de travailleurs fournissant des soins de santé à domicile – à 90% des femmes – pouvant être exemptés des règles sur le salaire minimum.
Son plus gros effort, qui fut en outre couronné de succès, fut de faire blocage à la Loi sur l’équité des salaires (Paycheck Fairness Act, PFA), qui était censée mettre à jour et renforcer la Loi sur l’égalité des salaires (Equal Pay Act) de 1963 en offrant aux femmes de meilleurs outils pour combattre la discrimination salariale. Entre autres, la PFA aurait interdit toutes représailles injustes contre des employé(e)s qui auraient parlé d’inégalités de salaires alors qu’ils/elles étaient en poste, renforcé les outils utilisés pour mettre à jour des cas de discrimination salariale, et encouragé les employeurs à évaluer volontairement leurs propres pratiques en matière de rémunération. Cette loi, soutenue par le Président Obama et largement soutenue par les Démocrates, est morte au Sénat en juin 2012 après un vote à 52 voix contre 47.
Mais l’action la plus agressive de la part des Républicains de la Chambre est sans doute constituée par leurs nombreux efforts en faveur du dé-financement du « Title X » de la Loi sur le service de santé publique (Public Health Service Act), qui inclut le célèbre planning familial [15]. À ses débuts en 1970, Title X bénéficiait d’un soutien bipartisan ; Richard Nixon, qui était président à l’époque, déclara qu’« aucune femme américaine ne doit se voir refuser l’accès au planning familial en raison de sa condition économique. » Le programme attribuait des subventions fédérales pour fournir une couverture en soins de santé complète pour les femmes, quel que soit leur statut économique, et à présent les cliniques financées par ce programme fournissent des contraceptifs et d’autres services préventifs, tels que des examens des seins et des frottis vaginaux, à près de 5 millions de femmes. Selon une étude du Guttmacher Institute, 6 femmes sur 10 qui sont soignées dans un centre soutenu par Title X considèrent que c’est leur source habituelle de soins médicaux. D’ailleurs, nombre de ces femmes fréquentent des centres Title X parce qu’elles ne peuvent pas se permettre de payer des soins médicaux dans d’autres endroits [16]. En 2011, des républicains de la Chambre et du Sénat menacèrent de bloquer complètement le gouvernement si le gouvernement fédéral ne cessait pas d’attribuer des financements au programme de planning familial. Prétendant qu’il s’agissait d’une question liée au déficit budgétaire, ils soutenaient que le fait de retirer ce financement réduirait la dette nationale, et firent ainsi le choix de ne pas tenir compte des études qui démontrent que permettre l’accès aux services préventifs permettrait au gouvernement (et aux contribuables) de réaliser des économies en évitant d’avoir à payer des coûts énormes associés à des grossesses involontaires et à des visites aux urgences pour des maladies qui pourraient être prévenues.
Partout aux États-Unis, la guerre contre les femmes est encore plus flagrante, surtout dans les domaines de la vie privée et de la santé et de la justice en matière de reproduction. Certains États, comme le Wisconsin, tentent d’adopter des lois qui criminaliseraient le fait d’avoir des enfants hors du mariage. Par exemple, le projet de loi du Sénateur républicain Glenn Grothman définirait la « parenté non-maritale » comme une cause des abus d’enfants [17]. Ailleurs, et s’inspirant d’États comme le Michigan ou le Wisconsin, plusieurs législatures d’ État essaient de remodeler leurs lois sur le divorce pour faire en sorte qu’il soit plus difficile pour un couple qui en a le souhait de divorcer [18]. Cette idée fut lancée par l’Administration de George W. Bush, avec son « Initiative pour les mariages sains » (« Healthy Marriage Initiative ») qui exigeait que les tribunaux ré-établissent la faute dans les procédures de divorce. L’initiative, qui n’eut pas de portée nationale mais servit comme modèle pour les États, stipulait que les couples expriment leurs vœux de mariage devant Dieu, et que « l’État doit les aider à rester fidèles à leurs vœux », et que ceci était important « car les enfants dont les parents divorcent ont plus tendance à être renvoyés de l’école, à tomber enceinte, à être pauvres ou à se tuer [19] »
Les problématiques qui ont de loin reçu le plus d’attention et rencontré le plus de succès à l’échelle des États sont celles concernant les droits et la santé liés à la reproduction. Depuis les décisions de la Cour suprême des États-Unis dans les cas de Webster (1989) et de Casey (1992), que nous avons déjà mentionnés, et qui maintenaient le droit constitutionnel d’une femme à avorter avant le stade de viabilité du fœtus, tout en accordant aux États la possibilité de contrôler l’accès à l’avortement, les restrictions sur l’avortement ont pris de nombreuses formes. Quarante-six États autorisent les docteurs et/ou le personnel assistant à refuser d’effectuer un avortement pour des raisons religieuses et/ou morales, et 43 États donnent la même autorisation à des cliniques et/ou hôpitaux entiers. Quatre États interdissent aux compagnies d’assurance privées de couvrir les avortements, et 11 États ne permettent pas aux assurances-santé publiques de couvrir les avortements pour leurs fonctionnaires. Plusieurs États exigent que les docteurs distribuent de la propagande et de l’« information » médicale inappropriée ou même carrément fictive, comme par exemple « l’avortement provoque le cancer du sein et/ou des ovaires [20]. »
Rien qu’en 2010-2011, les législateurs dans la totalité des 50 États ont introduit plus de 1100 dispositions liées à la santé et aux droits de la procréation, en nette augmentation par rapport aux 950 introduites en 2010. A la fin 2011, 135 de ces dispositions avaient été promulguées dans 36 États, en augmentation par rapport aux 89 promulguées en 2010 et aux 77 promulguées en 2009. 68% de ces nouvelles dispositions – 92 dans 24 États – limitent l’accès aux services d’avortement, une augmentation frappante par rapport à l’année précédente, durant laquelle 26% des nouvelles dispositions limitaient l’avortement. Les 92 nouvelles restrictions sur l’avortement promulguées en 2011 ont explosé le record précédent de 35 adoptées en 2005 [21].
Restrictions à l’avortement promulguées
par an.
Le développement le plus récent concerne les échographies obligatoires. Vingt États exigent que les professionnels effectuant l’avortement effectuent une échographie avant l’avortement. En Floride, par exemple, le projet de loi 1127 exige que les docteurs effectuent une échographie avant tout avortement et fassent en sorte que la femme regarde l’image et entende une explication détaillée de l’image. La femme peut refuser, mais elle doit certifier par écrit qu’elle a refusé de voir les images ou d’entendre le battement de cœur du fœtus. Il existe un type de loi similaire au Texas, avec la seule différence que l’échographie n’est pas abdominale mais trans-vaginale ; bref, la femme doit accepter d’être violée si elle veut bénéficier d’un avortement légal au Texas. Cette réalité horrible et troublante ne va pas sans rappeler le film roumain Quatre mois, trois semaines, deux jours (Cristian Mungui, 2007), qui reçut la Palme d’Or à Cannes, dans lequel, pour pouvoir bénéficier des services d’un avorteur illégal, portant le sinistre nom de M. Bébé, deux jeunes adolescentes, dont l’une est enceinte de son petit ami, doivent toutes les deux coucher avec l’avorteur, sans quoi il refuse d’effectuer la procédure.
Prises dans leur ensemble, ces initiatives conservatrices républicaines ont mené à des victoires étendues qui ont un impact sur les femmes pauvres et de classe moyenne inférieure dans tous les États-Unis. Actuellement, 87% de comtés américains n’ont pas de docteur qualifié pour effectuer des avortements, un chiffre à mettre en rapport avec le fait qu’un tiers de toutes les femmes américaines âgées d’entre 15 et 44 vivent dans ces comtés ; une augmentation régulière du nombre à la fois de naissances non souhaitées et d’avortements auto-infligés a été documentée ; sans oublier le fait que les États-Unis ont le plus haut taux de grossesse chez les adolescentes de tous les pays industrialisés. Il est en effet bien difficile, face à ces réalités, de ne pas être tenté de parler d’une « guerre contre les femmes », une guerre qui est ouvertement revendiquée et conduite avec enthousiasme dans tout le pays, dans de nombreux États et régions, à la fois sur des fronts législatifs et juridiques.
L’attaque conservatrice
La « guerre » contre les femmes a également été évoquée tout au long de la campagne pour les élections présidentielles et législatives de 2012. En effet, des thèmes liés à la contraception et à l’avortement ont été au premier plan des débats de cette année. Qu’est-ce qui explique la prédominance de ces sujets et les attaques souvent violentes de certains candidats républicains sur le droit à la vie privée en matière de sexualité et de reproduction ? En grande partie, le « détournement » du parti républicain par le Tea Party et les groupes chrétiens conservateurs.
Tout au long de la campagne républicaine, en commençant par la croisade de Rick Santorum contre l’avortement et la contraception durant les primaires, et en allant jusqu’à l’appel de Mitt Romney en faveur du dé-financement de Title X, le thème le plus cohérent du parti républicain aura probablement été son attaque sur la vie privée. Les commentaires exécrables d’un célèbre présentateur de radio, Rush Limbaugh (10-15 millions d’auditeurs par jour), concernant Sandra Fluke, une étudiante à la prestigieuse université de Georgetown, qu’il a traité de « salope » parce qu’elle a témoigné devant un Comité du Congrès (composé uniquement d’hommes) en faveur du remboursement de l’usage de contraceptifs, la « redéfinition » par le Sénateur républicain Todd Akin du « viol légitime », qu’il a transformé en « viol de force » pour ensuite prétendre que, si une femme est « violée de force », son corps « s’éteindra » et elle ne tombera pas enceinte, toutes ces déclarations plaisent aux républicains conservateurs et à la droite chrétienne qui, selon de nombreux commentateurs, ont pris le contrôle du parti républicain.
La preuve, selon ces analystes, c’est la nouvelle position « pro-vie » (« pro-life ») adoptée par Mitt Romney, un changement radical par rapport à sa position lorsqu’il était Gouverneur du Massachusetts et qu’il soutenait l’élimination des exemptions religieuses à la couverture contraceptive. C’était aussi l’époque à laquelle sa femme faisait des donations régulières au programme de planning familial, et à laquelle il signa un projet de loi en 2005 qui augmentait le nombre de personnes bénéficiant des services de planning familial, dont la « pilule du lendemain » qui doit être prise dans les deux jours suivant un rapport sexuel non protégé, et évite ainsi que l’œuf fertilisé ne puisse se loger dans les parois utérines (à ne pas confondre avec la pilule RU 486). A présent, Romney dénonce l’utilisation de toute forme de contraception, et lorsqu’on lui posa la question le 11 février 2012, annonça qu’il soutiendrait toute mesure visant à établir « l’identité individuelle » pour les embryons et les fœtus [22].
En ce qui concerne les soins de santé, le duo Romney/Ryan veut voir abroger l’ACA, ce qui toucherait des millions de femmes, surtout des femmes pauvres et issues de groupes minoritaires. Avant l’adoption de l’ACA, 19 millions de femmes américaines âgés d’entre 18 et 64 ans n’avaient aucune assurance-santé. Les femmes de couleur, qui représentent 36,3% de toutes les femmes aux États-Unis, composaient une part disproportionnée des personnes sans assurance : 53,2%. De plus, et avant « Obamacare », 47 millions de femmes – dont 5,1 millions de femmes afro-américaines, 4,9 millions de femmes latino-américaines, 2,5 millions de femmes asiato-américaines, 300.000 femmes indiennes d’Amérique, et 800.000 autres femmes américaines issues de groupes minoritaires – devaient payer d’avance tout et tous soins médicaux préventifs dans les domaine de l’obstétrique et de la gynécologie, tels que les mammographies, les frottis vaginaux, la contraception, les tests de dépistage du diabète pendant la grossesse et de nombreux autres actes médicaux et pharmaceutiques de prévention médicale. L’abrogation de l’ACA replongerait de nouveau ces femmes dans cette réalité, et la vaste majorité d’entre elles devrait abandonner certaines formes de contraception qui sont trop chères, ou choisir de ne pas bénéficier de soins préventifs spécifiques dans les domaines de l’obstétrique et de la gynécologie.
En ce qui concerne les droits des femmes en général, et le droit à la vie privée en particulier, l’élection de 2008 fut cruciale. Interrogé sur ses opinions sur le système judiciaire, le candidat républicain John McCain déclara que, s’il était élu, il nommerait des juges « constructivistes strictes » dans tout le circuit fédéral ; en d’autres termes, des juges qui respectent la signification originale de la Constitution, qui favorisent une intervention judiciaire minimale, et condamnent toute décision qui participe à la construction à partir de zéro d’un droit fondamental.
Tout ceci fit trembler les défenseurs du droit de la femme à « choisir », et ils avaient raison. Si McCain avait été élu, il aurait pu être en mesure de remplacer un juge « pro-choix » par un juge « pro-vie » à la Cour suprême des États-Unis, en retournant la majorité à 5 contre 4 qui soutient Roe à une nouvelle majorité de 5 contre 4 en faveur de son abrogation [23]. Si cela avait eu lieu, la Cour n’aurait pas déclaré que l’avortement est « illégal », elle aurait simplement poursuivi la nouvelle stratégie adoptée par le mouvement « pro-vie » depuis Webster et Casey, c’est-à-dire qu’elle aurait redonné aux États l’entière responsabilité de décider si oui ou non l’avortement était légal dans leur État, et ce en vertu du Dixième amendement [24].
En effet, cette approche soutient qu’il n’existe pas de « droit à la vie privée » en matière d’avortement – et, pour certaines personnes, en matière de contraception également – dans la Constitution, et qu’il incombe aux États de déterminer la légalité ou non de ces questions. Dans ce scénario, une étude fort bien documentée réalisée par le Center for Reproductive Law and Policy (« Centre pour la loi et la politique reproductive »), une organisation non-partisane et à but non-lucratif, indique que de tous les 50 États, 21 sont prêts à complètement interdire tout recours à l’avortement – par le biais de « lois gâchettes » qui sont déjà établies, l’abrogation de Roe étant la gâchette sur laquelle on a appuyé pour permettre la mise en œuvre immédiate de ces lois, qui étaient déjà rédigés – et 9 autres États sont prêts à sévèrement limiter l’accès à l’avortement [25].
Où sont passés les féministes ?
La question qui est souvent posée est : « que fait le mouvement féministe de tout ça ? » Depuis Webster et Casey, les féministes se débattent dans un mode qui est en permanence réactif et non proactif, et sont divisés. C’est loin d’être un contexte propice au succès. D’ailleurs, le terme de « mouvement féministe » est erroné ; pendant toute l’histoire du féminisme américain, il n’y a jamais eu un seul groupe homogène d’activistes. Et à partir des années 70, alors que la droite chrétienne était en train de s’épanouir, les féministes américains étaient divisés par de sérieux désaccords.
Les deux plus gros groupes féministes, qu’on pourrait aisément qualifier d’« institutions » ou de groupes féministes traditionnels, étaient – et sont – NOW (National Organization for Women, « Organisation nationale pour les femmes ») et NARAL (National Abortion Rights Action League, « Ligue nationale pour l’action sur les droits à l’avortement »). Ils ont tous les deux soutenu et véhément défendu le principe d’un « droit à la vie privée » tel qu’il est développé dans Griswold (1965) et Roe (1973) en relation au choix de ne PAS procréer. Selon ces groupes, l’émancipation des femmes a commencé avant tout en délivrant les femmes des chaînes de naissances non voulues. Ce but ne pouvait être atteint qu’en exigeant un droit inconditionnel à ne pas procréer. Ils ont donc observé avec consternation et ont dénoncé publiquement des groupes féministes plus radicaux fondés récemment, tels que le CESA (Committee to End Sterilization, « Comité pour mettre fin à la stérilisation ») et le CARASA (Committee for Abortion Rights and Against Sterilization Abuse, « Comité pour les droits à l’avortement et contre l’abus de stérilisation ») qui, selon NOW et NARAL, étaient en train de complètement ébranler les succès récents et fragiles que représentaient Griswold et Roe, qui définissaient un « droit à la vie privée » protégé par la constitution en matière de non-procréation.
Le CESA et le CARASA ne s’opposaient pas au « droit à la vie privée » en soi, ils voulaient simplement aller plus loin et démontrer, entre autres, que le principe de vie privée lui-même n’était pas accessible à tous, comme le savaient ces pauvres femmes à New York qui furent les victimes d’une stérilisation contrainte ou forcée. Ils regroupaient aussi des féministes qui prétendaient que les droits à l’avortement ne représentaient pas le nec plus ultra pour toutes les femmes, que certaines femmes féministes préféraient se battre, non pas pour le droit de ne pas avoir d’enfants, mais pour une société qui permettrait aux femmes d’avoir des enfants quand elles le voulaient avec la garantie que leurs enfants bénéficieraient d’un bon logement, de soins de santé et d’une éducation de bonne qualité. Ces féministes du milieu des années 70 et début des années 80 – et non pas les féministes traditionnels – devinrent les concepteurs de ce que nous appelons aujourd’hui les « droits de la procréation », aboutissant au Mouvement pour la justice reproductive que nous connaissons aujourd’hui.
Les victoires de la droite chrétienne, qui occupe une position ferme en tant que groupe homogène sur les problématiques qui concernent les femmes, sont en large partie une conséquence de la fragmentation des féministes américains. Cependant, d’un côté, les féministes traditionnels ont raison. Prenez le fait que, depuis 1973, la Cour suprême des États-Unis est intervenue dans près de 30 cas d’avortement, ce qui démontre le rôle qu’elle joue dans la protection de cette problématique de la vie privée. Les féministes traditionnels prétendent que si l’on venait à renverser Roe, l’impact d’une telle action serait aussi retentissant que celui de la décision Bush v. Gore sur l’élection de 2000 : un seul vote d’un seul juge de la Cour suprême pourrait changer le cours de l’histoire pour les femmes partout dans le pays, comme l’a fait un seul vote d’un seul juge qui mena à l’élection de George W. Bush, changeant ainsi le cours de l’histoire non seulement pour les Américains, mais aussi pour de nombreux pays étrangers.
De plus, les féministes traditionnels attirent notre attention sur un sondage récemment effectué par l’agence Gallup, et qui reflète une transition sous-jacente et inquiétante. Pour la deuxième fois depuis 1996 (Gallup suit cette problématique depuis 1973), l’opinion se définit maintenant comme étant plus « pro-vie » que « pro-choix » (51% contre 42% en 1996, 50% contre 41% fin 2011 [26]).
Par rapport à la problématique de l’avortement, est-ce que vous vous considérez comme étant plutôt pro-choix ou pro-vie ? (la question pro-vie/pro-choix était posée après celle sur la légalité de l’avortement).
Ce revirement, associé aux études récentes sur ce nouveau « pouvoir » de la Cour suprême, renforce la focalisation des féministes traditionnels sur l’avortement. Ils attirent l’attention sur le travail effectué par le Professeur Richard Hasen (Université de Californie à Irvine), qui démontre que « le Congrès a passé outre à la Cour Suprême de moins en moins souvent au cours de la dernière décennie... Le nombre d’annulations a chuté pour devenir presque nul. » D’autres chercheurs ont tendance à s’accorder avec les analyses de Hansen, et à conclure comme lui que ce phénomène a donné bien plus de pouvoir à la Cour suprême et bien moins au Congrès. Comme l’écrit un autre chercheur : « Nous sommes longtemps partis du principe que, quand la cour interprète une loi fédérale, le Congrès peut toujours y revenir et y apporter des corrections… À présent, il y a de fortes chances que les décisions de la Cour soient le dernier mot, et non pas le premier, sur ce que veut dire une loi [27]. » Ceci signifie non seulement que la Cour suprême, un corps d’individus qui ne sont pas démocratiquement élus, a plus de pouvoir, mais aussi qu’elle peut être plus facilement influencée par des motivations idéologiques . En tout cas, c’est ce scénario que craignent les groupes féministes traditionnels et autres défenseurs de Roe v. Wade, qui ne tient qu’à un fil depuis des années, avec une majorité d’une voix seulement.
C’est ici qu’interviennent les féministes travaillant au sein du Mouvement pour la justice reproductive, et ils aussi ont des analyses pertinentes [28]. La stratégie de se focaliser sur un « droit à la vie privée » constitutionnel comme seul moyen de garantir l’émancipation des femmes était une erreur dès le départ. Elle revenait à ne faire que refléter le caractère individualiste des démocraties contemporaines, et donc à négliger le fait qu’il n’existe pas de groupe monolithique et homogène de personnes appelées « femmes ». Le fait de proclamer un « droit à la vie privée » sans offrir l’accès à un tel droit revient tout simplement à « privatiser » les décisions, et donc à « légitimer une réponse minimaliste de l’État » aux problèmes des femmes. Cette approche ignore à son tour les réalités de groupes marginalisés, constitués à la fois d’hommes et de femmes, qui ont besoin de plus de soutien communautaire et étatique et avancent nombre d’exigences diverses, dont celle d’avoir ou pas des enfants. De ce fait, selon les porte-paroles du Mouvement pour la justice reproductive, si les féministes traditionnels veulent vraiment garantir l’égalité des droits pour toutes les femmes, qu’elles soient riches ou pauvres, ils devraient quitter les grandes salles nobles de la Cour Suprême, retrousser leurs manches, et retourner sur le terrain, dans les cliniques et les écoles des quartiers pauvres, dans les communautés rurales. Ce n’est qu’à travers ce processus que le concept du « choix » ou celui d’un « droit à la vie privée » ne pourra être réellement compris.
« Le choix n’existe pas dans un vide » est le slogan du Mouvement pour la justice reproductive. En effet, le « choix » et/ou la vie privée sont fonction des intersections de race, de classe sociale, de sexualité et d’autres marqueurs de différence qui ont une influence sur la capacité, non seulement d’individus mais de communautés entières à prendre des décisions et à agir librement. De ce fait, relier les droits de la procréation à d’autres problématiques de justice sociale telles que la pauvreté, l’injustice économique, la reforme du système de sécurité sociale, le logement, et la justice environnementale entre autres, est la seule manière de contrecarrer les attaques menées sur les femmes et sur leurs droits par la droite chrétienne et les conservateurs républicains, aujourd’hui et à l’avenir.
Jennifer Merchant, « La « Guerre contre les femmes » »,
La Vie des idées
, 22 octobre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-Guerre-contre-les-femmes
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[2] Le vainqueur, Mitt Romney, réaffirma sa position sur la télévision du Missouri le 14 mars 2012. Lorsqu’on lui demanda comment il ré-équilibrerait le budget, il répondit : « Bien sûr vous vous débarrassez d’Obamacare, ça c’est facile, mais il y en a d’autres… le planning familial, on va se débarrasser de ça. » (Ann Rubin, « Mitt Romney : ’Planned Parenthood’, We’re Gonna Get Rid of That’ « , KSDK, 14 mars 2012).
[7] Lancé en 1968, sur l’élan d’un mouvement social – le début de la « seconde vague » du mouvement féministe – la campagne publicitaire de Philip Morris prenait pour cible les jeunes femmes, en utilisant des images de l’émancipation et de la liberté des femmes, mais aussi des valeurs esthétiques mettant en avant l’élégance et la minceur.
[8] Même dans le domaine de l’information génétique personnelle nominative : The Genetic Information Nondiscrimination Act de 2008 (Pub.L. 110-233, 122 Stat. 881) 2008.
[12] Anne-Marie Slaughter, « Why Women Still Can’t Have it All », juillet 2012. Elle explique, dans sa première proposition pour faire évoluer cette réalité : « Des millions d’autres femmes qui travaillent doivent faire face à des conditions de vie bien plus difficiles. Certaines sont mères célibataires ; d’autre ont du mal à trouver un emploi quel qu’il soit ; d’autres soutiennent leur mari, qui lui n’arrive pas à trouver d’emploi. Nombre d’entre elles gèrent une vie professionnelle dans laquelle les bons services de garderie sont soit inexistants soit très chers ; les emplois du temps des écoles ne sont pas les mêmes que les emplois du temps professionnels ; et les écoles elle-même ne fournissent pas un enseignement correct à leurs enfants. Un grand nombre de ces femmes s’inquiètent, non pas de ne pas tout avoir, mais plutôt de réussir à s’accrocher au peu qu’elles ont déjà. Et même si les femmes en tant que groupe ont bénéficié de grands progrès en termes de salaire, de niveau d’enseignement et de prestige au cours des trois dernières décennies, les économistes Justin Wolfers et Betsey Stevenson ont montré que les femmes sont moins heureuses aujourd’hui que ne l’étaient leurs prédecesseures en 1972, à la fois en termes absolus et comparées aux hommes. Le meilleur espoir pour améliorer le sort de toutes les femmes, et pour refermer ce que Wolfers et Stevenson appellent un « nouveau fossé entre les hommes et les femmes » – mesuré en termes de bien-être plutôt qu’en termes de salaire – est de refermer le fossé en termes de leadership : élire une femme président et 50 femmes sénateurs ; s’assurer que les femmes sont représentées à titre égal parmi les rangs des directeurs d’entreprise et des juges. Ce n’est que quand il y aura suffisamment de femmes au pouvoir que nous pourrons créer une société qui marche pour toutes les femmes. Et ça, ce sera une société qui marche pour tous. »
[13] Le Mouvement pour la justice reproductive s’est formé à partir de groupes féministes de base établis au début des années 70 et pendant les années 80, pour la plupart en opposition aux groupes féministes traditionnels, critiqués et accusés de ne défendre que les droits de femmes blanches aisées. Le terme fut alors inventé en 1994 lors de la Conférence internationale des Nations Unies sur la population et le développement au Caire. Sister Song, l’un des collectifs les plus renommés et actifs de ce mouvement, a organisé la Marche pour les vies des femmes, qui rassembla un million de personnes à Washington D.C. le 25 avril 2004.
[15] 157 Cong. Rec. H1235 (daily ed. Feb. 18, 2011) (Roll Call Vote No. 93) (vote on Pence Amendment to prohibit use of funds for Planned Parenthood Federation of America) ; U.S. House of Representatives vote on final passage of H.R. 1 (Feb. 19, 2011) (Roll Call Vote No. 147) ; 157 Cong. Rec. H2802 (daily ed. April 14, 2011) (Roll Call Vote No. 271) (vote on final passage of H.Con. Res. 36).
[22] Ceci n’empêche pas Romney de conserver ses actions (évaluées au total à 1 million de dollars environ) détenues dans le Goldman Sachs Exchange Place Fund, qui comprend plusieurs compagnies pharmaceutiques – Watson Pharmaceuticals, Johnson & Johnson, Merk, Pfizer – toutes productrices et distributrices de divers types de contraceptifs et d’abortifs.
[23] Depuis le début de son Administration, Obama a nommé deux juges à la Cour suprême des États-Unis, mais l’équilibre de 5 à 4 en faveur de Roe n’a pas changé, puisqu’il a remplacé les juges « pro-Roe » avec d’autres juges ayant la même position. Cependant, il a pu, sur le circuit national, renverser les majorités conservatrices et constructivistes strictes de certaines cours régionales et d’appel, pour en faire des majorités plus flexibles et interprétatives.
[24] William Saletan, Bearing Right : How Conservatives Won the Abortion War, Berkeley, University of California Press, 2004.