La réunification allemande, en 1990, a fait disparaître la RDA. Les arbitrages systématiques en faveur des normes ouest-allemandes font aujourd’hui l’objet de critiques. Car, si la RDA était une dictature, elle signifiait aussi la paix, l’antifascisme, la vie artistique, une sociabilité collective et le plein emploi.
L’Allemagne se prépare à célébrer le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Bientôt, davantage de temps sera passé depuis la disparition de la RDA que le temps qu’avait duré cet État. Au moment de l’unification, certains journalistes disaient qu’il faudrait une génération entière pour résorber toutes les différences. On aurait pu penser qu’ils étaient exagérément pessimistes, et pourtant, même eux se trompaient. Toutes les études montrent que des différences importantes persistent, et le rapport aux années de dictature en RDA n’est toujours pas serein au sein de l’Allemagne unifiée. Comment l’expliquer ? Et pourquoi les mémoires des citoyens divergent-elles autant des discours médiatiques sur la RDA ?
Beaucoup de choses se sont jouées, non pas du temps de la RDA, mais dans les années qui ont immédiatement suivi la chute du mur de Berlin. Les arbitrages systématiques en faveur des normes ouest-allemandes réalisés au début des années 1990 font l’objet d’une approche de plus en plus critique. Comment la question de ce qu’est une unification nationale et de ce que devrait être l’unité allemande se construit-elle aujourd’hui, dans un pays unifié depuis trente ans dans les faits, mais qui parfois semble rester éternellement divisé ?
Le prix de la rapidité
La formule de l’« effondrement de la RDA » (« Zusammenbruch der DDR ») est utilisée partout dans les médias. Pourtant, elle ne rend pas justice à la part active qu’ont prise les citoyens est-allemands à la révolution. Elle ne prend pas en compte la lutte citoyenne à l’origine des transformations qui ont mené à la chute du Mur, ce qui la rend problématique, ni le courage collectif qui a été nécessaire pour se rebeller (alors qu’en juin 1989, donc très peu de temps avant, les chars avaient réprimé dans le sang la révolte de la place Tiananmen à Pékin et que la RDA apparaissait encore comme très soumise à l’autorité de Moscou, sur un plan militaire comme politique).
Il est toujours difficile de reconstruire a posteriori la dynamique d’une révolution, car plusieurs facteurs entrent en jeu. La répression par la Stasi, l’absence de démocratie et de liberté d’expression, les apories d’un évergétisme d’État incapable de satisfaire les attentes de la population sur plusieurs sujets expliquent les comportements de « braconnage », de micro-résistances quotidiennes des citoyens est-allemands.
James Scott évoque à cet égard l’« infrapolitique des groupes subalternes », ainsi que le « texte caché » (hidden transcript). Ce concept est un outil important pour penser la domination sans l’aliénation, pour mettre en lumière les actions de résistance fragmentaires, dissimulées hors du champ de vision du pouvoir, dans son dos, et qui sont le plus souvent en contradiction avec le « texte public » (public transcript) qui désigne les interactions directes entre les « dominants » et les « subalternes » – en bref, tout ce qui contribue à « donner le change » au pouvoir en place [1]. La RDA était à bout de souffle économiquement et financièrement, mais cela ne suffit pas à expliquer la chute du Mur. De toute évidence, ces résistances, les manifestations du lundi et les différentes actions de défiance du pouvoir ont joué un rôle.
La période de l’automne 1989 a été très riche de ce point de vue. On fondait partout des tables rondes, des cercles citoyens, on signait des manifestes, on écrivait des programmes. En un mot, on tentait d’inventer un monde nouveau, en réfléchissant à l’avenir de la RDA. Pourtant, rien n’est resté du système institutionnel est-allemand, ni de ces propositions de réformes. Une expérience de quarante années a été emportée en l’espace de quelques semaines seulement. Cette rapidité a eu un prix politique élevé : le fait que l’on ait demandé aux Allemands de l’Est de s’intégrer discrètement, sans rien pouvoir mettre dans la corbeille de mariage ou presque, a engendré des frustrations qui existent aujourd’hui encore, avec la conviction qu’il aurait été possible de faire autrement. Alors, pourquoi cette accélération ?
Cela s’explique par le fait que le chancelier Kohl, qui pouvait se prévaloir d’une légitimité en raison de la victoire de son parti aux élections libres de RDA du 18 mars 1990, a fait le choix surprenant de ne pas fonder un nouvel État, mais d’utiliser un article de la Constitution ouest-allemande permettant de recueillir un nouveau Land au sein de la RFA (cet article avait été prévu en 1949 pour la Sarre). De cette façon, la RFA n’a jamais cessé d’exister, elle s’est seulement agrandie, et l’unification allemande n’en a pas été vraiment une.
Indéniablement, une occasion de réfléchir ensemble aux fondements d’un nouvel État a été perdue à ce moment-là. Si des juristes est-allemands et ouest-allemands s’étaient attelés à la tâche de rédiger une nouvelle Constitution, il aurait fallu réfléchir par exemple au droit de la nationalité (droit du sang comme en RFA ou droit du sol comme en RDA ?), au système scolaire qui présentait à l’Ouest de nombreuses faiblesses, à la question du droit au logement et au travail qui étaient des garanties de droit en RDA pour les citoyens, à la législation sur l’avortement, plus libérale à l’Est – autant d’aspects de la RDA qui n’étaient pas forcément négatifs [2]. Au lieu de cela, on a arbitré sur toutes ces questions en faveur du « modèle » ouest-allemand.
Née en RDA ou en RFA ?
Mais il y a davantage que cet arbitrage systématique en faveur de normes, de législations et de symboles ouest-allemands. On a aussi fait disparaître la RDA en tant qu’objet mémoriel. Dans La Fille qui venait d’un pays disparu [3], Saskia Hellmund raconte que, sur son passeport allemand, il n’est pas possible d’écrire son lieu de naissance exact, à savoir la RDA, car elle n’existe pas dans les registres administratifs. Elle doit donc écrire « née en RFA », ce qui est faux : la région où elle est née en 1974, la Thuringe, n’appartenait pas à la RFA. Au moment où elle a pu acquérir la nationalité française, elle a constaté qu’en France, il était possible, sans aucun problème, d’inscrire son véritable lieu de naissance : née en RDA.
Cette anecdote en dit long sur le rapport que l’Allemagne post-unification entretient avec son passé. Dans le souvenir de Saskia Hellmund, la RDA est associée avec la « primauté du lien social » et « le dos tourné à la société de consommation » (pourtant souvent rêvée et fantasmée à l’Est, en raison de la possibilité de capter la télévision ouest-allemande).
Mettre en avant, trente ans après, cette distance face à la consommation qui guide tous les choix sociaux et sociétaux est très paradoxal, car les citoyens est-allemands réclamaient justement en 1989-1990 le droit d’entrer dans cette société de consommation. Mais ceci fait écho avec des thématiques actuelles, telles que la nécessité de freiner le développement économique pour sauver la planète de la catastrophe, ainsi que l’idée que la recherche de la croissance, fût-elle « verte », serait devenue une idéologie à laquelle on sacrifie bien trop de choses, liberté, dignité humaine, etc. On réalise, après trente ans, que l’on s’est peut-être débarrassé trop rapidement d’un système qui avait des choses à nous apprendre.
La RDA est née historiquement du projet des militants communistes, dont beaucoup avaient combattu Hitler et éprouvaient l’urgence de montrer au monde que l’Allemagne n’était pas seulement le pays du nazisme et de la Shoah, mais aussi le pays qui verrait naître la première société sans classe en Europe occidentale. Certains, comme Bertold Brecht qui était Bavarois, ont choisi volontairement de s’installer en RDA pour participer à ce projet. La phrase du poète Fühmann résume parfaitement la conviction qui sous-tendait leur choix de s’installer en RDA : « Depuis la fin du Troisième Reich, nous avons une responsabilité face à l’histoire, celle de prouver qu’il existe un véritable socialisme. »
Or, en 1989-1990, très peu d’éléments de ce projet semblaient rester intacts. L’élan populaire a fait long feu et, très vite, contrairement aux artistes et intellectuels, les citoyens ont souhaité en finir avec la RDA et intégrer la RFA le plus rapidement possible. Il était évident en 1989 que l’énergie de départ s’était consumée. Beaucoup, dès la fin des années 1980, avaient l’impression que seule la façade de l’État subsistait et qu’il n’y avait plus rien derrière cette façade. Pourtant, trente ans après, on redécouvre qu’il y avait bien quelque chose, tandis que la RFA n’a pas été le pays des « paysages florissants » (blühende Landschaften) promis par Kohl.
L’économiste américain Albert Hirschman, spécialiste de l’économie du bonheur, utilise la métaphore du tunnel. Quand un automobiliste est coincé dans un embouteillage, il se réjouit de voir l’une des files démarrer, car il espère avancer bientôt à son tour ; mais, s’il reste coincé trop longtemps, il peut prendre des risques insensés pour changer de file. Ce mécanisme de la comparaison sociale a été observé dans différents contextes, par exemple dans la France des Trente Glorieuses. L’économiste Claudia Senik l’a repéré aussi dans les pays de l’Est : la réussite des uns peut contenir, pour les autres, la « promesse d’un monde commun ». À condition, bien sûr, que cela débouche rapidement sur quelque chose.
Or cette « promesse d’un monde commun » n’a pas été tenue dans le cas de l’ex-RDA. Alors que l’on aurait pu penser que l’entrée dans la RFA allait se traduire automatiquement par une amélioration très nette du quotidien dans le domaine économique, cela n’a pas été le cas. Les Allemands de l’Est se sont retrouvés, sur le marché du travail, dans la file du tunnel qui ne démarrait pas, tandis que l’autre file continuait à avancer.
La transition a-t-elle été mal gérée ?
Le sentiment d’appartenance commune, le « nous » des Allemands de l’Est, est né de l’expérience partagée d’une déception due à une crise économique d’une ampleur considérable, nettement pire à bien des égards que dans les autres démocraties populaires, à l’exception de la Bosnie. Un seul chiffre permet d’en mesurer la profondeur : en 1994, le taux de natalité dans l’ex-RDA a atteint le chiffre de 0,77 enfant par femme. Dans aucun autre État dans le monde (hormis le Vatican !), à aucune époque, on n’a enregistré un taux aussi bas. Le fait de ne plus se projeter dans la parentalité vient de l’incertitude sur l’avenir, de la précarité trop grande de la situation que vivaient de nombreux Allemands de l’Est, mais surtout de la rapidité des changements. On avait bouleversé en quelques semaines l’ensemble des élites, modifié toutes les lois, toutes les règles du jeu social.
Alors qu’en RFA la démocratie s’est installée avec le miracle économique, le plein emploi, la reconstruction et l’État-providence, à l’Est elle s’est installée avec le chômage massif et la délégitimation brutale de toute une période. Cela fait une grande différence. L’acquisition des droits politiques est allée de pair avec une nouvelle insécurité sociale, économique, parfois existentielle, au lieu de se traduire par une meilleure protection contre les risques de l’existence, ce qui explique en partie les résultats électoraux toujours divergents entre l’Est et l’Ouest et la méfiance face à la démocratie, plus répandue dans les nouveaux Länder.
Dans certaines villes du nord de l’ex-RDA, le chômage a touché 30 à 40 % des habitants en âge de travailler – une situation totalement nouvelle pour ces personnes, et particulièrement douloureuse, dans la mesure où la RDA était une société très fortement marquée par l’idéal du travail. Le travail structurait une grande partie de la vie sociale en RDA, à travers la brigade, le collectif de bureau, les sorties communes après le travail pour se rendre à des spectacles, les ateliers artistiques dans les entreprises, tous ces éléments qui créaient des formes de solidarité et du lien social. C’est aussi dans le milieu du travail que pour une part la vie amicale et les loisirs s’organisaient, à travers les crèches d’entreprise, les clubs sportifs amateurs, les distractions diverses, excursions ou fêtes d’anniversaire.
En 1997, la Volksbühne de Berlin a fait salle comble avec un spectacle au titre évocateur : « La liberté rend pauvre » (Freiheit macht arm). Son metteur en scène, Frank Castorf, présentait la RFA comme un État qui condamne systématiquement tout ce qui ressemble de près ou de loin au collectif, et la pièce opposait l’individualisme qui appauvrit au collectif qui rend riche. De plus, avec les mutations sur le marché du travail, c’est toute une échelle de valeurs qui a été remise en cause brutalement, ce qui a créé parfois des difficultés psychologiques : « Héros du travail hier, le mineur et l’ouvrier sidérurgiste sont devenus du jour au lendemain des "pollueurs", responsables de la destruction de l’environnement » (Jean Mortier).
L’organisme qui était chargé de mener à bien entre 1990 et 1994 ce passage à l’économie de marché – soit environ 8 000 entreprises à restructurer ou à privatiser – s’appelle la Treuhand. Au total, même si cette dernière a permis l’émergence de quelques entreprises est-allemandes solides et performantes, le transfert de richesses de l’Est vers l’Ouest a été considérable : 80 % des biens industriels administrés par la Treuhand sont tombés dans les mains d’Allemands de l’Ouest.
Par ailleurs, grâce au système de dégrèvement d’impôt de 50 % de la valeur des biens, près des trois quarts du foncier et des immeubles sur le territoire de l’ex-RDA appartiennent aujourd’hui à des Allemands de l’Ouest. Beaucoup pensent que d’autres arbitrages auraient été possibles. En cédant les entreprises de l’ex-RDA non pas aux plus offrants, mais – du moins officiellement – à ceux qui proposaient les meilleures garanties pour la poursuite de l’activité, la Treuhand s’est basée sur des critères de choix subjectifs qui ont rendu ses décisions opaques, sans pour autant tenir la promesse de sauvegarde de l’emploi. Par la suite, la commission d’enquête parlementaire sur la Treuhand s’est heurtée au même manque de transparence : 80 % des documents communiqués par le ministère des Finances portaient la mention « Secret d’État » et n’étaient donc pas consultables par cette commission d’enquête, ce qu’a dénoncé son président, le social-démocrate Otto Schily [4].
Une autre asymétrie concerne l’indemnisation des anciens prisonniers. Un mois d’incarcération dans les prisons de la RDA rapportait 550 marks ; un mois passé dans les camps nazis ne valait que 150 marks. Selon l’article 131 du traité d’unification, l’indemnisation pour déportation pendant la guerre ne s’applique pas aux nouveaux Länder : les citoyens de l’ex-RDA n’y ont donc pas droit. On pourrait multiplier à l’envi les exemples de gestion asymétrique.
Les enfants de la transition
Ces arbitrages, conformes aux intérêts ouest-allemands, se sont accompagnés de clichés véhiculés sur les Allemands de l’Est. En 2000, un criminologue et professeur de droit de Hanovre, Christian Pfeiffer, est allé jusqu’à faire le lien entre la surreprésentation des skinheads à l’Est et le fait qu’on avait mis les enfants collectivement sur le pot dans les jardins d’enfants de RDA [5] ! Selon lui, il s’agissait d’une logique collective qui expliquait la dérive vers la violence des enfants concernés, la militarisation du régime en RDA n’ayant pas permis de tenir compte des individualités. Cela lui a valu le surnom de Töpfchen-Pfeiffer (« Pfeiffer le pot »).
Cette anecdote montre combien les clichés véhiculés contre l’Est et la volonté de se démarquer pouvaient aller loin. Pourtant, si l’on suit cette logique, les Allemands de l’Est auraient dû être plus favorables que les Allemands de l’Ouest à la guerre en Yougoslavie en 2000, la première guerre menée avec l’armée allemande depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut tout le contraire, les sondages montrant qu’ils rejetaient massivement cette intervention militaire, davantage que leurs concitoyens de l’Ouest.
Finalement, ce qui reste de la RDA, ce qui fait l’expérience d’être Allemand de l’Est aujourd’hui, c’est essentiellement ce qui s’est passé après la chute du Mur, et non pas entre 1949 et 1989 : c’est le fait que la RDA a été perçue de façon extrêmement manichéenne après l’unification. La dictature très dure du SED n’épuise pas les souvenirs de la RDA dans la mémoire collective. Personne ou presque ne nie l’occupation militaire par les troupes soviétiques, l’utilisation de la torture contre les opposants politiques, l’appareil de répression extrêmement développé, l’absence de liberté ; mais cela ne signifie pas que la société de RDA se résumait à l’affrontement entre les bourreaux et les victimes, entre ceux qui observaient pour le compte de la Stasi et ceux qui étaient observés. Dans la réalité, les choses sont plus complexes. Dans les mémoires de nombreux citoyens est-allemands que l’on interroge aujourd’hui [6], la RDA signifiait aussi la paix, l’antifascisme, les ateliers artistiques au sein des entreprises, ainsi que le plein emploi.
On trouve aussi cette position dans les romans des Wendekinder, les « enfants de la transition », qui sont nés autour des années 1970, comme Jana Hensel dans Zonenkinder (« Les enfants de la zone », c’est-à-dire la zone d’occupation soviétique). Ces romans racontent très souvent des souvenirs d’enfance propres à la RDA, les organisations de Pionniers, la collectivité, la Jugendweihe (célébration qui remplaçait la communion solennelle). Ces jeunes n’étaient pas assez âgés, lorsque le Mur est tombé, pour avoir eu des décisions douloureuses à prendre (vais-je adhérer au Parti pour pouvoir faire des études ? Vais-je devoir faire le service militaire, et où ? Puis-je accepter des compromis avec le régime pour éviter les ennuis ?). Leur identification avec la RDA passe donc par le récit d’une société qui proposait d’autres pratiques sociales, d’autres types de rapports sociaux.
La RDA à la poubelle ?
La RDA a exercé une influence bien après sa disparition, y compris sur les générations qui ne l’ont que très peu connue, voire pas du tout. Quentin Lippmann et Claudia Senik ont constaté que les filles réussissent aujourd’hui nettement mieux en mathématiques dans les Länder de l’ex-RDA [7], car, à la différence de ce que l’on peut observer à l’Ouest, elles se sentent autant en confiance que les garçons. Sur la question des rapports de genre, il est très surprenant de constater que des différences existent encore trente après, sur une génération qui est pourtant née bien après 1990.
Le point commun entre ces différentes générations est que, pour beaucoup, la RDA a été autre chose que ce que le discours médiatique véhicule le plus souvent – ce discours qui tend à réduire la RDA à une bulle idéologique qui aurait éclaté, ne laissant aucune trace. Un accident de l’histoire, en quelque sorte.
En 1990, les Allemands de l’Est ont produit trois fois plus de déchets que leurs homologues de l’Ouest. On voulait tout jeter, se débarrasser de toute la RDA, tel un objet encombrant. C’est aussi ce qui explique le succès de Berlin dans les années 1990 comme ville alternative pour de nombreux artistes du monde entier, une ville où il était possible de se loger gratuitement, en investissant un squat, et de se meubler en piochant tout simplement dans la rue, tant il y avait d’objets jetés [8].
Trente ans après la chute du Mur, la RDA en tant qu’expérience collective revient pourtant sur le devant de la scène, parce qu’elle représente une expérience digne d’intérêt, dans un monde qui s’interroge sur le problème de l’accroissement des inégalités, de la poursuite de la course au toujours plus, toujours plus vite, mais aussi parce que les arbitrages normatifs systématiques en faveur de l’Ouest apparaissent rétrospectivement, pour certains au moins, comme non justifiés. On s’aperçoit, trente ans après, que l’accélération qui a présidé à l’unification allemande (c’est-à-dire à la disparition de la RDA) a eu un prix élevé. Le fait que la RDA ait été une sinistre dictature ne signifie pas qu’aucun élément de son modèle de société ne méritait qu’on s’y attarde.
Élisa Goudin, « Ce qui reste de la RDA, 1989-2019 »,
La Vie des idées
, 15 mars 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Ce-qui-reste-de-la-RDA-1989-2019
Nota bene :
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[1] James Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, traduction d’Olivier Ruchet, Paris, Amsterdam, 2009. Voir aussi Infra-politique des groupes subalternes, Vacarme.
[2] La seule réforme du régime communiste sur laquelle on n’est pas revenu concerne la réforme agraire qui avait été conduite dans la zone d’occupation soviétique dans l’immédiat après-guerre, afin d’exproprier les grands propriétaires terriens, les Junker, et de collectiviser leurs terres. Gorbatchev a posé cette condition sine qua non en échange de sa signature du traité d’unification.
[3] Saskia Hellmund, La fille qui venait d’un pays disparu, Paris, Les points sur les i, 2015. Je renvoie au compte rendu de cet ouvrage publié sur l’excellent blog « Regards sur la RDA et l’Allemagne de l’Est ».
[4] Je renvoie à Klaus-Dieter Schmidt, « Strategien der Privatisierung », in Wolfram Fischer, Herbert Hax, Hans Karl Schneider (dir.), Treuhandanstalt. Das Unmögliche wagen, Berlin, 1993, p. 211-240.
[5] Ansgar Siemens, « Kriminologe Christian Pfeiffer. Der Provokateur tritt ab », Spiegel online, 25 mars 2015.
[6] Je prépare actuellement un ouvrage pour les Éditions du Nouveau Monde avec Agnès Arp, qui devrait paraître en 2020 et sera basé sur des entretiens avec des citoyens est-allemands de différentes générations.
[7] Quentin Lippmann et Claudia Senik, « Maths, girls and socialism », IZA, discussion paper, n°11532, mai 2018.
[8] Cela vient aussi du fait que certains Allemands de l’Est, qui avaient un peu d’argent de côté, ont pu dépenser leurs économies tout à coup réévaluées en 1990 grâce au taux de change de 1 contre 1, pour acheter de nouveaux meubles, de nouveaux appareils électroménagers, et se débarrasser de tout ce qui venait de RDA. D’où cette énorme disparité entre les deux niveaux de production de déchets en 1990, vite résorbée ensuite.