Dans son deuxième ouvrage consacré à l’éthique climatique, Darrel Moellendorf s’adresse à un large public sans sacrifier la rigueur de l’argumentation [1]. Le philosophe politique, professeur à l’Université Goethe de Francfort, suit ici comme fil directeur la question capitale de l’espoir : a-t-on encore des raisons d’espérer endiguer le changement climatique et ses effets catastrophiques pour les plus pauvres et les générations futures ? Oui, soutient-il. Bien que les prévisions scientifiques incitent au pessimisme, nous pouvons légitimement – nous devons, même ! – mobiliser l’espoir d’une justice climatique, en nous appuyant sur la mobilisation sociale de masse, le progrès technique et l’utopie réaliste. Cette thèse centrale est remarquablement déployée à travers huit chapitres, comme autant de facettes du problème climatique. Toutefois, la conception de l’espoir que développe Moellendorf interroge, notamment dans son rapport aux faits et aux perspectives offertes par le progrès technique.
La possibilité de l’espoir
Confrontée notamment au changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, notre époque est propice au pessimisme, voire à l’éco-anxiété. Pire encore, le désespoir pourrait justement contribuer à l’avènement de l’issue redoutée [2]. D’où l’importance de la réflexion de Moellendorf sur le concept d’espoir dans le contexte du changement climatique. Même quand on a des raisons d’être pessimiste, on peut espérer l’improbable, du moment qu’il est possible – l’espoir s’accommodant ainsi de l’incertitude inhérente aux scenarii climatiques. De plus, l’espoir a une dimension pratique et politique. D’une part, comme capacité de projection dans l’avenir, l’espoir rend l’action possible : « L’espoir est un antidote contre la résignation et l’anxiété incapacitante » (p. xii). D’autre part, certaines mesures peuvent stimuler l’espoir. À la fois cause et effet de l’action, l’espoir devient un objet politique au service de la justice climatique. Il se distingue donc de l’optimisme, cette confiance en l’avènement probable d’un avenir meilleur, qui peut parfois justifier l’inaction. Mais qu’on ne se méprenne pas ! Moellendorf ne cède pas pour autant à un volontarisme aveugle. L’espoir doit être fondé sur des éléments de preuve, des « facteurs d’espoir » (hope-makers), qui tout à la fois attestent de la possibilité de l’issue espérée et la rendent plus probable (p. 33). C’est sur cette ligne de crête entre désespoir, optimisme insouciant et rêve éveillé que l’auteur cherche à cheminer au tout long du livre.
Une question essentielle se pose alors : peut-on encore espérer limiter le réchauffement global à 1,5°C d’ici la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle, sachant que le dernier rapport d’évaluation du GIEC affirme que la planète s’est déjà réchauffée d’environ 1,1°C ? Le rôle de l’incertitude est ici crucial. À la fois l’incertitude « épistémique », relative aux limites de notre compréhension des systèmes climatiques, et l’incertitude « morale », relative aux actions qui seront entreprises ou non, ménagent encore la possibilité d’éviter un réchauffement global d’1,5°C. En raison de ces incertitudes, l’espoir est permis. Il est même requis d’après le « principe de précaution » que Moellendorf interprète dans les termes suivants : on doit prendre les mesures nécessaires pour éviter une catastrophe à condition i) qu’on puisse observer ou déduire certaines de ses causes potentielles et ii) que les coûts de la prévention ne dépassent pas ceux de la catastrophe. Si nous ne devons donc pas nous prémunir contre une invasion extraterrestre (p. 47), il faut en revanche limiter le réchauffement global à 1,5°C puisqu’un réchauffement de 2°C pourrait pousser des centaines de millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté, alors que les coûts des politiques climatiques sont moindres.
L’espoir d’une justice climatique
Les chapitres centraux traitent des questions plus classiques de justice climatique. Dans la mesure où les énergies fossiles ont aussi été à la source de nombreux bénéfices économiques, la lutte contre le changement climatique pose inévitablement des questions de justice distributive. Comment, en particulier, combattre à la fois le changement climatique et la pauvreté ? À partir du « principe anti-pauvreté » [3], Moellendorf fait valoir l’obligation des États riches de procéder à des transferts financiers et technologiques, afin que les États moins riches qu’eux puissent mettre en place des politiques d’atténuation et d’adaptation sans sacrifier les besoins fondamentaux de leurs citoyens. Cependant, les arguments en termes de justice n’étant pas toujours suffisants pour motiver les États à agir, l’auteur en appelle également à la solidarité des intérêts : tous les États auraient intérêt à promouvoir une action collective contre le changement climatique. Cela impliquerait à la fois de donner les moyens à tous de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de financer l’adaptation des pays les moins riches. Sans cela, les pays riches ne sauraient se prémunir contre les potentielles conséquences indirectes du changement climatique telles que les conflits et l’instabilité politique suscités par des migrations massives : « Les pays du monde entier ont un intérêt commun à la paix et à la sécurité internationale. Et la paix et la sécurité sont menacées par un financement insuffisant de l’adaptation. » (p. 118)
Reste que les engagements de réduction d’émissions pris librement par les États dans le cadre de l’Accord de Paris (2015) sont à peine suffisants pour avoir des chances raisonnables d’éviter un « changement climatique dangereux » [4]. Et il n’existe pas de garantie que les États tiennent ces engagements, comme le montrent les engagements financiers non tenus des pays riches. Cependant, Moellendorf rejette les analyses potentiellement désespérantes du changement climatique comme relevant d’une tragédie des communs ou d’une tragédie intergénérationnelle, où les agents seraient inévitablement poussés à l’inaction par leur rationalité étroite [5]. Au contraire, il fait valoir les nombreux co-bénéfices locaux et à court terme de la transition énergétique, qu’il s’agisse des avantages sanitaires et environnementaux de la réduction du nombre de véhicules thermiques et de centrales au charbon ou des bénéfices économiques des énergies renouvelables devenues, dans la plupart des pays, moins coûteuses que les combustibles fossiles pour la production d’électricité. Pour l’auteur, ce sont plutôt les divergences entre l’intérêt général et certains intérêts privés, notamment ceux de la puissante industrie des énergies fossiles, qui expliquent l’inaction des États. L’espoir d’inverser la vapeur est donc permis. S’inspirant de la pensée de Martin Luther King Jr., Moellendorf voit dans la mobilisation de masse, la succession de grandes manifestations dans des lieux stratégiques, le seul moyen de contrer le pouvoir de l’argent (p. 129). Mais, pour catalyser l’espoir, il faut un projet de transition susceptible de recueillir l’adhésion d’une masse critique de citoyens, un Green New Deal à même de créer des emplois plus nombreux et de meilleure qualité que ceux qu’il détruit.
Catalyser l’espoir
Toutefois, même un tel mouvement populaire pourrait échouer à limiter le réchauffement global à 1,5°C si les réductions d’émissions ne sont pas assez rapides. Pour nourrir l’espoir, Moellendorf se tourne donc vers deux types de mesures supplémentaires, souvent subsumées sous la catégorie de « géoingénierie » : les émissions négatives [6] et la gestion du rayonnement solaire [7]. Après en avoir examiné les critiques, il défend le déploiement d’un panel de techniques d’émissions négatives, faisant notamment valoir que la plupart des scenarii du GIEC pour limiter le réchauffement global en-dessous de 2°C supposent un recours plus ou moins extensif à ce type de mesures. En ce qui concerne la géoingénierie solaire, l’auteur conclut qu’aucune objection ne justifie de ne pas investir sérieusement dans la recherche sur l’injection d’aérosols dans la stratosphère. D’après Moellendorf, le principe de précaution ne s’appliquerait pas ici et il s’agirait plutôt de trouver un équilibre entre l’effet bénéfique de refroidissement de l’atmosphère et l’effet négatif de réduction des précipitations (p. 165-166).
Mais la géoingénierie ne contribue-t-elle pas à accélérer la destruction de la nature ? Pour l’auteur, la nature libre de toute action humaine n’existe plus depuis que nous sommes entrés dans l’Anthropocène (Crutzen et Stoermer 2000), cette ère géologique dominée par l’action humaine. Ce qu’il faudrait éviter, c’est plutôt le mauvais Anthropocène, ou « Misanthropocène », un monde de guerres et de murs fortifiés où l’humanité s’avère incapable de relever le défi climatique de manière pacifique (p. 183). Afin de lutter contre cette perspective désespérante, nous avons besoin d’utopies réalistes, c’est-à-dire de conceptions du monde à la fois réalisables, durables et prospères pour tous. Moellendorf esquisse deux d’entre elles : d’un côté, « l’Anthropocène arcadien », fondé sur l’idéal d’harmonie entre les humains et la nature, de l’autre, « l’Anthropocène prométhéen », appuyé sur la coopération internationale, la technique et la transformation socio-économique (p. 187-188). Jugeant impossible de mettre fin à la pauvreté sans une certaine altération de la nature, il rejette néanmoins l’utopie arcadienne. Si la valeur intrinsèque des écosystèmes justifie un impératif de protection de la nature, ce dernier ne l’emporte pas, en cas de conflit, sur l’impératif de lutte contre la pauvreté.
Courage ou optimisme ?
Dans cet ouvrage stimulant, Moellendorf prend au sérieux le problème crucial de l’articulation entre les impératifs de lutte contre le changement climatique et de lutte contre la pauvreté de masse. La principale originalité de sa réflexion est le traitement qu’il propose du concept d’espoir climatique. En reconnaissant l’importance de facteurs d’espoir, incluant « des faits sur le monde, des processus sociaux, des théories, des utopies réalistes et les actions des autres » (p. 202), l’auteur évite les écueils des conceptions volontaristes de l’espoir comme courage [8]. Toutefois, en affirmant que l’espoir n’est pas qu’un effort de la volonté, indépendant des faits, Moellendorf nous invite à interroger d’autant plus scrupuleusement ses hypothèses socio-économiques et technologiques sur ce qui est possible ou non.
Or, on peut se demander s’il ne fait pas parfois preuve d’un optimisme technologique injustifié, notamment quand il suppose qu’on pourra découpler croissance économique et croissance des émissions (p. 141) et dans son analyse de la géoingénierie. Il rejette par exemple l’application du principe de précaution au risque de choc terminal [9] posé par l’injection stratosphérique d’aérosols, au prétexte qu’il y aurait des solutions institutionnelles pour s’en prémunir (p. 164). Au contraire, pour C. McKinnon (2020), nous devrions interroger la légitimité d’une telle intervention en faisant droit aux scenarii les plus pessimistes et ne pas supposer, comme Pangloss, que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles.
Quant aux émissions négatives, Moellendorf y voit davantage un facteur d’espoir que d’aléa moral [10] (p. 159). Il a raison de signaler que les émissions négatives seront nécessaires pour atteindre la neutralité carbone. Cependant, H. Shue (2021) montre qu’il faut aussi s’interroger sur la temporalité de la mise en œuvre de ces techniques et sur la finalité de l’espoir dont on les investit, pointant du doigt le risque de distraction que le captage et la séquestration du carbone pourraient représenter par rapport à la réduction urgente – et moins coûteuse ! – des émissions.
Enfin, l’analyse conceptuelle de l’espoir aurait sans doute bénéficié d’un décentrement et d’une étude ciblée des formes de désespoir particulières qui menacent les peuples qui vivent sur les lignes de front du changement climatique, comme les habitants des petits États insulaires ou de l’Arctique, dont l’identité culturelle même est menacée (André 2020). C’est d’ailleurs peut-être en nous inspirant des cultures non occidentales, quoiqu’en dise Moellendorf (p. 190), que nous pourrions développer des utopies sociales indépendantes de la croissance économique et du progrès technique.
Darrel Moellendorf, Mobilizing Hope. Climate Change and Global Poverty, Oxford University Press, 2022, 256 p.