La Commune de Paris a cent cinquante ans. Quentin Deluermoz en propose une histoire globale, qui en explore le retentissement mondial dans l’espace et le temps.
La Commune de Paris a cent cinquante ans. Quentin Deluermoz en propose une histoire globale, qui en explore le retentissement mondial dans l’espace et le temps.
Le livre de Quentin Deluermoz compte parmi les pièces maîtresses d’un cent-cinquantenaire de la Commune déjà riche, tant sur le plan empirique que théorique. Le « (s) » du titre indique le fil rouge de l’enquête : la pluralité de la Commune dans ses espaces et ses temporalités, avant, pendant et après son déroulement, de mars à mai 1871. La relecture globale de la Commune est particulièrement saillante ; elle permet à la fois de relativiser et de souligner la singularité et l’impact international d’une révolution dont le pouvoir de fascination par-delà les espaces, les époques et les affiliations partisanes ne se dément pas.
Après une introduction méthodologique stimulante, l’ouvrage s’articule en trois grandes parties : Une Commune globale, La Commune vive et La Commune transformée. La première section analyse les perceptions et les ramifications internationales de la séquence qui s’étend de juillet 1870 à avril 1871 ; elle débute par une citation de l’interprète chinois Zhang Deyi, qui, se trouvant à Paris le 18 mars 1871, entend les coups de canon qui marquent le début de l’insurrection. Cette ouverture souligne d’emblée le caractère international de la Commune, qui est au cœur de cette partie et du livre. Aux mobilités des « combattants cosmopolites » affluant vers la France en 1870-1871 succèdent les agitations populaires en Chine et en Algérie, révélatrices des « fissures dans l’État-nation impérial français » (p. 51). Les regards médiatiques du monde entier sur les événements de 1870-71, essentiels dans une période d’expansion et de diffusion massives de l’imprimé, sont visualisés grâce à des cartes donnant la mesure des circulations textuelles. À rebours d’un récit « diffusionniste », qui se concentrerait uniquement sur les effets de la Commune ou tiendrait pour acquis son rayonnement révolutionnaire, l’analyse de la manière dont la Commune se perçoit dans l’espace, à de multiples échelles, boucle cette partie : elle se lit par exemple dans les relations diplomatiques balbutiantes du jeune régime, ou dans ses efforts de fédération de communes.
En prenant pour point de départ le caractère global de la Commune, cette ouverture opère un décentrage à la fois évident et frappant. Il s’impose, du fait de l’inscription de la Commune dans la longue séquence des mobilisations sociales et républicaines internationales des années 1850-1860, dont participe aussi la symbolique révolutionnaire du site parisien. Deluermoz montre les multiples résonances et réinterprétations locales de l’idéal de « la République universelle » qui inspire les soulèvements révolutionnaires de cette période, mais également leurs ambiguïtés. Ce changement de perspective n’en est pas moins frappant, voire dépaysant, même si les travaux de type transnational sur la Commune se sont multipliés au cours des deux dernières décennies, en particulier autour de l’exil, des combattants internationaux et des mouvements radicaux au XIXe siècle. Malgré de nombreux chantiers en cours, dénationaliser l’historiographie des révolutions, dont celle de la Commune, est un travail de longue haleine.
La deuxième partie scrute l’expérience communarde dans ses modalités les plus concrètes, en mettant toujours en évidence la dialectique du local et du global, de l’individuel et du collectif, dans une mosaïque de configurations insurrectionnelles (et répressives), à la fois connectées et différentes. L’ampleur et la diversité du mouvement communal dans lequel s’intègre l’insurrection parisienne sont soulignées, du soulèvement de Martinique à la Commune d’Alger qui précèdent la Commune de Paris, puis de la ville de Thiers (Puy-de-Dôme) à Lyon, animées par une même dynamique républicaine révolutionnaire, mais aussi par des chronologies et des héritages idéologiques différents. On passe ainsi de la très brève contestation communaliste de Thiers à l’insurrection lyonnaise, point d’orgue d’un siècle de contestation ouvrière dans cette ville, marqué par l’intervention de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et de Michel Bakounine. En Martinique prime l’aspiration à une République égalitaire, contre l’ordre post-esclavagiste.
Au milieu émerge la Commune de Paris, « expérience exceptionnelle » et véritable rupture révolutionnaire. L’évocation « par le bas » de la Commune parisienne s’inscrit dans une démarche déjà bien établie en histoire sociale et également illustrée par la parution récente du volume du Maitron dirigé par Michel Cordillot, La Commune de Paris 1871 [1], qui met au centre les acteurs, les pratiques et leur réinvention, alors que le centenaire de la Commune avait mis la focale sur les différends idéologiques et les aspects institutionnels. Deluermoz place ici l’accent sur les perceptions : la transformation de l’espace-temps et du vécu sensoriel de la ville (couleurs, odeurs, statuaire, langage et circulation de l’information par exemple), qui construisent un espace imprégné de significations politiques. Il fait la chronique de l’irruption et de la brève installation de l’extraordinaire dans le quotidien et de l’administration de la révolution, par exemple dans l’armée et les rapports économiques.
Loin d’être anecdotique, cette approche montre la façon dont le quotidien de cette « Commune vive », dans la diversité de ses pratiques, réinvente les rapports sociaux ; elle fait également apparaitre les spécificités de la Commune en tant que révolution. Ainsi, l’horizon futur de son œuvre et ses projets, manifeste dans les pratiques langagières, peut expliquer la modernité qui lui a été attribuée rétrospectivement ; mais la Commune est aussi « une révolution dont les acteurs savent relativement tôt que son issue sera terrible » (p. 203). Surtout, l’attention portée aux pratiques et au vécu vient réviser le verdict traditionnel d’une Commune pauvre en réalisations : en effet, souligne Deluermoz, le prisme local, la transformation des rapports sociaux et de l’expérience historique ou encore les innovations institutionnelles enclenchées sont autant de signes d’une révolution en cours.
La troisième partie est consacrée à la clôture de ce moment Commune, à son basculement dans l’histoire et la mémoire dans les années 1871-1880 et à ses multiples résurgences dans les décennies suivantes. La Semaine sanglante initie un rétablissement de l’ordre, mis en œuvre par les exécutions, les procès, les conseils militaires, mais également les réappropriations de l’espace urbain et de nouveaux discours médiatiques. Deluermoz dresse le panorama de la reconstruction d’un retour à la normale à la fois politique, juridique, symbolique, familial, social, administratif et genré. À l’érection de la Commune en « spectre nouveau de la déviance révolutionnaire » (p. 275) fait pendant l’inévitable vocable de « la civilisation européenne » à protéger et le « renforcement de l’État libéral » précipité par la Commune, qui se manifeste dans la formalisation du droit international, la rhétorique civilisationnelle et le maintien du libre-échange. Les pratiques de surveillance dans et entre les États sont elles aussi développées en réaction au traumatisme révolutionnaire, qui aboutit également à une consolidation du pouvoir métropolitain, en particulier en Algérie. À bien des égards, il s’agit là de tendances antérieures, précipitées par 1871 et ses impacts locaux.
Le dernier mot appartient néanmoins à l’extraordinaire puissance historique de la « flamme » communarde, à ses réapparitions intermittentes et sans cesse adaptées et réinterprétées. C’est un héritage à la fois théorique et pratique, qui prend forme dans les analyses de Marx et de Bakounine et les traditions marxistes et anarchistes, elles-mêmes diverses et contestées, qui en découlent, autant que dans le mouvement cantonaliste espagnol, puis à Cuba, en Italie ou en Égypte. 1917 et l’installation de l’URSS constituent une autre réécriture importante, dans une dynamique encore bien vivante aujourd’hui, par exemple avec Nuit Debout (2016). Tout autant que sa signification universaliste et la façon dont elle détermine de nouvelles conceptions de la nation et de la classe, souligne Deluermoz, les résonances mondiales de 1871 sont la conséquence logique du caractère déjà global de la Commune elle-même. C’est d’ailleurs sur les significations contemporaines de la Commune et son « espoir toujours renouvelé de changer le monde tel qu’il va » (p. 333) que se termine le livre, au terme d’une conclusion sur les enjeux de l’événement et de sa réception et la place de la Commune dans le siècle des révolutions.
Si l’expression de lecture « au ras du sol » de l’événement et de ses répercussions, utilisée par Quentin Deluermoz pour décrire sa démarche, rend bien compte du remarquable travail d’archives accompli et de l’accent placé sur le vécu de la Commune, son angle géographique et interprétatif très large, ainsi que la richesse de ses interrogations historiques et théoriques, sont tout aussi frappants.
Un des principaux enjeux de l’enquête se situe dans les reconceptualisations très fines proposées par le livre, qu’il s’agisse de son argumentaire d’ensemble ou de ses micro-analyses. Son pouvoir de conviction tient notamment à ce qu’il n’affirme pas ou nuance, à commencer par le messianisme et le nationalisme révolutionnaires : la place de la France dans les agitations connectées à la Commune est ainsi définie comme « un pôle important, mais un parmi d’autres, agissant au sein d’autres dynamiques, et travaillé par elles » (p. 118), loin de tout francocentrisme révolutionnaire, mais sans ignorer le poids des rapports de force, notamment coloniaux. Ceci rend possible une histoire transnationale et globale rigoureuse, tant dans l’examen des sources que dans son appareil conceptuel, qui est notamment servi par le recours à une abondante historiographie en langue anglaise souvent méconnue en France. Les emprunts inventifs à la sociologie, l’anthropologie ou à l’historiographie d’autres périodes (guerres de religion en particulier) éclairent l’analyse. Les zones de flou, les gradations causales, les cas d’indifférence, d’incompréhension, de réinterprétation, de contradiction sont soulignés, offrant une évaluation des significations et potentialités multiples et sans cesse mouvantes de la Commune, qui évite tout dogmatisme ou système contraignant.
L’apport de cette relecture transnationale et, plus généralement, du cadre conceptuel proposé par Deluermoz, tient en partie à l’habilité et la précision de son style. Outre ses cartes bien conçues, le livre offre un essai hypothétique sur les temporalités de la Commune en fin de deuxième partie, ou le montage de citations sur la Semaine Sanglante qui déconstruit la rhétorique médiatique et restitue les perceptions brutes de la répression (p. 231). L’ancrage constant dans les sources permet d’éviter toute digression purement théorique, et surtout de restituer l’événement et ses perceptions dans leur profondeur et leur polysémie, du fait même des interprétations qui sont proposées pour mettre les archives en perspective et rendre leur épaisseur à l’événement et à ses multiples facettes.
Les recherches sur la Commune s’enrichissent ici d’une étude aussi originale que rigoureuse. Cette « traversée des mondes au XIXe siècle », pour reprendre le sous-titre du livre, tient aussi sa double promesse d’exploration chronologique et spatiale, à travers le second XIXe siècle et les dimensions transnationales du fait révolutionnaire.
par , le 18 mars 2021
Constance Bantman, « La Commune, événement-monde », La Vie des idées , 18 mars 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quentin-Deluermoz-Communes-1870-1871
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[1] Michel Cordillot (dir.), La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, Paris, Éditions de l’Atelier, 2021.