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Recension Politique International

L’énigme péroniste

À propos de : Alain Rouquié, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil.


par Humberto Cucchetti , le 7 juin 2017


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Mouvement politique et social, le péronisme structure la vie politique en Argentine depuis les années 1940 et suscite des émules en Amérique Latine, mais peine à être précisément défini. Ni dictature, ni démocratie, ce régime plébiscitaire s’appuie à la fois sur l’armée et les syndicats.

Recensé : Alain Rouquié, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Paris, Seuil, 2016, 409 p., 25 €.

Auteur de nombreuses publications sur l’Amérique latine (ou « l’extrême occident » [1], comme lui-même a défini la région il y a trois décennies), fin connaisseur de l’histoire argentine du XXe siècle, le politologue Alain Rouquié présente un ouvrage qui synthétise le long parcours de l’Argentine depuis l’avènement du siècle péroniste. Livre empiriquement riche, suggestif du point de vue de son argumentaire, éloigné des lectures du péronisme comme étant un phénomène de type « exceptionnel », il est traversé par des questions normatives — dans un type de démarche que Federico Neiburg a déjà abordé, ce qui n’est pas rare lorsqu’il s’agit du péronisme. Les inquiétudes de A. Rouquié sont également scientifiques et son idée de « démocratie hégémonique » vise à dépasser les conceptualisations courantes. Pour l’auteur, cette idée permet de cerner la spécificité du péronisme à l’intérieur d’un ensemble plus répandu de manifestations politique où se mêlent démocratie de masse, refondation nationale, charisme du chef (conçu en termes de « leader suprême », « conducteur »), parmi d’autres orientations souvent en opposition aux principes républicains et à une structuration du système de partis. Cette idée rendrait possible l’abandon des limites épistémiques d’autres interprétations — les extrapolations trompeuses de l’idée de bonapartisme, le « pseudo-concept » du populisme et toutes les significations péjoratives qu’il implique.

L’itinéraire de la politique péroniste

 
Le lecteur français découvrira tous les épisodes d’une histoire à la fois complexe, dramatique et parfois violente. Les événements rapportés sont trop nombreux pour être cités, chaque chapitre et chaque période mériteraient des commentaires approfondis qui excèdent une recension. Avec une densité empirique et historique remarquable, A. Rouquié reconstruit les événements, les traditions culturelles et les fiefs sociaux par lesquels le mouvement créé par le colonel Perón s’est enraciné dans le paysage politique argentin. Le péronisme est né des entrailles des groupes militaires nationalistes des années 1940. L’un de ses dirigeants, le colonel Juan Perón, secrétaire d’Etat en 1943 et 1944, puis président démocratiquement élu en 1946, réussit, par un coup de force politique et social, à s’imposer comme la férule identitaire des milieux ouvriers et de leurs organisations syndicales. Jusqu’à sa chute en 1955, le régime péroniste favorise les couches populaires, encourage un modèle d’industrialisation finalement inachevé, adopte un programme politique nationaliste et soutient une ligne doctrinaire ni marxiste ni capitaliste. Ensuite, comme tout au long de son histoire, le péronisme incorpore de nouveaux acteurs, de nouvelles couches sociales, voire diverses modalités de contestation politique. En tant que « mouvement », il s’organise autour d’une branche partisane, d’une autre syndicale et il se construit notamment autour de la figure de son chef, de ses successeurs et de tout un ensemble de solidarités territoriales et politiques diffuses. Lorsque son fondateur meurt en 1974 et après une période d’incertitude, le mouvement se réorganise, des figures émergentes s’imposent dans le Parti péroniste [2]. Dans les années 1990, avec des syndicats qui ne constituent plus le facteur d’unification de la représentation ouvrière et alors que la production industrielle est en phase de déclin et une grande partie de la population paupérisée, le péronisme s’appuie sur des chefs territoriaux ou caudillos — les gouverneurs des provinces et, surtout, les maires des villes les plus peuplées de la banlieue de Buenos Aires. Pour autant, il n’est pas insensible à l’émergence d’organisations sociales de chômeurs, les mouvements piqueteros qui, depuis deux décennies, et en particulier au cours des douze années de gouvernement du couple Kirchner (2003-2015), intègrent les espaces informels et parfois formels de la politique.

A. Rouquié fait preuve d’une grande capacité de synthèse dans ce minutieux travail de reconstitution historique. Si quelques-unes de ses analyses s’avèrent peu précises (l’historien de la Résistance péroniste Julio Melón Pirro contesterait certainement l’affirmation selon laquelle « Perón appelle lui-même civils et militaires à la rébellion. Un soulèvement militaire a lieu le 9 juin 1956 » (p. 117)), d’autres sont extrêmement fines, par exemple lorsque le politologue caractérise l’organisation ultra-kirchneriste – voire cristiniste [3]La Cámpora de « groupe de pression juvénile et vivier de compétences administratives » (p. 314).

Au delà du singularisme

L’un des grands mérites de l’ouvrage consiste à ne pas aborder le péronisme de façon isolée, mais à l’intégrer à une analyse en profondeur de la société argentine et de ses complexités. Les pages du livre nous enseignent que le siècle de Perón (titre choisi par l’auteur pour rendre compte de l’impact que ce phénomène produit sur la vie politique argentine depuis les années 1940 jusqu’à nos jours) est également le siècle de l’anti-péronisme. Pour deux raisons en partie inextricables. La première, fournie par le politologue, concerne l’action des acteurs individuels et institutionnels qui se sont opposés au justicialisme [4]. Les anti-péronistes et les non-péronistes ont joué un rôle aussi décisif dans la politique argentine. Souvent à partir des questions radicales et sempiternelles qui l’ont traversées depuis un demi-siècle : que faire du péronisme ? Que faire des péronistes ? Questions auxquelles nul n’a jusqu’ici su répondre. La deuxième raison est incarnée par ce qui explique en partie le problème : sans anti-péronisme, le péronisme se serait configuré autrement. L’auteur est explicite sur cette question (p. 324, 379) : le public péroniste, les caractéristiques de ce mouvement, se sont élargis à cause des échecs des expériences de gouvernement qui ont essayé, tantôt de proposer une alternative à son hégémonie électorale, tantôt d’éradiquer la simple expression sociétale et politique du fait péroniste.

Ainsi, l’approche d’A. Rouquié déborde le système politique argentin pour proposer une vision globale voire comparative. Ce qui s’avère très utile pour éviter de tomber dans le piège du singularisme. La dernière partie du livre porte sur la question de modèles démocratiques approchants. D’autres régimes politiques récents en Amérique du Sud (le chavisme, l’indigénisme d’Evo Morales, la Révolution citoyenne équatorienne), mais aussi la Russie de Poutine, représentent des cas de « démocratie hégémonique » que A. Rouquié analyse. Ces régimes se disent refondateurs dans le sens où ils sont mobilisés par le « souci de faire table rase » (p. 354). Une partie des institutions démocratiques devient incompatible avec l’idée de récréer la Nation autour du chef, de l’enraciner dans un sens historique radicalement novateur. Les procédures électorales sont indispensables pour ces régimes d’État, elles imposent une légitimité majoritaire qui heurte certains principes démocratiques pour leur part malmenés : la liberté de presse, la séparation des pouvoirs, la considération pluraliste des minorités partisanes. De cette façon, « il est de fait que les péronismes sont à la foi des régimes de légitimité électorale et de tendance anti-démocratique » (p. 349). Certes, la Nueva Argentina de Perón encourage la refondation de la mémoire nationale, le panthéon des pères de la Patrie où Perón joue désormais un rôle décisif dans le récit national. Pourtant, les expériences péronistes suivantes peuvent difficilement être qualifiées de refondatrices : dans les années 1970, c’est le retour aux sources, la remise en marche de la vieille utopie justicialiste mais aussi son institutionnalisation ; il n’est plus question de refonder la nation mais de trouver quel péronisme va s’imposer dans une guerre fratricide — la lutte politique devient essentiellement intra-péroniste, entre la fraction révolutionnaire et les fidèles au vieux leader. Dans les années 1990, Menem s’intéresse davantage à l’ouverture économique et à la modernisation du pays qu’à la refondation de la nation : dans tous les cas, son identité péroniste ne peut être mise en question. Le kirchnerisme se construit plutôt dans la continuité des expériences politiques préalables : il trouve le noyau de son personnel politique dans les élites classiquement péronistes. Ce n’est que tardivement, entre la révolte fiscale des propriétaires terriens en 2008 et la mort de Kirchner en 2010, et notamment à partir de cette dernière, que le kirchnerisme renforce tant son discours refondateur que son emprise sur l’appareil d’Etat (La Cámpora s’efforçant d’occuper les plus hauts postes de l’administration). La figure de l’ex-président décédé est désormais glorifiée, presque sacralisée — dynamique sacrée dont A. Rouquié est bien conscient (p. 297- 306). Mais la refondation, confinée à quelques esprits radicaux qui forment le noyau kirchneriste, reste un phénomène limité, qui s’exacerbe lorsque le modèle politique commence à se fragiliser.

Conclusion : les limites d’une interprétation

A. Rouquié essaie de parvenir dans cet ouvrage à une synthèse équilibrée ; mais quels sont les points forts de son interprétation ? Commet comprendre la « démocratie hégémonique » à la lumière du fait péroniste ? Force est de constater que ce dernier joue un rôle incontournable dans la société politique argentine, qu’il relève d’une très profonde implantation sociale et politique ; mais il n’est pas non plus un acteur collectif et politique tout-puissant. De notre point de vue, l’hégémonisme péroniste se révèle plutôt faible du point de vue de la stabilisation du jeu partisan. Par contre, pour A. Rouquié le péronisme demeure le moteur d’un système paradoxalement démocratique :

De fait, Perón n’ignorait pas que le péronisme avait durablement façonné le système politique argentin et créé une culture politique dominante qui le favorisait […] L’influence directe du modèle justicialiste sur le fonctionnement des autres formations politiques n’est pas non plus négligeable puisqu’elle contribue à l’affaiblissement des identités partisanes et du système représentatif (p. 331- 332).

Il faudrait pourtant ajouter que les « vices » du système politique argentin sont historiquement antérieurs à l’essor péroniste et qu’ils sont partagés et reproduits par l’ensemble, ou presque, des acteurs et des institutions du pouvoir en Argentine. Nous serions pour notre part plutôt amenés à souligner les limites du péronisme que sa force et son succès. Le péronisme, ou les péronismes, selon A. Rouquié, transforment la réalité et lorsque le modèle affronte ses propres failles, la propagande prend le relai ou se renforce. Les douze années de kirchnerisme, avec leurs mythes, leurs légendes, les récupérations et manipulations des enjeux historiques et mémoriels argentins, ne sont pas parvenues à mettre en place un modèle de refondation.

Kirchneristes farouches et anti-péronistes sont d’accord à tort sur la puissance des Kirchner – les uns partisans d’une lecture irénique, les autres dénonçant un risque totalitaire invraisemblable – ; les mandats de Cristina Kirchner, en particulier le deuxième, brillent par leur douteuse efficacité, la réitération d’erreurs politiques et la dilapidation d’un capital électoral plébiscité en 2011.

A. Rouquié souligne l’écart existant entre ce type de système et les démocraties représentatives. Il nous dit que « des deux piliers des systèmes représentatifs, consultations électorales et libertés (ou état de droit), seul le premier est maintenu, voire développé par l’élargissement de l’électorat, parfois même hypertrophié » (p. 389). Qu’en est-il des éléments qui pourraient les rapprocher ? Référence chère à A. Rouquié, Max Weber constatait avec lucidité que dans les démocraties avancées de son époque il se présentait une tension entre pouvoir charismatique du chef et « puissance quotidianisée de l’appareil du parti » [5]. Effectivement, entre les deux modèles démocratiques il existe des problèmes à la fois communs et répandus. L’exacerbation du pouvoir charismatique excède les régimes hégémoniques analysés dans les pages de l’ouvrage.

On peut voir dans le péronisme « une social-démocratie musclée » (p. 384) où ses chefs font montre d’un appétit de pouvoir peu dissimulé, peu compatible avec des valeurs républicaines. Ce modèle en Argentine serait paternaliste, il politiserait certains droits sociaux — il faudrait nuancer cette hypothèse parce que ce n’est pas toujours le cas — en dépolitisant le système de partis puisque le péronisme se confond finalement avec l’appartenance nationale. Ce paternalisme, idée péjorative associée à une autre, celle de clientélisme, s’est opposé à d’autres modèles paternalistes, A. Rouquié le rappelle : c’est un « paternalisme autoritaire » dont le modèle social est efficace qui a bouleversé, par exemple, « les relations sociales paternalistes des campagnes argentines » (p. 49- 50).

Pour cette raison et pour bien d’autres, A. Rouquié se garde bien de « comparer l’incomparable », « une victoire électorale de gauche avec un coup d’Etat fascisant », une « dictature contre-révolutionnaire » (p. 353). Il est clair qu’une question de fond traverse l’ouvrage, elle y est posée explicitement, elle structure les inquiétudes de l’auteur autour des caractéristiques saillantes du péronisme. Cette question n’est pas résolue, car on ne cesse finalement de se demander pourquoi la transformation des hiérarchies sociales incarnée par Perón…

… fut l’œuvre du péronisme et non d’un Front populaire, d’une autocratie et non d’une coalition de partis de gauche dans un cadre démocratique. Autrement dit pourquoi la démocratie sociale s’est-elle imposée d’abord dans un régime autoritaire, puis est-elle allée de pair avec des dérives anti-démocratiques ? Enfin, question annexe mais essentielle, pourquoi le culte de la personnalité et l’exaltation du général Perón ont-ils été si efficaces pour atteindre les objectifs sociaux d’un régime populaire transformateur alors qu’un parti structuré aurait, selon toute apparence, assuré une continuité et une cohérence bien supérieures ? (p. 353- 354).

Pointer les différences entre un modèle typique largement idéalisé (celui des mobilisations de masses autour d’un parti structuré à l’européenne) avec une expérience historique concrète (celle du péronisme) risque de conduire à des analyses très insuffisantes et très eurocentristes. A. Rouquié, reconnaissant la situation européenne actuelle, achève son livre en consacrant quelques lignes à la « machine inégalitaire » des démocraties occidentales, où la vacuité et la mollesse politiques, bien caractéristiques au moins des derniers gouvernements français, ne cachent guère l’usage de mécanismes de décision dont la nature démocratique est discutable. « Explosion des inégalités, détresses sociales, dénationalisation » (p. 697), le XXIe siècle, serait-il celui des péronismes européens ? La formule est simple, elle ne rend pas compte des différences entre le péronisme et les « populismes » européens actuels. Elle a cependant le mérite de signaler une réalité que les élites d’État en France ne semblent pas percevoir.

par Humberto Cucchetti, le 7 juin 2017

Aller plus loin

 Combes, Hélène – Vommaro, Gabriel, Sociologie du clientélisme, Paris, La Découverte, 2015.

 Cucchetti, Humberto — Jessica Stites Mor, « Reconversions militantes et fabrique du pouvoir d’Etat en Amérique latine », Revue internationale des Études du Développement, vo. 2, n° 230, 2017, p. 11- 28.

 Levitsky, Steven, La transformación del justicialismo. Del partido sindical al partido clientelista, 1983- 1999, Buenos Aires, Siglo Veintiuno, 2005.

 Melón Pirro, Julio, El peronismo después del peronismo, Buenos Aires, Siglo XXI, 2009.

 Neiburg, Federico, Los intelectuales y la invención del peronismo, Buenos Aires, Alianza, 1998.

 Rouquié, Alain, Amérique latine. Introduction à l’extrême occident, Paris, Seuil, 1987.

Pour citer cet article :

Humberto Cucchetti, « L’énigme péroniste », La Vie des idées , 7 juin 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-enigme-peroniste

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Notes

[1Selon Rouquié, l’Amérique latine est « en raison de sa culture, surtout occidentale par ses expectatives et ses modèles de consommation. Elle est située à la périphérie de l’univers développé par sa production et son commerce », Amérique latine. Introduction à l’extrême occident, Paris, Seuil, 1987, p. 426.

[2Les dénominations partisanes et électorales du péronisme changent en fonctions des différents moments politiques.

[3En référence à Cristina Fernández de Kirchner, deux fois présidente entre 2007 et 2015.

[4Synonyme de péronisme, le justicialisme définit la centralité de l’idée de justice sociale dans la doctrine péroniste.

[5Weber, Max, « La transformation du charisme et le charisme de fonction », Revue française de Science politique, Vol. 63, n° 3, 2013 (1913), p. 474.

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