Recherche

Recension Histoire

La France libre sur le champ de bataille

À propos de : Pierre Koenig, Bir Hakeim, Nouveau Monde éditions


par Alya Aglan , le 29 janvier


Télécharger l'article : PDF

En juin 1942, la « nuit fantastique » de Bir Hakeim, fait d’armes modeste en soi, devient un événement d’envergure mondiale, redonnant espoir à ceux qui refusaient d’être d’éternels vaincus. La guerre du désert, vue au plus près.

Réédités sous un titre plus concis, les souvenirs reconstitués du général Koenig, Bir Hakeim, 10 juin 1942, publiés dans une première version en 1945 par l’Office français d’édition puis par les éditions Robert Laffont, en 1971, sont connus et figurent parmi les textes classiques des acteurs militaires de la Seconde Guerre mondiale.

Une histoire à plusieurs voix

« Fait d’armes, modeste en lui-même », affirme Koenig dans l’avant-propos (p. 33), la bataille de Bir Hakeim, qui se déroule du 26 mai au 11 juin, au milieu de l’année 1942, rapportée par celui qui assume alors le commandant de la 1re Brigade française libre – First Free French Brigade Group, selon l’appellation du commandement britannique –, avant de devenir en 1944 le chef des Forces françaises en Grande-Bretagne et des forces françaises de l’intérieur (FFI), représentant du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) auprès du général Eisenhower puis gouverneur militaire de Paris à la Libération, reste un événement d’envergure mondiale, dont les retombées politiques prennent une importance démesurée pour la France libre, considérée en ses débuts comme un repaire d’aventuriers, de déserteurs et de fascistes.

Si la narration suit le parcours sinueux des écrits de soldat, à la fois par l’angle d’approche privilégié et par le style qui s’apparente par endroits à un rapport militaire à la lecture fastidieuse – de l’aveu même de son auteur –, le texte n’en demeure pas moins une source pour l’historien.

Entamé par le général Koenig en 1958, en pleine guerre d’Algérie, l’année du retour au pouvoir du général de Gaulle à la faveur de la crise du 13 mai, après une longue enquête et la récolte de nombreux récits de survivants et de documents d’archives, l’ouvrage tel qu’il se présente aujourd’hui est lui-même le fruit d’une histoire à plusieurs voix, individuelle et collective, qui a valeur d’un témoignage où divers points de vue s’entremêlent.

Ce texte, qui débute par un hommage appuyé aux soldats combattants qui ont laissé leur vie à Bir Hakeim, a été achevé après la mort de Koenig, élevé à la dignité de maréchal de France à titre posthume en 1984, par le général Robert Carlot, gendre de sa femme. La courte présentation de François Broche dont le père, le lieutenant-colonel Félix Broche, mort à Bir Hakeim et nommé Compagnon de la Libération, a été l’un des proches de Koenig, introduit quelques nuances relevant d’un droit d’inventaire dans la filiation politique gaulliste d’après-guerre.

Guérilla et escarmouches

L’intérêt principal de l’ouvrage réside dans l’évocation de la France libre vue du champ de bataille, loin de Londres, de Brazzaville ou d’Alger où se construisent les fondations d’un proto-État alternatif aux gouvernements de Vichy, où les vaincus se trouvent de plus en plus fermement liés aux intérêts de l’Axe jusqu’à l’exil à Sigmaringen à l’été 1944 sur les terres du IIIe Reich. Ainsi est-il possible de saisir comment le militaire engendre du politique à l’échelle internationale.

Le premier point, essentiel, tient au caractère hétérogène du recrutement des troupes venues des quatre coins de l’Empire, de « tout ce qui était français dans le monde » (p. 42), après des périples qui attestent de leur détermination à rejoindre le général de Gaulle et la cause alliée, bravant les dangers et les obstacles en tout genre. Pour beaucoup, il s’agissait non seulement d’engagement en dépit de leur jeune âge, mais également d’arrachement comme l’entendait ironiquement Romain Gary dans La Promesse de l’aube  : « Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre de Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu’ils appelaient la condition humaine. »

Parce que l’armée est un système d’hommes, l’organisation se révèle primordiale pour garantir une forme d’efficacité, sans pour autant renoncer à sécuriser les soldats eux-mêmes et leurs positions. Contraints par les circonstances à innover, les Français libres se dotent d’une organisation que Koenig qualifie de « révolutionnaire », tirant parti des enseignements de la défaite de 1940, mais également des contraintes imposées par la faiblesse des moyens, la dépendance vers l’armée britannique et la rigueur de l’environnement. La tactique du hérisson, réactualisée, permet d’armer tous les services combattants et non combattants, mieux défendus, plus impliqués et soudés par l’atténuation de la distinction entre l’avant et l’arrière.

L’adaptation constante des hommes et des matériels aux données logistiques ajuste les efforts aux objectifs désignés par les Alliés dans une perspective raisonnée de préservation des forces aux effectifs très limités par rapport à ceux, écrasants, de l’Afrika Korps et de la division Trieste.
La guerre du désert, vue au plus près, apparaît dans une quotidienneté faite d’attentes, de patientes observations de l’ennemi, dont on devine la présence plus qu’on ne le voit, par des patrouilles et des opérations de reconnaissance, des coups de main nocturnes menés selon des techniques de guérilla, un présent ponctué par de fréquentes escarmouches.

L’obscurité, l’épais brouillard matinal, les mirages qui déforment la vision optique et les imprévisibles et puissants vents de sable, aussi inopportuns que porteurs de dangers, renforcent le hasard et l’incertitude du milieu, à l’origine de tirs fratricides. La notion de champ de bataille s’en trouve affectée, dans la mesure où l’enterrement du dispositif, placé à la confluence de trois routes, entouré de champs et de marais de mines (le fameux V), ne dicte pas l’affrontement direct des forces de l’Axe, mais plutôt la fixation d’une position promise à l’anéantissement par le général Rommel – ce « diable d’homme », dixit Koenig – qui envoie, par trois fois, des parlementaires au drapeau blanc en vue d’une reddition.

Encerclés dans le désert libyen, manquant de réserves de munitions et d’eau, les Français libres tiennent jusqu’à l’épuisement, avant la décision prise par Koenig d’une sortie « de vive force », les armes à la main, sans abandonner le matériel ni les blessés ni les prisonniers, dans le désir avoué de surmonter le trauma de 1940 pour renouer avec la tradition militaire de 14-18, voire de la Grande Armée. La nuit, élément stratégique, à la fois protecteur et perturbateur, tient une place inédite au point de soutenir l’action qu’elle conditionne.

Sur la route des Indes

Signalant le retour d’un autre visage de la France dans la guerre, celle des réprouvés et de la dissidence, la « nuit fantastique » de Bir Hakeim du 10 au 11 juin 1942 prend la proportion d’une épopée dans la presse internationale au point de susciter une forme d’anglophobie et d’installer fermement la rébellion gaulliste dans le camp militaire allié. La défaite de 1940 est-elle pour autant symboliquement vengée ? Bir Hakeim ouvre le champ des possibles.

Depuis la fin mai 1942, les hommes du général Koenig – 1re Division française libre intégrée à la 8e Armée britannique sous les ordres du général Ritchie – tiennent seuls une position sans valeur stratégique intrinsèque, enterrée, protégée par un champ de mines circulaire, en plein désert de Libye. Leur mission de défendre Bir Hakeim est appuyée par la RAF et des unités britanniques contre le siège et l’assaut des forces italo-allemandes, de manière à retarder l’offensive générale de Rommel depuis la Cyrénaïque en direction du Nil et du canal de Suez, point stratégique sur la route des Indes pour l’Empire britannique.

De manière inattendue, tenir Bir Hakeim, dans un invisible combat lointain, permet paradoxalement la reconnaissance mutuelle entre résistance intérieure et résistance extérieure, tendues vers le même objectif d’inversion de l’ordre des choses imposé par les vainqueurs. Parce que la guerre se compose de temps et d’espace, la 8e Armée britannique en difficulté gagne ainsi la durée nécessaire aux opérations de repli de ses arrières avant de se rétablir sur de nouvelles positions.

Traduisant en actes, l’injonction de Péguy que la résistance a fait sienne, « celui qui ne se rend pas est mon homme », le choix de rompre l’encerclement s’impose comme le seul moyen d’échapper à l’ennemi qui ne considère par les Français libres comme des combattants réguliers, protégés par le droit des gens, mais comme des traîtres à leur patrie.

Une opération audacieuse et symbolique

Mais l’effet de surprise escompté est manqué, si bien que la sortie se mue en « bataille en règle, de nuit, contre un ennemi organisé et bien installé » (p. 390). Le bruit des moteurs et des explosions de mines brise le silence de la nuit dans le désert, si bien que les adversaires alertés lancent des fusées éclairantes. « Le spectacle est étonnant, rapporte Koenig. […] L’ennemi lance à profusion vers le ciel des fusées de toutes les couleurs, rouges, vertes, blanches. […] Il n’a qu’une préoccupation, celle de voir, voir pour savoir ce qui arrive » (p. 389). L’affrontement se mue peu à peu en « une série de combats particuliers et même de combats individuels. […] Mais tout vaut mieux que la captivité », ajoute-t-il (p. 390).

Malgré les pertes élevées en hommes et en matériels, les défenses ennemies sont finalement traversées dans une confusion extrême. L’audace de l’opération, à la faveur de la nuit, signe la résolution de la France libre d’incarner les espoirs de ceux qui ne peuvent se résoudre à être d’éternels vaincus. Salué par les contemporains, l’événement, dont le nom est repris par un maquis du Languedoc et un journal clandestin de l’Ain, entre en écho avec le contexte militaire mondial du printemps 1942, où la victoire alliée semble aussi lointaine qu’incertaine, tandis que la propagande de l’Axe se gargarise de ses succès.

Si l’intérêt de ce témoignage pour l’histoire reste aujourd’hui intact, le peu de soin accordé à cette version par Nouveau Monde Éditions interroge. Les coquilles, trop nombreuses, tournent au ridicule certaines formulations pourtant empreintes de gravité. Citons, parmi d’autres : « Ils attendent l’arrivée de leurs camarades et ne cloutent pas de la victoire » (p. 320) ou encore « Rommel peut-il se paver ce luxe ? » (p. 319). Le lecteur en reste pantois, partagé entre le rire et l’agacement devant un tel amateurisme. Mieux vaudrait donc se référer aux anciennes éditions.

Pierre Koenig, Bir Hakeim, présenté par François Broche, Paris, Nouveau Monde éditions, 2022, 25,90 euros.

par Alya Aglan, le 29 janvier

Pour citer cet article :

Alya Aglan, « La France libre sur le champ de bataille », La Vie des idées , 29 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-France-libre-sur-le-champ-de-bataille

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet