Recensé : Robert Tombs, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, traduction par José Chatroussat de The Paris Commune 1871, avec une introduction d’Éric Fournier, Paris, Libertalia, 2014, 470 p., 20 €.
Paris, bivouac des révolutions, paru chez Libertalia au printemps 2014, n’est pas simplement la traduction d’un livre anglais offrant un point de vue original sur la Commune, mais la mise à jour de ce travail de fond. Illustrant les ambitions de la collection « Ceux d’en bas », qui donne à entendre des voix minoritaires, cet ouvrage rejoint, entre autres, les études historiques si novatrices de Marcus Rediker. Si la clarté et la composition rigoureuse de Paris, bivouac des révolutions en font d’ores et déjà un titre de référence sur ce sujet à la bibliographie pléthorique et contrastée, son écriture – destinée, en 1999 où parut The Paris Commune 1871, à un public peu familier du XIXe siècle français –, s’adresse désormais à tous ceux qui savent apprécier les vertus historiographiques du pas de côté, hors de batailles mémorielles sur lesquelles l’éclairage semble d’autant plus lucide qu’il reste extérieur.
R. Tombs agrège les points de vue des acteurs en une synthèse rendue accessible par l’intelligence de l’analyse, l’expressivité des images et l’efficacité de la narration. Son mérite est de réunir tant de perspectives différentes et d’en restituer les enjeux en faisant se rencontrer acteurs et chercheurs qui renouvelèrent les études sur la Commune. Parmi ces derniers figurent, outre Jacques Rougerie, à qui The Paris Commune 1871 est dédié, les noms attendus de Furet, Maitron, Lissagaray et Malon aussi bien que ceux d’une nouvelle génération ayant à cœur de relire la Commune hors de toute vulgate [1]. Tombs joint l’histoire sociale à la contextualisation politique, l’étude des représentations et des figures – le mythe de la pétroleuse renvoyé aux rumeurs dont il est né – à l’« histoire par le bas » et à celle des appropriations et de la mémoire, en ménageant les différents points de vue – communards et versaillais bien sûr, sur lesquels portait déjà la thèse de l’auteur [2], mais aussi neutres et civils parisiens non-communards. C’est dire si ce livre, comme l’écrit dans son introduction l’historien Éric Fournier qui le coordonne, nous invite dans « l’atelier de l’historien », tant il ouvre explicitement ses débats interprétatifs et déjoue le vae victis en tentant de rendre la question de l’histoire qui s’écrit aux acteurs du quotidien, à la faveur d’anecdotes et de journaux qui sont autant d’enquêtes sur la mémoire. Le texte évite le double écueil de l’histoire conservatrice, prompte à réduire les communards à une foule de pillards criminels, et de celle qui, par sympathie idéologique, en fait de purs combattants de la liberté.
La guerre, cause maîtresse
Le premier chapitre propose une évaluation des facteurs profonds ayant rendu la Commune possible, tels que l’urbanisme haussmannien, source de ségrégation et d’un certain sentiment de dépossession, et plus largement cette « poudrière politique » parisienne, épicentre d’une culture de 1789 – « idées, langage, modes d’action et symboles » dont l’imaginaire de la levée en masse, rejoué sous le siège par la sortie torrentielle, est un exemple frappant – ayant « enraciné l’idée de la possibilité d’un changement par l’action populaire ». Un tableau subtil des travaux sociologiques tire de la variété même des catégorisations existantes une conclusion relativiste quant à l’absence de « situation révolutionnaire », concept rétrospectif qu’invalide la peu massive insurrection blanquiste d’août 1870. L’historien remarque que « la difficulté pour expliquer cette révolution parisienne réside dans le fait qu’elle a un trop grand nombre de causes » : les hypothèses attribuant l’étincelle à tel ou tel facteur bien défini laissent place à une leçon sur l’absence de déterminisme ou de téléologie, ce possibilisme fécond et pluraliste suggérant même la part d’une certaine contingence.
La guerre joue un rôle décisif, renforçant ce qui apparaît comme le « cœur de la vie urbaine » : la Garde nationale, engagement presque obligatoire, club politique élisant ses chefs et dont la couleur change quartier par quartier, mais surtout moyen de subsistance de près de 900 000 personnes dépendant directement ou non du 1,50 franc de la solde journalière. Dans le quasi huis-clos d’un Paris encore fortifié et ignorant « l’essentiel de ce qui se passait à l’intérieur et à l’extérieur », la guerre de l’Empereur change de sens et devient pour la gauche aux belliqueuses affiches rouges une défense de « la substance même de la nation ». Ce tableau insiste sur la dimension obsidionale des mois précédant la Commune, qui favorise « soupçons mutuels, récriminations et mépris ». C’est sur cette ville bientôt bombardée que s’abat l’inégalité sociale criante des privations hivernales, exacerbant le conflit entre des « profiteurs » dont le pain reste blanc et les queues du marché aux rats. Or un rationnement efficace et une reprise en main militaire sont l’un comme l’autre « contenus dans le mot ″Commune″ », si bien que la victoire allemande constitue la frustration déterminante dans le basculement révolutionnaire et la cristallisation, autour de la question de la guerre et de la paix, d’une force politique inédite radicalement coupée de la province, rurale, monarchiste et « pacifique ». Les élections rougissent une garde dont le divorce avec l’assemblée n’attend que la « décapitalisation » de cette dernière à Versailles pour être consommé.
Un gouvernement du peuple ?
Partant du jugement de Marx voyant dans la Commune « la forme politique enfin trouvée » de l’émancipation ouvrière, R. Tombs met en regard l’histoire du mot « Commune » – véritable « talisman » dès l’automne 1870 où il promet la démocratie locale – et l’examen de l’usage concret du pouvoir par ceux qui s’en réclamèrent, même si sa brièveté « ne permet pas une analyse conventionnelle significative de la politique menée ». Face à un projet initial plutôt proudhonien de révolution par en bas, il montre comment l’emporte la tendance jacobine et blanquiste à un gouvernement plus autoritaire. De l’adoption du drapeau rouge à l’annulation des arriérés de loyers, des éléments utopiques infléchissent une forme de Realpolitik prudente au plan social. Les blanquistes ont la haute main sur la police ; les Finances et le Travail vont aux socialistes de l’Internationale qui, plus patriotes que communistes, cèdent les seuls ateliers abandonnés par des déserteurs aux coopératives ouvrières. Alors que bien des mesures relèvent de la politique habituelle, ce partage des compétences ne résout pas le désaccord majeur : faut-il endosser les valeurs de 1789, voire de 1793, ou comme le propose l’anti-autoritaire Gustave Courbet, « employer les termes que [leur] suggère [leur] révolution », autrement dit fonder un nouveau langage ?
La laïcisation spectaculaire de la vie publique va dans ce dernier sens, à grand renfort de profanations et d’humiliations des clercs. Encouragées à la parole au sein des clubs politiques, les femmes sont payées à l’égal des hommes dans certains secteurs. Entre avant-gardes et sentiments patriotiques, la vie culturelle renverse un certain nombre de hiérarchies symboliques. Les femmes subvertissant la société bourgeoise est, de tous les mythes, celui qui selon R. Tombs colorerait le plus la saga communarde. Or si à l’image de l’Union des femmes, celles qui ont enseigné, appelé au combat, soigné les blessés et confectionné repas et vêtements ont incontestablement pesé, le fantasme d’un régiment d’Amazones de la Seine ne recouvre qu’une participation relative des femmes aux combats, réelle mais individuelle.
Même si « la proportion de dirigeants ouvriers n’a probablement jamais été égalée dans aucun autre gouvernement révolutionnaire en Europe », la Commune est le mouvement, plus que d’un prolétariat, d’un peuple d’ouvriers qualifiés, dotés d’une identité politique composite plutôt que mus par une logique de classe : ces Parisiens sont républicains, donc patriotes – l’idée de la République ayant « presque absorbé » celle de la France –, parfois chauvins dans leur vision d’un Paris phare du progrès universel. Les travailleurs immigrés y transcendent la dimension d’un simple combat patriotique. En marge de ce Paris en armes, le livre dépeint une majorité de Parisiens attentistes voire opportunistes, souvent républicains mais parfois hostiles à une tradition révolutionnaire qui heurterait la propriété en suscitant la crainte des « partageux ». Ce malaise de la bourgeoisie moyenne face à l’égalitarisme ouvrier explique le retournement et la haine déversée contre les communards quand leur défaite s’est précisée. Prussien, rural, oisif et chouan : la plasticité caractérisant l’archétype de l’ennemi versaillais dessine en creux l’introuvable identité communarde. Intra muros, l’ennemi est le « calotin », le « franc-fileur », le « corbeau » et le « vautour » de L’Internationale. En complétant l’approche statistique par un examen de ce qui a mobilisé les communards et des diverses façons dont ils en ont rendu compte, R. Tombs choisit de les voir comme « groupes de voisins, d’amis et de camarades », ce qui le conduit à réintégrer dans l’imagination reconstitutrice du moment des passions comme la honte ou l’honneur, supposées mouvoir les petites actions. Fort du constat d’expériences morcelées sans chronologie partagée, il revendique un « kaléidoscope d’impressions individuelles » dont les contradictions sont rendues palpables. On apprécie l’usage de sources variées, pro et contra, internes comme externes, célèbres ou anonymes, factuelles ou littéraires enfin, puisque le texte puise chez les Goncourt, Hugo ou Vallès (à qui est emprunté le titre français de cette traduction, fort opportunément mis au pluriel).
Une histoire de violence
Sur l’« engrenage » de la défaite, R. Tombs inverse la perspective classique consistant à pointer les erreurs déterminantes des fédérés, préférant se demander comment ils ont réussi à résister deux mois à des conditions qui les condamnaient d’avance. Ce nouvel angle souligne mieux la valeur des actions entreprises, telle la militarisation de la Garde nationale, plus efficace que ne l’ont laissé penser les historiens jusqu’alors. Loin de se résumer aux négligences d’ivrognes souvent alléguées par les écrivains contre-révolutionnaires, cette « armée amateur » serait même un « parangon de discipline et d’efficacité » par rapport à l’Armée rouge et aux milices républicaines espagnoles, auxquelles R. Tombs les compare délibérément plutôt qu’à telle armée idéale ou régulière. Quant à établir pourquoi les communards ne semblent pas avoir vu que leur situation était sans espoir, l’historien insiste sur la difficulté de savoir « combien de personnes avaient conscience de la situation réelle, et à quel moment ». Une fois de plus, il rend justice à l’infinie variabilité du déroulement des évènements selon les quartiers et les individus, chacun semblant lié à un espace, du sud-ouest occupé sans opposition aux barricades du nord-est qui se veulent le décor de la « dernière grande bataille révolutionnaire de l’histoire française », même si la plupart sont peu défendues, la résistance jusqu’à l’incendie et la mort restant surtout le fait des blanquistes.
Seuls de sombres statisticiens verraient dans la révision à la baisse du nombre des victimes de la Semaine sanglante une relativisation de la répression, car l’étude n’édulcore ni l’acharnement vengeur qu’elle constitua ni le nombre de prisonniers déportés. L’épisode est surtout replacé dans le contexte d’une violence politique spécifiquement française inaugurée en 1789, dont elle serait la dernière occurrence massive, et que R. Tombs questionne à l’aide des concepts du « dionysiaque » et du « massacre fondateur [3] », forgés par Alain Corbin pour décrire les processus par lequel l’État rétablit le fragile monopole de la violence légitime. Le rôle d’un frisson essentiellement rural, peur fondatrice des violences populaires rappelant la Terreur, explique largement l’effritement du soutien provincial au mouvement parisien, même si la violence est restée rare et brève chez ceux qui espéraient « entrer dans l’histoire sans tache ».
L’étude des conséquences politiques et des représentations de la Commune revient sur la préservation paradoxale du régime républicain par la défaite de la Commune, la Sociale périssant pour que vive la république conservatrice de Thiers. Si malgré l’effacement des traces de la mémoire communarde, Paris reste à gauche jusqu’en 1900, les socialistes révolutionnaires sont marginalisés au profit de républicains radicaux. Les anciens communards se divisent en prenant parti dans l’un ou l’autre des camps qu’opposent l’affaire Dreyfus ou la crise boulangiste. 1871 fonde une culture verbale et visuelle où s’affrontent les stéréotypes manichéens des uns et des autres, des chansons de Jean-Baptiste Clément aux dessins de Pilotell et Cham. De l’appropriation de ses discours et rituels par le Parti Communiste français en 1920 à son image de fête populaire dans les années 1960, du sursaut mémoriel du centenaire (1971) à sa récente éclipse, la Commune « cesse d’être un conflit politique pour devenir une allégorie ». Elle demeure un enjeu clivant pour la politique comme l’historiographie et résiste à tout lissage consensuel.
Cherchant à se démarquer de travaux qui seraient sans le savoir « des ouvrages hybrides de fiction, de polémique et d’histoire », R. Tombs se réclame dans cet essai d’une forme d’objectivité, d’une absence d’héroïsme et de messianisme tellement exigeante qu’elle s’avèrerait parfois même un peu frustrante. Les sources et les approches sont toujours discutées de façon critique, avec une réflexivité exemplaire permettant de distinguer le retracement d’une hypothèse et l’évaluation de sa portée. Non partisane faute d’être « l’histoire apaisée » que Jacques Rougerie appelait de ses vœux, cette méthode a le mérite de retirer autant qu’il est possible la Commune à toute perspective historique teintée d’idéologie et d’éclairer cet objet difficile entre tous par un décentrement généralisé, une histoire de toutes les histoires de la Commune. Détail après détail, voilà une lumière crue qui loin d’être pauvrement « objective », s’accorde peut-être par sa rigueur avec ce que demandaient les situationnistes de 1962, pour qui « il [était] temps de considérer la Commune non seulement comme un primitivisme révolutionnaire dépassé dont on surmonte toutes les erreurs, mais comme une expérience positive dont on n’a pas encore retrouvé et accompli toutes les vérités [4] ».