Au moment où le thème de la souffrance, comme celui des victimes, s’impose sans discernement dans notre univers politique et social, le livre d’Emmanuel Renault apporte des éléments de clarification conceptuelle à défaut d’une enquête originale.
Au moment où le thème de la souffrance, comme celui des victimes, s’impose sans discernement dans notre univers politique et social, le livre d’Emmanuel Renault apporte des éléments de clarification conceptuelle à défaut d’une enquête originale.
Dans la vaste famille des théories critiques, Emmanuel Renault fait partie de ceux qui, comme Axel Honneth, s’efforcent de fonder leur travail sur la définition et la critique des « pathologies sociales » qui affectent directement les individus. Dans ce cadre, la souffrance sociale, c’est-à-dire la souffrance dont les causes sont sociales, est évidemment l’expérience la plus radicale sur laquelle puisse se fonder une critique. « Les luttes contre la domination sociale sont souvent des luttes contre la souffrance, la souffrance offre un point de vue critique contre la domination lorsque les luttes sociales font défaut. » (p 34)
Théorique, l’ouvrage d’Emmanuel Renault, n’apporte pas de nouvelle enquête sur la souffrance, il s’efforce d’abord de la définir et de voir en quoi elle renouvelle la critique sociale au moment où une multitudes de recherches, de livres, de films et de mouvements associatifs témoignent des mille visages de cette souffrance : souffrances psychiques, désaffiliation des SDF, souffrances au travail… Au moment aussi où tous ceux qui ont affaire à cette souffrance, personnels soignants, travailleurs sociaux, militants, disent à quel point ces souffrances sont indicibles, épuisantes et corrosives pour ceux qui y sont directement confrontés.
Alors que la souffrance sociale a quelque chose d’évident tenant à son caractère insupportable même, elle est extrêmement difficile à définir et à problématiser. Soit elle est directement renvoyée au tragique de la condition humaine et, dans ce cas, il est vain de la désigner comme sociale et d’en faire le point d’appui d’une critique politique. Soit elle renvoie à une pathologie personnelle singulière et elle relève d’une approche médicale. Soit encore elle procèderait simplement du fonctionnement de la société, au risque alors de se dissoudre comme expérience psychique intolérable. La souffrance sociale est donc indissociablement sociale et psychique, psychosociale. Emmanuel Renault se place sous le patronage de Bourdieu, de Devereux, de Durkheim, de Freud, et son analyse appelle sans cesse à tenir les deux bouts de la chaîne afin que la souffrance sociale ne se réduise ni aux accidents aléatoires de la vie, ni au hasard des biographies, ni aux seuls mécanismes objectifs qui n’en feraient qu’un symptôme des dysfonctions sociales.
Il faut donc distinguer souffrance et douleur, souffrance normale et souffrance anormale et l’auteur consacre un long chapitre à établir des distinctions, parfois excessivement fines, entre les diverses dimensions de la souffrance sociale afin de mettre en évidence ce que la souffrance a de social dans des expériences singulières, sans basculer pour autant du côté de la psychopathologie ou du côté des « simples » problèmes sociaux.
Non seulement Emmanuel Renault s’efforce de construire la souffrance sociale d’un point de vue épistémologique, mais il veut aussi lui donner ou lui redonner un rôle politique en considérant, peut-être de manière un peu excessive, qu’elle serait la part oubliée des mouvements sociaux et des enjeux politiques ne lui feraient pas de place ou se sauraient pas quelle place lui faire. Aussi consacre-t-il tout un chapitre à la genèse des protestations et des luttes populaires conduites au nom de la misère et de la souffrance des pauvres. Ces luttes, rappelle-t-il, ne furent menées ni au nom de l’exploitation, ni au nom des droits démocratiques, ni même au nom de l’égalité, elle le furent au nom d’une souffrance sociale si radicale qu’elle était à la fois un facteur de mobilisation et le cœur de la légitimité des luttes. La souffrance sociale est « l’acte d’accusation » du capitalisme et, au-delà, de la société elle-même. Emmanuel Renault veut rappeler que, contrairement à des idées reçues, la souffrance sociale brute fut à l’origine du mouvement social du XIXe siècle. Conduites comme un plaidoyer, ces pages savantes donnent cependant le sentiment de combattre un adversaire un peu factice tant s’est imposée la souffrance des damnés de la terre dans la formation des mouvements sociaux du siècle de l’industrialisation, tant cette souffrance n’a pu être totalement déniée.
Plus convaincante est l’analyse de l’installation du thème de la souffrance sociale dans l’espace public avec la création de « lieux d’écoute », d’organisations de « soutien aux victimes » et, plus largement avec l’entrée de la souffrance dans le vocabulaire social : travailleurs en souffrance, élèves en souffrance, familles en souffrance… Trois grands vecteurs ont porté ce thème : la psychologie du travail avec les travaux de Christophe Dejours par exemple, le travail social et les nouvelles formes de pauvreté portées au grand public par le succès de la Misère du monde, l’évolution de la psychiatrie vers la santé mentale, c’est-à-dire vers le souci d’une souffrance sans pathologie initiale. Il semble aussi, observe Emmanuel Renault, que le thème de la souffrance s’installe d’autant plus aisément que la souffrance des uns provoque la souffrance de ceux qui les prennent en charge, lesquels sont de moins en moins professionnalisés, de moins en moins protégés par les institutions susceptibles de lui donner du sens et de la mettre à distance. Dès lors, la rencontre avec la souffrance n’est plus médiatisée et elle en devient plus encore insupportable.
Au-delà de ces causes « conjoncturelles », Emmanuel Renault identifie aussi des grands diagnostics relatifs à l’émergence de la souffrance sociale. Le premier tient aux mutations symboliques qui « affaibliraient » l’individu face aux épreuves des souffrances normales et de celles qui le sont moins. Au fond, nous souffririons d’autant plus que notre « Moi » serait moins fort, moins consistant et plus porté vers la plainte. L’autre mécanisme tiendrait à la transformation des normes : obligés d’être libres et responsables, nous souffririons par un effet d’épuisement, de fatigue, d’anomie… Enfin, le néo-libéralisme engendrerait des désaffiliations, des inégalités extrêmes et des souffrances strictement sociales aux marges du système et dans son centre, dans l’expérience de travail comme le montrent bien des travaux, notamment ceux de Sennett mettant en évidence les relations entre une nouvelle organisation économique et la « corrosion du caractère » [1].
Le problème de la souffrance sociale tient peut-être moins à la souffrance proprement dite qu’à la définition de son caractère social. Emmanuel Renault distingue quatre grands paradigmes. Le premier est celui de l’économie politique qui, identifiant la souffrance à la seule pauvreté, conduirait à la nier en ne distinguant que les « bons » et les « mauvais » pauvres, les souffrants coupables et les souffrants victimes. Le deuxième paradigme, celui de la médecine sociale laisserait dans l’ombre les causes sociales globales de la souffrance. Le paradigme de l’anomie, emprunté à Durkheim et à Halbwachs, ignorerait les causes sociales de la souffrance en la considérant comme une mort sociale issue de la seule dissolution des liens plus que de la domination. Enfin, le Freud de Malaise dans la civilisation considérerait que la souffrance procède de l’affaiblissement des mécanismes de défense psychique et symbolique. Ces critiques conduisent nécessairement Emmanuel Renault à proposer une conception complexe de la souffrance sociale reposant sur l’intégration du biographique et du social. Dès lors, ce sont les atteintes à la consistance du Moi, aux « besoins du Moi » qui définissent la souffrance sociale, souffrance tenant à des facteurs « positifs », traumatismes, domination, exclusion, et à des facteurs « négatifs », l’affaiblissement des résistances à la souffrance.
La dénonciation de la souffrance sociale fonde la critique sociale sur l’exigence de la réalisation de soi, sur des « capabilités » dirait Sen. C’est une critique de témoignage rendant visible ce que cachent les sociétés, bien plus qu’une critique directement politique. C’est, observe très justement Emmanuel Renault, une critique qui désamorce les justifications. En ce sens, c’est une critique de témoignage, une critique de porte-parole ou, pour le dire autrement, une critique morale. Pourtant, c’est un thème que ne développe et que n’emploie guère l’auteur du livre plus soucieux de s’inscrire dans la vaste mise en cause du néo-libéralisme parfois considéré comme la cause ultime et radicale de tous nos malheurs et permettant d’opérer une montée immédiate vers le politique. Or, comme le montrent bien des travaux, à commencer par ceux de Dejours, les causes de la souffrance ne résident pas toutes dans le « système », elles tiennent aussi aux autres qui harcèlent, qui méprisent, qui ignorent… Si la souffrance sociale pose la question de la justice des institutions, elle pose aussi la question du mal.
Peut-être aurait-il fallu accorder plus de poids aux aspects proprement moraux de la souffrance sociale et de sa critique. Le lecteur ne saurait être en désaccord avec le rappel du rôle politique de la souffrance et cela d’autant moins que l’interpellation morale de la souffrance dans la formation des protestations sociales semble se renforcer avec le repli des mouvements sociaux traditionnels. En revanche, on pourra s’étonner que la dimension proprement morale de cette interpellation soit si faiblement soulignée et que, par exemple, Emmanuel Renault laisse de côté le lien entre souffrance sociale et religion. Des armées de paysans affamés conduites par des moines, tel Thomas Münzer, aux micro-mouvements radicaux du XIXe siècle décrit par Thompson, jusqu’aux mouvements religieux et sociaux des bidonvilles latino-américains et indiens aujourd’hui, les manifestations socio-religieuses d’une souffrance absolue sont si constantes que l’on a un peu de mal à comprendre pourquoi Emmanuel Renault semble les ignorer. Peut-être est-ce parce que ces mouvements sont trop moraux et trop infra-politiques, peut-être est-ce en raison d’une vision trop sécularisée et trop « moderne » de la politique que les dimensions proprement « morales » de la souffrance sociale ont si peu de place dans ce livre. Absence d’autant plus étonnante que les quelques mouvements qui parlent au nom des plus souffrants d’entre nous, les SDF, les prisonniers ou certains malades, se veulent des mouvements moraux bien plus que sociaux, ce qui ne les empêche pas d’avoir quelque efficacité sociale alors qu’ils visent peut-être une forme de salut moral qui n’aurait rien de proprement religieuse.
On peut donc discuter de ce livre érudit dont les argumentations subtiles empruntent à plusieurs espaces intellectuels. Il reste que Souffrances sociales a un grand intérêt : au moment où le thème de la souffrance, comme celui des victimes, s’impose sans discernement dans notre univers politique et social, il importe de savoir de quoi on peut parler sans être, ni envahi par l’émotion, ni réduit au silence par les plaintes et les poses vertueuses et un peu convenues de la « critique ». Dans un style proprement théorique, le livre d’Emmanuel Renault nous apprend à voir ce qu’il est si difficile de regarder en face.
par , le 27 février 2008
François Dubet, « Théorie de la souffrance sociale », La Vie des idées , 27 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Theorie-de-la-souffrance-sociale
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[1] En référence au titre original The Corrosion of Character. The Personal Consequences of Work in the New Capitalism de l’ouvrage de Richard Sennett traduit en français Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, Albien Michel, 2000, 223 p. (traduction de l’américain par Pierre-Emmanuel Dauzat.)