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Essai Politique Société International

Espagne : de l’indignation à l’organisation


par Jeanne Moisand , le 20 mars 2015


Le mouvement espagnol Podemos émane-t-il vraiment des Indignés ? Construit en tension sur deux modèles de démocratie (participative et plébiscitaire), Podemos dépend de la confluence d’une multitude de mouvements participatifs locaux et de leurs succès électoraux au cours des mois qui viennent.

Focalisées sur le personnage de Pablo Iglesias, les analyses du mouvement espagnol Podemos dénoncent souvent son « populisme » [1]. La success story de Podemos tient indubitablement aux capacités médiatiques de son leader, qui revendique de fait un populisme positif imprégné de références sud-américaines. Mais ce succès doit aussi être replacé dans son propre contexte : celui de l’intense mobilisation sociale qui a suivi le mouvement des Indignés en Espagne. Cristallisée autour de « marées sociales », cette mobilisation s’est ensuite institutionnalisée sous la forme d’une multitude de processus participatifs à des échelles diverses : celle des quartiers où ont continué à se réunir les assemblées indignées et où sont apparues de nouvelles formes d’activisme local ; celle des municipalités et celle des régions où s’élaborent des listes participatives pour les prochaines élections, basées sur des assemblées locales intégrées pour certaines – mais pas toutes – à Podemos ; et enfin, l’échelle étatique. Cette effervescence politique ne peut être résumée au succès individuel de Pablo Iglesias, et ce dernier pourra plus difficilement maintenir sa position dans les sondages (au coude à coude avec le PP et le PSOE) en cas de recul des mobilisations sur le terrain : les élections municipales et la plupart des régionales auront lieu entre fin mars et mai prochain (en septembre pour les élections très sensibles du parlement catalan) et seront autant de tests avant les législatives de décembre.

Cet essai a pour objectif d’analyser le moment politique actuel en Espagne en s’interrogeant sur le lien entre Podemos et les autres processus politiques participatifs qui se sont constitués dans le sillage des Indignés. Comprendre la nature de ce lien implique de revenir sur le développement de ces mobilisations entre 2011 et 2015, et de s’interroger sur la permanence et la transformation de leurs acteurs, de leur langage et de leur répertoire d’action à chaque étape. J’analyserai pour cela le surgissement des « marées sociales » (des mouvements de défense des droits sociaux qui ont pris leur essor après les Indignés) puis le développement de la PAH (une association regroupant les victimes des expulsions de logement). On verra ensuite comment l’activisme de quartier, régénéré par ces mouvements et par les assemblées indignées, s’est lancé à la conquête des institutions municipales en formant des candidatures « de confluence ». Le détour par le cas catalan permettra de comprendre quels problèmes pose l’articulation des différents mouvements participatifs à l’échelle étatique. Seront enfin abordées les tensions internes à l’organisation de Podemos, moins vite résolues qu’on ne le pense, entre démocratie plébiscitaire et participative.

Des Indignés aux « marées » sociales

Les Indignés ont fini par quitter les places qu’ils avaient occupées en mai 2011, mais leur discours et leurs pratiques ont continué à être portés par leurs assemblées de quartier et par plusieurs « marées » sociales. La politique de Mariano Rajoy a conforté la critique indignée des partis gouvernementaux : se conformant aux consignes de la Troïka, ce dernier a drastiquement réduit les dépenses publiques (de 13 milliards d’euros pour la santé et l’éducation depuis 2011) en s’appuyant sur la réforme expresse de l’article 135 de la constitution (réputée intouchable sur toute autre question) à laquelle avait procédé Zapatero en 2011 [2]. Cette cure d’austérité n’a pas eu d’effet positif sur l’emploi (tout au contraire, puisque le taux de chômage est passé de 21,52% à 23,67% entre 2011 et 2014, même s’il a légèrement diminué entre 2013 et 2014). Les annonces actuelles d’un début de reprise font difficilement oublier la pauvreté massive qui touche près d’un quart de la population selon différentes ONG [3]. 51,8% des actifs de moins de 25 ans sont au chômage [4] : les jeunes espagnols ont repris les routes de l’émigration de leurs grands-parents et doivent accepter des mini-jobs mal payés en Allemagne ou en Amérique latine [5]. Alors que tous les indicateurs sociaux tournaient au rouge, les scandales de corruption n’ont pas cessé de faire les unes de la presse, la crise de régime se traduisant par des fuites d’information en cascade. Ces scandales ont atteint la famille royale, les plus hauts postes des principaux partis, mais aussi l’administration régionale de base dont le quotidien a été fait pendant des années de concessions véreuses de marchés publics. 1700 instructions pour corruption étaient en cours en 2014, tandis qu’une étude évaluait le coût social de ces pratiques à 40 milliards d’euros [6].

Les iaioflautas occupent la Bourse de Barcelone
septembre 2012, source

Dans un tel contexte, les slogans des Indignés ont gagné en actualité : obtenir une démocratie réelle (« Democracia real ya ») en dénonçant les apories du système représentatif (« No nos représentan ») et les mécanismes qui ont provoqué la crise (« Esto no es nuestra crisis »). Différentes « marées citoyennes » ont relayé ces demandes en les appliquant à des luttes sectorielles bien précises. Défendant la santé publique, le système éducatif ou les personnes expulsées de leur logement, elles ont fini par confluer en mars 2014 en une impressionnante manifestation d’un million de personnes à Madrid [7], lors de laquelle chacun de ces mouvements d’anonymes défilait sous sa couleur : blanc pour la santé, vert ou jaune selon les régions pour l’éducation et pour le logement, bleu pour la défense de l’eau comme ressource publique, violet pour les « émigrés forcés », etc. Les Yayoflautas (les « papis joueurs de flûte ») portaient quant à eux comme d’habitude leur gilet jaune fluorescent. Menacés par la baisse de leur retraite, ces militants du troisième âge précarisé ont retourné le cliché lancé par Esperanza Aguirre, la Présidente conservatrice de la Communauté de Madrid, selon lequel les Indignés se réduisaient à quelques jeunes excités « perroflautas » (punks à chien) [8]. Témoignant au contraire par leur présence de la dimension « inter-âges » des marées sociales, les yayoflautas ont réactivé pour beaucoup d’entre eux les souvenirs des luttes anti-franquistes tout en reprenant à leur compte l’humour du 15M [9]. Ils ont utilisé conjointement d’anciens répertoires d’action (grève ou manifestation) et des pratiques nouvelles de happening politique rodées par les mouvements altermondialistes [10].

Le scratch est devenu en peu de temps l’une des pratiques les plus caractéristiques des marées sociales. Il consiste à dénoncer visuellement les personnes ou les entités jugées responsables d’une atteinte au bien commun en collant par exemple des étiquettes ou une affiche accusatrices sur un édifice. Importé d’Argentine, il y avait été inventé pendant les années 1990 pour dénoncer les personnes liées à la dictature et non jugées, et s’y était étendu pendant la crise des années 2000 [11]. Il a servi en Espagne à dénoncer les entités publiques à l’origine des choix d’austérité, ou les banques sauvées par des aides publiques qui continuent à expulser des familles de leur logement.

Scratch sur une banque

L’exemple le plus emblématique de l’ample soutien social obtenu par ces mouvements est probablement celui de la « marée blanche » de Madrid. Des milliers de médecins, infirmières et personnels de toutes catégories s’y sont mobilisés contre le programme de privatisation des hôpitaux régionaux. Soutenus y compris par des électeurs potentiels du PP, ils ont récolté 1,47 millions de signatures en faveur de leur modèle de santé publique [12], poussant le gouvernement régional à retirer une grande partie de son projet. Forts de leurs connaissances spécialisées, les professionnels du secteur ont démontré non seulement l’absence de bénéfice du plan de privatisation pour les citoyens, mais même la perte sèche qu’il représentait en termes de qualité sanitaire et de finances publiques. À l’inverse, la marée blanche a exposé au grand jour l’incompétence du personnel politique en charge de la santé publique, notamment celle de la ministre Ana Mato qui a dû démissionner après son imputation dans l’énorme trame de corruption Gürtel [13]. Mais les marées sociales ne sont pas restées cantonnées aux catégories lettrées et à la défense des services publics.

Droit au logement et municipalisme

Les atteintes au droit du travail, centrales dans les réformes menées par le PP depuis 2011, ont elles aussi été au cœur des revendications, même si la mise en retrait des syndicats majoritaires n’a pas toujours facilité la tâche. Certains mouvements de protestation contre des fermetures d’usine ont pris une allure spectaculaire, comme la grève des « 300 spartiates » d’une usine coca-cola qui campent depuis un an sur le site pour empêcher sa fermeture [14]. C’est cependant sur le terrain du logement et des expulsions, plus que sur celui du travail, que les marées sociales sont parvenues à mobiliser le plus.

Crise du logement et expulsions en Espagne

Des centaines de milliers d’individus et de familles ont été expulsés de leur logement en Espagne depuis 2008 [15]. Avant la crise, alors que l’État encourageait activement l’achat par les particuliers de leur résidence principale, des prêts irresponsables furent consentis par les banques : ils exposaient les emprunteurs à des taux variables très risqués et à des clauses abusives (les personnes expulsées devant continuer à payer leur dette). Après l’explosion de la bulle immobilière, une aide publique fut débloquée pour sauver les banques espagnoles de la faillite : leur dette privée fut alors convertie en dette publique, portant l’endettement de l’État à près de 100% du PIB malgré les coupes budgétaires drastiques. L’effort ainsi imposé aux contribuables pour sauver les banques ne fut compensé par aucune contrepartie pour protéger leurs usagers. Les expulsions ont donc augmenté au même rythme que le chômage et la pauvreté, sans discrimination aucune des groupes expulsés (les enfants et les personnes âgées, souvent garantes des prêts pour ces dernières, sont également concernés), de la saison, ou d’aucune autre considération humanitaire. Lorsqu’elles parviennent à s’exprimer publiquement, les victimes de ces expulsions évoquent à la fois leur honte et leur sensation de mort sociale. Des centaines de suicides liés à ces situations ont été enregistrés chaque année depuis le début de la crise [16].

Occupation et « scratch » d’un agence de la banque Santander par la PAH
Barcelone, novembre 2014. Source.

C’est dans ce contexte dramatique que s’est constituée la « Plateforme des Affectés par les Hypothèques ». Née en Catalogne, la PAH a essaimé sur tout le territoire espagnol (on compte aujourd’hui 200 PAH locales) [17]. Elle joue depuis lors tous les rôles que l’aide sociale déficiente n’assume pas, accueillant les personnes menacées d’expulsion et leur fournissant une aide juridique. Elle les implique surtout dans la contestation collective – faite de blocages d’expulsion et de scratchs –, et les fait passer du statut de victime à celui d’activiste. La PAH a aussi contribué à réactiver l’activisme de quartier, ce qu’on appelle en Espagne le « mouvement vecinal (des habitants/quartiers) ». À la fin du franquisme, ce dernier s’était structuré autour d’associations locales (asociaciones de vecinos) pour revendiquer logements et services urbains, mais s’était peu à peu démobilisé après la Transition [18]. La PAH s’est aussi inspirée d’expériences plus récentes, comme celle de l’association « V de Vivienda » (V de victoire-logement) qui dénonçait les risques de bulle immobilière dans les années 2000. C’est dans les rangs de cette association que s’est formée Ada Colau, la fondatrice de la PAH devenue la figure la plus connue des marées sociales. Grâce au soutien massif de la société espagnole (évalué à 80% d’opinions favorables envers la PAH en 2013, alors que seuls 11% des Espagnols avaient confiance dans leur gouvernement [19]), elle a pu regrouper 1,4 million de signatures en faveur d’une Initiative Législative Populaire (ILP) qui proposait trois réformes : un moratoire sur le paiement des hypothèques, la donation des logements à l’organisme prêteur contre l’extinction de la dette (« dación en pago »), le relogement en habitat social. Suite à cette action, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé le 14 mars 2013 que la loi espagnole relative aux prêts hypothécaires était contraire au droit de l’Union [20]. Une nouvelle loi hypothécaire votée par le PP en mai 2013 tenait à peine compte des demandes formulées par la ILP. Le 17 juillet 2014, la Cour a jugé qu’elle continuait à violer les droits humains fondamentaux [21], ce qui n’a pas empêché le nombre d’expulsions d’augmenter depuis lors [22].

Face à cette résistance des pouvoirs publics, le besoin de traduire politiquement l’action des marées sociales est devenu plus urgent. Refusant d’intégrer un parti ou un syndicat classique comme on l’y invitait, Ada Colau a lancé en juin 2014 le mouvement « Guanyem Barcelona » (Gagnons Barcelone), une « plateforme de confluence » fondée en vue des élections municipales de mai 2015, se fixant pour objectif de convertir les institutions locales à la démocratie participative. Cette « confluence », un mot récurrent dans le vocabulaire politique espagnol actuel, désigne la rupture des clivages partisans anciens par le rassemblement de citoyens souhaitant participer davantage à la vie politique, d’activistes locaux et de partis politiques critiques. De nombreux secteurs ont apporté leur soutien à l’initiative (récemment renommée Barcelona en comú à cause d’un problème juridique sur le nom guanyem), parmi lesquels on retrouve des activistes des marées sociales et de la PAH, des associations de quartier ainsi que certains partis politiques (comme Podemos, les verts d’ICV ou le « Processus constituant » dont je parlerai par la suite). Le mouvement s’est organisé en commissions par quartier et par thème, selon un schéma fidèle à la tradition des Indignés.

Assemblée de « Guanyem Barcelona » dans le quartier de Poblenou
Le 22 juillet 2014. Source

Guanyem a rapidement fait des émules dans le reste de l’Espagne, avec la création de listes comme Guanyem Valencia, Ganemos Madrid (Gagnons Madrid) ou Ganemos Jérez, et ainsi d’une infinité d’autres villes. Ces nouvelles candidatures « de confluence » n’ont pas été sans poser problème : la gauche institutionnelle a cherché à s’y recomposer sans toujours respecter l’esprit et les pratiques de ce municipalisme d’assemblées ouvertes, ce qui a provoqué de nombreuses tensions (par exemple dans la région de Murcie ou à Malaga) [23]. Malgré ces difficultés, l’espoir éveillé par ce nouveau municipalisme est au moins aussi important que celui suscité par Podemos : alors que les élections du 24 mai 2015 s’approchent, certains partisans du radicalisme municipal rappellent que le changement de régime en 1931 fut provoqué par la victoire des républicains aux municipales.

Souverainisme, nationalisme et populisme

L’appel d’Ada Colau à la confluence des mouvements citoyens a revêtu une dimension particulière en Catalogne, où la question de l’indépendance oriente les revendications souverainistes vers des objectifs a priori différents. L’affirmation de la souveraineté catalane contient en fait deux revendications différentes : celle du « droit à décider » (c’est-à-dire le droit des Catalans à définir leur lien à l’État et à l’exprimer à travers un référendum) et celle du droit à accéder à une république catalane indépendante. Alors que 80% des Catalans aspirent à s’exprimer sur l’indépendance, ils seraient autour de 50% à dire oui si ce référendum avait lieu. Le plus large consensus concerne donc le « droit à décider » [24]. Les coupes imposées en 2010 par le Tribunal constitutionnel espagnol à l’Estatut, un texte négocié pendant des années avec le gouvernement Zapatero et adopté à la majorité absolue par les députés catalans, n’y sont pas étrangères. Cette sentence, émanant d’une institution peu autonome par rapport aux partis au pouvoir à Madrid, a été dénoncée par de larges secteurs de la société catalane comme une attaque à leurs droits démocratiques fondamentaux.

Liée à la crise, l’affirmation actuelle de la souveraineté catalane revêt aussi une dimension économique dont les nuances varient infiniment d’un secteur à un autre. Pour les secteurs du catalanisme actuellement au pouvoir (les conservateurs de CiU et le parti historique de l’indépendantisme, ERC), la Catalogne aurait été entraînée dans la crise économique par une Espagne à la dérive, par son modèle fiscal centraliste et par son capitalisme archaïque, digne des caciques corrompus au pouvoir à Madrid (même si la corruption de CiU, et notamment du patriarche Jordi Pujol, s’avère en fait à la hauteur de celle des partis espagnols). Face à cela, il faudrait (selon CiU [25]) renforcer l’autonomie fiscale de la Catalogne, voire (selon ERC) accéder à l’indépendance pour libérer l’esprit d’entreprise national des entraves de l’État espagnol et sortir de la crise. À cette interprétation libérale et dominante de la souveraineté économique catalane s’oppose une vision minoritaire beaucoup plus critique du modèle économique actuel. Elle est défendue au parlement catalan par la CUP (Candidatura Unitaria Popular), un jeune parti anticapitaliste et indépendantiste à l’origine des premières consultations sur l’indépendance dans les municipalités catalanes et fondé sur un modèle d’activisme local.

On retrouve ces oppositions entre les deux mouvements catalanistes basés sur des processus participatifs : l’ « Assemblée Nationale Catalane », forte de 40 000 membres et d’autant de sympathisants (80 000 au total selon son site), et le « Processus Constituant » qui revendique 47 000 adhérents. Le premier mouvement, structuré autour d’assemblées territoriales et sectorielles, reprend l’interprétation libérale de la souveraineté économique catalane. Refusant toute politisation, il ne contredit pas l’agenda politique des partis au pouvoir. Le « processus constituant » paraît en revanche beaucoup plus proche des Indignés. Lancé en avril 2013, il défend une conception très large du « droit à décider », le faisant porter sur tout ce qui a trait à l’organisation politique, économique et sociale. L’économiste Arcadi Oliveres, l’un de ses co-fondateurs formé dans les mouvements catholiques antifranquistes, critique très sévèrement les formes fiscales du nationalisme catalan : les fortes inégalités sociales en Catalogne tiendraient selon lui avant tout au modèle mis en place par les élites catalanes depuis la Transition et non à la relation avec l’Espagne. Il est épaulé par la sœur Teresa Forcades, docteure en théologie et en médecine, religieuse bénédictine du monastère de Montserrat devenue populaire en postant sur youtube une vidéo dans laquelle elle dénonçait les lobbys pharmaceutiques à l’œuvre lors de la campagne de vaccination contre la grippe A. Depuis, elle expose régulièrement sa « critique éthique du capitalisme » ou sa « théologie féministe » sur les plateaux de télévision [26]. Le « processus constituant » catalan s’appuie sur la convocation d’assemblées locales et sur l’activisme de quartier, tout en appelant à la confluence des gauches contre les coupes budgétaires tant à échelle catalane qu’espagnole. Si des divergences profondes existent entre ce type de souverainisme catalan et celui du catalanisme conservateur, une autre division s’affirme actuellement entre les aspirations du Procès constituent et celles d’un parti comme la CUP, qui refuse quant à lui de « confluer » avec Barcelona en comú (la liste participative municipale) et avec Podemos au nom de leur supposé « espagnolisme ».

Teresa Forcades lors de la présentation du « Procès constituent » à Cambrils

La « confluence » entre les mouvements participatifs d’échelle locale, régionale et étatique constitue un défi important pour le mouvement Podemos. Prenant acte de la centralité du problème catalan, Pablo Iglesias s’est déclaré favorable au référendum sur l’indépendance catalane (une première pour un parti susceptible de gouverner en Espagne) tout en avouant préférer le « non » à titre individuel. Les sondages attestent pour le moment de la popularité de Podemos en Catalogne : on lui attribue entre 20 et 22% des intentions de vote des électeurs catalans aux élections législatives espagnoles (ce qui le place comme première force politique catalane à cet échelon) et 14% pour les élections au parlement catalan [27]. La stratégie discursive de Pablo Iglesias et de ses proches risque cependant de conforter les accusations d’« espagnolisme » de la CUP et d’approfondir le clivage de la gauche catalane autour de la question nationale. L’équipe dirigeante de Podemos assume en effet tout un vocabulaire patriote et populiste en empruntant ses références à l’œuvre du philosophe argentin Ernest Laclau [28]. Le populisme consiste selon eux à rompre les clivages traditionnels droite-gauche pour générer un nouvel espace de référence politique, et pour déjouer ainsi la position à laquelle les partis de gouvernement assignent Podemos : celle d’une gauche anti-système dangereuse, vouée à ressusciter les divisions de la guerre civile et à rompre les consensus économiques européens. La ressource symbolique majeure pour parvenir à ces déplacements consiste à désigner un ennemi commun (« la caste », dans laquelle confluent élites politiques et élites économiques) et à doter « le peuple », voire « la patrie », d’un nouveau contenu social. Le mot « patrie », jusque-là tabou pour les gauches espagnoles, est ainsi devenu depuis quelques mois omniprésent dans le langage d’Iglesias. Il pense le détourner de sa signification traditionnelle en le liant à la défense des droits sociaux, et en affichant en même temps son soutien au référendum catalan ou à une nationalité ouverte aux étrangers vivant en Espagne. Ces références, efficaces pour convaincre à la fois certains anciens électeurs du PP (le parti populaire au pouvoir) et du PSOE (parti socialiste), donnent cependant de nouveaux motifs à ceux qui, issus des Indignés ou des gauches périphériques, dénoncent non seulement l’ « espagnolisme » mais aussi l’autoritarisme des leaders de Podemos.

Podemos entre démocratie participative et plébiscitaire

Le vocabulaire patriote était omniprésent dans le discours d’Iglesias le 31 janvier dernier à Madrid, lors d’une grande manifestation de soutien à Podemos à laquelle 200 000 personnes auraient participé. Organisée juste après la victoire de Syriza aux élections grecques, cette manifestation avait principalement pour objectif de conforter l’image médiatique d’une rupture politique en marche dans plusieurs pays du Sud de l’Europe. De nombreux représentants des marées sociales et des nouvelles candidatures municipalistes étaient invités et présents, comme Ada Colau (de la PAH et de Barcelona en comú), afin d’incarner leur « confluence » avec Podemos. Pourquoi, malgré les références populistes et la stratégie charismatique d’Iglesias, ces mouvements soutiennent-ils cette confluence ?

Né en janvier 2014, le mouvement Podemos s’est abreuvé selon le philosophe Juan Domingo Sánchez Estop à trois sources différentes : les Indignés, le parti politique Izquierda Anticapitalista (IA) proche du NPA français mais marqué par son passage par les Indignés, et la Tuerka – une chaîne de télévision privée animée par des universitaires de la Complutense de Madrid (dont est issu Pablo Iglesias) – [29]. La filiation indignée se repère au fonctionnement par assemblées locales (les « cercles Podemos »), peuplées d’anciens participants aux assemblées indignées et aux marées sociales. Sur décision de l’équipe dirigeante cependant, la participation réelle à ces cercles a été rendue équivalente, en termes de votes, à celle des « amis » virtuels de Podemos sur internet (352 800 à ce jour). Cette décision a court-circuité le pouvoir des cercles locaux et permis au modèle plébiscitaire d’organisation de Podemos, présenté par Iglesias aux élections internes de novembre 2014, de l’emporter contre une motion beaucoup plus démocratique menée par Pablo Echenique. Fort de ce succès, Pablo Iglesias a pu réviser le programme présenté aux Européennes et isoler les militants d’IA en interdisant la double appartenance militante (ce en quoi Podemos s’oppose au fonctionnement de Syriza comme coalition de partis). À rebours de la méfiance des assemblées envers les experts, il a alors confié le programme économique du mouvement aux économistes Juan Torres et Vicenç Navarro, qui ont présenté un projet de mesures néo-keynésiennes [30]. Bien préparé aux affrontements des plateaux télévisés par ses émissions sur la chaîne La Tuerka, Iglesias a enfin parié sur ses succès médiatiques pour continuer à gagner des points dans les sondages.

Ce modèle de démocratie plébiscitaire reste cependant en lutte dans l’organisation de Podemos avec le modèle plus participatif, dont les défenseurs sont loin d’avoir abandonné le navire. Les primaires du parti pour les prochaines élections régionales (convoquées entre fin mars et septembre 2015) l’ont manifesté récemment, avec la victoire de nombreux partisans de la motion démocratique défaite en novembre : Pablo Echenique, le leader de cette motion, a été élu secrétaire général de Podemos en Aragon avec 75% des voix ; Teresa Rodríguez, militante d’IA et autre tête visible de ce Podemos mis en minorité en novembre, a accédé au même poste pour l’Andalousie, une région décisive car il s’agit du bastion du PSOE ; en Navarre, Laura Pérez Ruano a elle aussi été élue sur une liste soutenue par Echenique ; à Madrid, le candidat soutenu par Iglesias a certes gagné, mais avec le score très serré de 49,8% des voix contre 44,4% pour son adversaire, dont tout une partie de la liste accède au « conseil citoyen » de la région. Parmi ces nouveaux « conseillers » de Podemos-Madrid, on compte des gens comme Carmen San José, une médecin très investie dans la marée blanche qui atteste par sa présence des continuités entre les mobilisations sociales des dernières années et le parti en cours de constitution [31]. Les victoires des tendances les plus fidèles à l’esprit initial des Indignés ont eu lieu lors de votes assez techniques : ces primaires régionales impliquaient soit de voter pour une liste en bloc, soit de débloquer la liste (comme c’est arrivé dans les votes madrilènes) et de choisir soi-même ses candidats entre plusieurs dizaines d’anonymes porteurs de projets précis pour leur région. En novembre dernier, le vote qui avait permis à la motion d’Iglesias de l’emporter haut la main était beaucoup plus simple : les électeurs devaient choisir entre deux motions opposées en bloc dont l’une était menée par Iglesias. L’alternance entre voie plébiscitaire et voie participative pourrait se mettre durablement en place dans les élections internes à Podemos, selon le type de consultation plus ou moins technique à laquelle sont appelés les adhérents au mouvement.

Une proche de Pablo Iglesias a récemment différencié un « Podemos qui gagne » d’un « Podemos qui proteste », une opposition très critiquée par ceux des adhérents au mouvement qui entendent continuer à protester tout en gagnant [32]. Comme l’ont manifesté les dernières élections internes à Podemos, ces derniers ne se réduisent pas à une minorité passive servant de caution « indignée » à Iglesias. Pour comprendre l’originalité de ce mouvement, il paraît nécessaire de prendre acte de cette tension persistante entre plusieurs pratiques et langages politiques : ceux d’une équipe dirigeante occupée par sa stratégie médiatique, et ceux des cercles locaux de démocratie participative dont le langage emprunte peu au lexique patriote et aux formes plébiscitaires. S’il faut reconnaître aux premiers leur contribution à l’ouverture inédite d’une fenêtre de possibles dans la politique espagnole et européenne, les seconds promettent semble-t-il une transformation plus profonde de la vie politique. Chevilles ouvrières des candidatures Podemos aux prochaines régionales, les activistes locaux sont aussi à l’initiative d’une multitude de listes participatives pour les municipales de mai 2015, hors de ce mouvement pour la plupart mais héritées comme lui des assemblées de quartier indignées et des marées sociales. L’originalité du panorama politique actuel en Espagne repose sur cette mobilisation continue et multiforme de démocrates radicaux, qui comme leurs ancêtres de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle défendent avant tout le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Dans le cas de Podemos comme dans celui de Syriza, la critique du système économique européen paraît fondamentale. Par ses pratiques cependant, le mouvement espagnol met plus profondément en cause un modèle de citoyenneté de très basse intensité participative, qui génère partout en Europe des frustrations politiques profondes.

par Jeanne Moisand, le 20 mars 2015

Pour citer cet article :

Jeanne Moisand, « Espagne : de l’indignation à l’organisation », La Vie des idées , 20 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Espagne-de-l-indignation-a-l-organisation

Nota bene :

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Notes

[1Un immense merci à Marc Casanovas pour son aide, ainsi qu’à Bernat Aviñoa, Andreu Coll, Florent Guénard, Marieke Louis et Ariel Suhamy pour leurs critiques et leurs conseils.

[5http://www.lamarea.com/2014/02/27/lara-hernandez-los-emigrantes-ya-tenemos-una-perspectiva-de-retorno-corto-plazo/
En 2012, 120 231 Espagnols vivaient en Allemagne et 206 589 en France, et en 2013 1,2 millions en Amérique dont 200 000 moins de 30 ans, qui choisissent en priorité l’Argentine et le Venezuela : Navarrete Moreno, Lorenzo (dir.), La Emigración de los jóvenes españoles en el contexto de la crisis. Análisis y datos de un fenómeno difícil de cuantificar, Madrid, Observatorio de la Juventud en España, 2014, pp. 39, 48 57. Le témoignage d’une émigrée activiste à Berlin.

[9Romanos, Eduardo, “Humor in the Streets : The Spanish Indignados”, Perspectives on Europe, 2013, 43:2, pp. 15-20.

[11Romanos, Eduardo, “Evictions, Petitions and Escraches : Contentious Housing in Austerity Spain”, Social Movement Studies, 2014, 13:2, p.296-302.

[15Oxfam évoque deux sources qui recensent pour l’une 600 000 familles concernées, et pour l’autre 350 000 procédures entamées, et 172 000 menées à bout depuis cette date. http://www.oxfamintermon.org/sites/default/files/documentos/files/cs-true-cost-austerity-inequality-spain-120913-es.pdf.

[2223 240 procédures d’exécution hypothécaire ont eu lieu au cours du dernier semestre 2014, dont 77% concernaient une résidence principale. http://economia.elpais.com/economia/2014/11/13/actualidad/1415880017_059766.html.

[28Ernesto Laclau, La raison populiste, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, collection «  L’ordre philosophique  », 2008  ; et son compte rendu sur ce site : http://www.laviedesidees.fr/Vous-avez-dit-populisme.html

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