En 1979, le cinéaste Claude Lanzmann se rend en Israël pour rencontrer Hersh Smolar dans le cadre de son projet de documentaire, qui deviendra le magistral Shoah. Les deux heures d’entretiens filmés, dans un mélange de questions posées en allemand par le réalisateur et de réponses formulées en yiddish par l’un des chefs de la résistance juive du ghetto de Minsk, ne seront finalement pas retenues dans la version finale du film [1].
Mais cet émouvant entretien, où transparaissent la verve et l’énergie intactes de l’ancien partisan juif, témoigne que rencontrer Hersh Smolar était indispensable à quiconque voulait connaître l’histoire du ghetto de Minsk et celle de la résistance juive antinazie dans la capitale biélorusse et ses forêts environnantes. Il était donc grand temps que soit enfin, depuis 2022, disponible en français le récit de Smolar lui-même, « témoignage exceptionnel » comme le qualifie à juste titre l’autrice de la préface, Masha Cerovic.
Éclairage sur un ghetto méconnu
En effet, ce texte est important et singulier à plus d’un titre. Il permet tout d’abord de faire connaître le destin spécifique de ce ghetto, le plus grand sur le territoire de l’Union soviétique occupée par l’Allemagne nazie. Surtout, la narration précise de Smolar transfigure les actions de la résistance juive en véritable « témoignage collectif à valeur documentaire » (p. 34), faisant œuvre à la fois de mémorial et d’hommage.
Enfin, le texte même, par ses multiples traductions de l’original rédigé en yiddish, depuis le premier jet rédigé à l’hiver 1945 dans Minsk libérée jusqu’à l’édition profondément remaniée par Smolar lui-même en 1985 en yiddish (qui sert de base aux éditions anglaise et française), est le reflet des évolutions narratives liées aux changements mémoriels, mais aussi aux migrations ultérieures de l’auteur, de l’URSS à la Pologne, puis en Israël où il passa la reste de sa vie, après un bref intermède parisien en 1970.
Jusqu’à 100 000 Juifs furent enfermés dans le ghetto de Minsk à partir de juillet 1941, ce qui fait de celui-ci le quatrième plus grand ghetto mis en place par les nazis, derrière Varsovie, Lwów et Łódź. Pourtant, son histoire demeure encore peu connue du grand public. La plupart des témoignages furent produits en Union soviétique, notamment lors des auditions de témoins des commissions d’enquêtes sur les crimes nazis [2], où ils ne furent guère rendus accessibles et rarement traduits. Les quelques rescapés, eux, n’avaient pas la possibilité sur le territoire de l’URSS de témoigner, et rares ont été ceux qui ont pu quitter l’URSS avant l’émigration des premiers refuzniks dans les années 1970.
Ceci explique que, pendant longtemps, la connaissance du déroulement de la Shoah à l’Est de l’Europe était moins détaillée que pour d’autres régions. Rappelons que la publication du Livre noir, préparée dès 1944 pour documenter l’extermination des Juifs en URSS, fut arrêtée par la censure stalinienne. Le livre ne put circuler qu’en version partielle à partir du manuscrit en yiddish transmis par le Comité juif antifasciste vers les États-Unis, la Roumanie et la Palestine mandataire, avant une édition complète dans les années 1990 [3]. Dans cet ouvrage collectif rassemblant près de quarante auteurs, c’est naturellement Hersh Smolar qui rédige la partie sur le ghetto de Minsk et la résistance juive.
Juifs réfugiés et Juifs autochtones
Le ghetto de Minsk est longtemps resté dans l’ombre de l’histoire de la Shoah du fait même de sa singularité, qui n’en fait pas un ghetto « comme les autres ». D’abord, il se trouvait en Union soviétique, ce qui était assez rare, puisque sur ce territoire occupé à partir de l’été 1941, les populations juives furent pour l’essentiel assassinées par balles par les Einsatzgruppen et leur rassemblement préalable en ghetto était souvent de courte durée, voire inexistant. A contrario, le ghetto de Minsk fut constitué le 20 juillet 1941 et ne fut totalement liquidé que plus de deux ans plus tard, fin octobre 1943.
Par ailleurs, la ville de Minsk se trouvant relativement proche de la ligne séparant les territoires sous domination allemande et ceux des Soviétiques, définie par le pacte Molotov-Ribbentrov d’août 1939, elle abrita jusqu’à l’été 1941 des Juifs originaires de Pologne fuyant l’occupation allemande. Pour cette raison, lors de sa création en juillet 1941, le quart de la population juive du ghetto était constituée de réfugiés polonais.
Du reste, Smolar lui-même fait partie de ce contingent, lui qui a déjà passé deux années dans la ville polonaise de Białystok, occupée par les Soviétiques depuis l’automne 1939 en vertu du pacte germano-soviétique. Lorsque l’opération Barbarossa est déclenchée au début de l’été 1941, il fuit à pied vers l’Est et gagne la ville de Minsk, qu’il connaissait déjà avant-guerre du fait de son engagement en URSS et en Pologne frontalière.
À cette population mixte vont s’ajouter à partir de l’automne 1941 jusqu’à 35 000 Juifs déportés du Reich allemand. Ces derniers sont installés dans un ghetto spécial. Dans son témoignage, Smolar montre bien le sort spécifique et tragique des Juifs allemands, différent du reste de la population du ghetto.
Il décrit aussi la complémentarité entre les réfugiés polonais, qui avaient entendu parler de la mise en place des ghettos et tentaient d’avertir les Juifs autochtones de la nécessité absolue de résister, tandis que ces derniers, initialement sceptiques et habitués à attendre les ordres de Moscou, purent, une fois acquis le principe de la lutte, faire valoir leur meilleure connaissance du terrain, de la ville et ses environs et, surtout, leurs contacts avec les partisans non juifs à l’extérieur du ghetto.
Car, et c’est l’une des spécificités supplémentaires du ghetto de Minsk, la résistance devient rapidement un élément central dans et hors du ghetto. À la différence d’une ville comme Varsovie, où il s’agit progressivement de faire entrer des armes pour lutter dans le ghetto contre les nazis – en janvier et surtout en avril 1943, lors de la grande insurrection – à Minsk, l’enjeu est de faire face aux actions de liquidations quasi permanentes et ne laissant aucun répit à la population juive. Pour celle-ci, résister signifiait donc quitter le ghetto, car « le ghetto c’est la mort » comme l’explique Smolar à tous ceux qu’il enrôle dans la résistance. L’enjeu fut donc de faire s’enfuir un maximum de Juifs pour leur faire gagner les unités de partisans dans les forêts voisines. De fait, ces actions de résistance vont permettre à près de 10 000 Juifs de quitter Minsk : près de la moitié environ survivra.
Un monument de papier
Le Ghetto de Minsk n’est pas seulement un témoignage informatif sur la vie quotidienne des Juifs de l’Est de l’Europe, passé sous occupation allemande après juin 1941. Smolar conçoit d’emblée son texte comme un hommage à ses compagnons de lutte et, au-delà, à toutes celles et ceux enfermés avec lui dans le ghetto et qui n’ont pas survécu.
Dès la première édition du livre, publiée en yiddish et en russe à Moscou en 1946, l’auteur utilise ses souvenirs personnels et ceux de ses camarades de résistance pour forger un récit aux voix multiples, à la forme hybride mêlant l’histoire personnelle et le tableau général, les descriptions détaillées d’un maximum de personnes, mais aussi leurs dialogues, et incluant même des documents d’époque à valeur d’archive documentaire, comme l’ordonnance instaurant la création d’un quartier juif dans la ville de Minsk, dont les douze articles sont reproduits en intégralité (p. 51-54).
Le caractère hétéroclite de l’ouvrage n’est pas sans rappeler les yizker bikher ou « livres du souvenir » [4] rédigés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De cette forme émerge non pas une voix singulière, mais un vibrant hommage aux anonymes qui ont fait œuvre de résistance dans et hors du ghetto. Des chapitres entiers sont consacrés à décrire leurs gestes le plus précisément possible, tout particulièrement les enfants-guides (p. 193-197) chargés de conduire vers la forêt les évadés du ghetto, car ils connaissaient par cœur le chemin. Le lecteur découvre ainsi Vilik Rubejine, garçon de 13 ans qui avait « déjà fait sauter sept convois de transport de troupes nazis », ou Simele Fiterson, 12 ans, « petite gamine au visage fripé de vieille femme ».
Il est intéressant de constater à quel point les femmes sont présentes dans les portraits de résistants dressés par Smolar, ce qui est d’autant plus vrai dans la version de 1946, alors même qu’elles seront par la suite invisibilisées, y compris par l’auteur lui-même. En effet, dans la version de 1946, il donnait un titre entier de chapitre à la résistante Celia Botvinik, qui n’apparaît plus que dans le corps du texte dans la version retravaillée plus tard, alors qu’elle a joué un rôle décisif notamment pour dérober et fournir des armes aux partisans.
Comme de nombreuses autres femmes juives, elle s’était infiltrée pour travailler dans une usine d’armement sous contrôle allemand et sabotait le matériel produit. Le chapitre « du côté aryen » (p. 209) rend un vibrant hommage à Maria Gorokhova, une non-Juive grâce à qui l’auteur est exfiltré du ghetto.
Hommage à Macha Brouskina
Le témoignage de Hersh Smolar ajoute une dimension humaine et incarnée aux figures les plus connues de la résistance soviétique – juive, biélorusse et féminine. Ainsi, Macha Brouskina, 17 ans, infirmière et messagère des partisans après s’être évadée du ghetto, qui fut dénoncée, arrêtée par les Allemands et exécutée publiquement par pendaison le 26 octobre 1941. Elle est restée dans les mémoires collectives grâce aux photographies des exactions qui ont fuité et servirent de pièces à conviction durant le procès de Nuremberg.
Elle est surtout l’objet de luttes mémorielles, entre la narration soviétique qui ne dévoila pas son nom (parce que juive) et l’historiographie de la Shoah, qui la mit en avant pour souligner la vaillance de la résistance juive.
Pour Smolar, il n’y a pas d’opposition à faire entre la résistance juive et la résistance communiste : Brouskina est évoquée comme « une jeune fille juive de Minsk » (p. 89), « cousine d’un sculpteur juif renommé », ayant inspiré toute une génération de jeunes du ghetto, dont Emma Radova, sa camarade de classe qui en fait le portrait, la dépeignant comme une « jeune femme forte mais romantique qui avait été active à l’école ».
Smolar s’indigne du fait qu’un article publié des années plus tard par l’organe des syndicats d’URSS a complètement occulté la judéité de Macha (p. 90). Cette incise montre bien que son récit a été profondément remanié depuis la première version de 1946.
Amertume
Transparaissent, dans ce qui apparaît comme un véritable palimpseste mémoriel, non seulement les mémoires « à chaud » de Smolar au sortir de la guerre, qui veut rendre un vibrant hommage à ses amis combattants et aux morts anonymes du ghetto, mais aussi la voix du Smolar plus âgé et plus amer.
C’est le Smolar qui retourna en Pologne en 1947, certes pour construire une vie juive communiste (il deviendra président de l’association socio-culturelle des Juifs de Pologne et le pilier du journal yiddish Folks Shtime), mais surtout pour se sauver du tournant antisémite du régime soviétique qui se solda par la liquidation du Comité juif antifasciste et l’assassinat de ses membres en 1952.
Un Smolar qui, malgré son engagement, sa loyauté et son espoir envers le nouveau régime communiste en Pologne, n’y trouva pas davantage sa place. Il fut en effet contraint de quitter le pays en conséquence de la vaste campagne antisémite menée en 1968, dont la propagande d’État transforma du jour au lendemain le grand héros résistant antifasciste en traître suppôt du sionisme. Pourtant, ce dernier n’avait toute sa vie poursuivi qu’un seul objectif : celui de défendre un modèle socialiste qui reconnaisse l’identité juive.
Son témoignage est donc à lire autant comme un mausolée dédié aux Juifs de Minsk morts sans sépulture, dont la mémoire fut occultée par Moscou, que comme un réquisitoire dressé contre la distorsion mémorielle soviéto-polonaise, alors que Smolar termine dans les années 1980 son existence en Israël, où la mémoire de la Shoah commence à se déployer.
Hersh Smolar, Le Ghetto de Minsk. Les partisans juifs contre les nazis, traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, préface de Masha Cerovic, Paris, Payot & Rivages, 2022, 360 p., 22 €.