La crise politique et économique appelle un nouveau cadre analytique. Mêlant sciences sociales et fiction, le projet “Émergence de la Majorité Invisible” explore les effets des changements à long terme de la politique économique sur les “invisibles”.
“Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles,
Des aveugles qui voient,
Des aveugles qui, voyant, ne voient pas.”
(Saramago, Aveuglement, 2000).
Le projet Rising Invisible Majority a débuté de manière informelle en 2013 comme une réflexion sur la transformation de la société italienne. Ce travail est né de la rencontre de deux perspectives intellectuelles différentes que nous avons développées séparément dans le cadre de nos recherches universitaires. La première concerne l’économie politique internationale et la précarisation, la seconde les institutions de l’État providence et le changement social. Notre point de départ est d’aller au-delà des analyses sur la précarisation et les inégalités, et d’étudier les forces sociales qui contribuent à la transformation de structures institutionnelles obsolètes et à l’élaboration des politiques gouvernementales. Les commentaires recueillis lors des différentes présentations de notre livre, La Maggioranza Invisibile (Ferragina & Arrigoni 2014) – dans les permanences politiques, réunions syndicales, universités, bibliothèques, théâtres, pubs, associations et squats occupés – nous ont encouragés à élaborer une évaluation de l’expérience italienne et à la comparer avec ses homologues européens (Ferragina et al., à paraître).
Nous associons ainsi les sciences sociales à la fiction en utilisant l’imagerie dystopique de Saramago, celle d’une nation dont tous les citoyens sont aveugles. La métaphore nous permet de décrire comment les changements de l’économie politique sur le long terme peuvent rendre une grande partie de la population invisible. Une majorité émergente et invisible aux yeux des partis politiques traditionnels, mais aussi majorité émergente et invisible car incapable de faire valoir ses intérêts en termes de redistribution et de changement politique.
Une période de bouleversements politiques et économiques exige l’élaboration d’un nouveau cadre analytique. Celui de notre étude pose les questions suivantes : comment la transformation de l’économie politique internationale contribue-t-elle à faire évoluer la composition de la société ? Ce changement social peut-il, à son tour, avoir un effet sur le contexte de l’économie politique internationale ?
L’économie politique internationale et l’évolution de la composition sociale
Historiquement, le capitalisme a traversé différentes phases : la phase libérale de la fin du XIXe siècle a été suivie d’une période fordiste pendant une grande partie du XXe siècle [1] puis, après la crise des années 1970 d’une phase néolibérale. Chacune d’elle a été marquée par différentes stratégies d’accumulation du capital (Aglietta, 1979 ; Boyer, 1990). Ces stratégies - régulées par la transformation des formes institutionnelles existantes - redéfinissent la composition de la société à chaque phase. L’orientation des dynamiques institutionnelles influence le statut professionnel, le salaire et le revenu des ménages, puisque chaque nouvelle stratégie d’accumulation modifie la relation entre le capital et le travail. Cela affecte, à son tour, l’intensité et les modalités de la participation politique et sociale. Par conséquent, nous pouvons retracer les interconnexions entre l’économie politique et le changement de la composition sociale à travers les différentes phases du capitalisme et en considérant les rôles joués par différents facteurs de médiation (voir figure 1).
L’émergence de la majorité invisible
Le concept de la majorité invisible décrit comment la transition de la phase fordiste à la phase néolibérale du capitalisme conduit à une transformation similaire - bien qu’à des rythmes différents - de la composition sociale à travers l’Europe. Ce concept comprend trois dimensions : matérielle, sociale et dynamique.
La dimension matérielle rend compte du chômage croissant, de la précarisation du marché du travail et de la pauvreté, dont les tendances sont associées de manière similaire à la transformation du contexte de l’économie politique. Les tendances générales de quatre décennies de croissance économique, de niveau des salaires et de participation à la vie active montrent que la compression des salaires et la stagnation des revenus sont devenues courantes en Europe. Nous situons le point de départ de ces tendances au moment où de nouvelles dynamiques institutionnelles, productives et démographiques se sont développées. En outre, certaines caractéristiques sociodémographiques, telles que le sexe, l’éducation, la citoyenneté, l’âge, semblent jouer un rôle considérable dans la probabilité de rejoindre la majorité invisible. La crise de 2008 a accentué ces tendances, le chômage ayant commencé à augmenter parallèlement à la montée des formes d’emploi atypique et au maintien de la stagnation des salaires. Les confinements liés à la Covid-19 pourraient encore influencer ces dynamiques, bien qu’on ne puisse encore que spéculer sur ces effets (pour une discussion, Ferragina and Zola 2020 ; Ferragina et al. 2021).
La dimension sociale suggère que la participation sociale et politique de segments croissants de la population est affectée négativement par leurs conditions matérielles défavorables (Ferragina 2012). La détérioration des conditions de travail et la compression des revenus réduisent les possibilités des individus de participer à la vie sociale et d’appartenir à des groupes secondaires. En outre, les syndicats et les partis politiques traditionnels, en particulier ceux qui avaient rassemblé les classes inférieures pendant le fordisme, n’ont pas été en mesure de comprendre ou d’organiser les besoins et les intérêts des invisibles.
La dimension dynamique suit les évolutions d’économie politique et institutionnelle sur le long terme, et suggère que les tendances continues mises en évidence par la dimension matérielle auront un impact sur la majorité de la population. À moins que les mécanismes de régulation néolibéraux ne soient ralentis ou inversés, nous pouvons donc supposer que la croissance du nombre d’invisibles deviendra une nouvelle constante pour les sociétés européennes.
Le contexte de l’économie politique
La crise du fordisme a commencé au milieu des années 1960 avec le déclin progressif de la rentabilité du capital (Dumenil & Levy 2004) [2]. Cette stagnation économique et l’inflation croissante des années 1970 ont remis en question l’approche keynésienne de la macroéconomie et ont rendu le monétarisme très influent. Dans un contexte caractérisé par l’accroissement de la mobilité du capital et des innovations dans les technologies financières et de la communication, la finance est devenue le moteur central de l’accumulation capitaliste (Boyer 2000). La croissance des marchés financiers a attiré des capitaux investis auparavant dans le secteur industriel, ce qui a accéléré la désindustrialisation des pays occidentaux et stimulé l’économie des services. Au cours de cette période, la « révolution néolibérale » a fait ses premiers pas au Chili sous le régime de Pinochet, puis s’est généralisée avec les politiques de Thatcher au Royaume-Uni et de Reagan aux États-Unis, offrant alors un modèle pour l’affirmation mondiale des mesures néolibérales. Des organisations internationales comme le FMI et la Banque mondiale ont renforcé ce processus (voir Willamson 1990). Ainsi, le paradigme néolibéral a progressivement influencé l’élaboration des politiques dans le monde entier, favorisant le monétarisme, le libre-échange, la déréglementation, la privatisation, la taxation régressive, l’austérité et, plus important pour nous, la flexibilisation du marché du travail et le retrait de l’État-providence (Harvey 2005).
L’intégration européenne a été fortement marquée par le passage de la phase fordiste à la phase néolibérale du capitalisme. L’incertitude des taux de change intra-européens – suite à la disparition du cadre monétaire de Bretton Woods – a contribué au processus d’intégration monétaire européenne. Cette dernière a favorisé la stratégie économique d’exportation allemande, qui est devenue un modèle pour l’ensemble du continent et a favorisé la concurrence des coûts de main-d’œuvre entre partenaires européens. Cela a conduit à l’avènement d’un « jeu d’austérité compétitive » où chaque pays tente d’accroître sa productivité et d’augmenter ses exportations de biens et de services tout en limitant les augmentations de salaire et en réduisant les prestations sociales (Cafruny & Ryner 2007).
Les transformations institutionnelles comme facteurs de médiation
Tout au long de l’ère fordiste, la productivité croissante du secteur industriel a garanti des augmentations de salaire constantes pour la classe ouvrière, et a constitué un important mécanisme de redistribution ; cette productivité croissante a favorisé la consommation de masse et la croissance économique. Elle a également créé les conditions permettant aux syndicats et aux partis de gauche d’organiser collectivement la classe ouvrière : des salaires plus élevés pouvaient être négociés et une meilleure protection sociale pouvait être obtenue grâce à l’extension de l’État-providence. Durant cette phase néolibérale, le secteur des services est devenu un employeur de masse. Celui-ci ne garantit pas cependant les mêmes augmentations de productivité que le secteur industriel (Baumol 1967). Ainsi, seule une minorité de travailleurs est en mesure de profiter des augmentations de productivité, tandis qu’un nombre croissant de travailleurs se voit piégé dans des schémas de faible productivité en occupant des emplois à forte intensité de main-d’œuvre plutôt que de capital. Cette situation affecte particulièrement les femmes, les personnes peu instruites, les non-citoyens et les jeunes qui sont plus susceptibles de supporter les coûts des transformations du marché du travail et de l’État-providence.
En outre, le taux de syndicalisation des salariés dans des emplois atypiques (c’est-à-dire les emplois sortant du cadre du CDI à temps plein) à bas salaires dans le secteur tertiaire et chez les primo-entrants sur le marché du travail est inférieur à celui des travailleurs permanents et du secteur industriel. Pour cette raison, les syndicats se sont souvent concentrés sur la protection de leurs membres tandis que ces derniers sont de moins en moins nombreux. Dans le même temps, le programme social-démocrate a évolué. Jusqu’alors apanage des partis de droite, la mise en œuvre des réformes néolibérales est progressivement devenue une de ses caractéristiques. Le mantra néolibéral selon lequel la rigidité structurelle des dispositions du marché du travail hérité du fordisme a conduit à une augmentation du chômage de longue durée s’est généralisé. Avec la dynamique structurelle liée à l’intégration monétaire européenne, ces mutations ont favorisé la déréglementation et la flexibilisation des marchés du travail.
La nature imparfaite de la zone monétaire commune (De Grauwe 2009 ; Hancké 2013) a renforcé ces dynamiques du marché du travail en Europe. Une zone monétaire optimale (ZMO) peut théoriquement faire face aux chocs grâce à des politiques fiscales coordonnées, à la mobilité de la main-d’œuvre et à la flexibilité des prix (Mundell 1961). Cependant, alors que les politiques fiscales de redistribution peinent à se développer, les accords transnationaux restreignent les budgets nationaux et limitent la possibilité de mettre en œuvre des politiques macroéconomiques anticycliques. De plus, la mobilité de la main-d’œuvre en Europe est restée faible par rapport aux États-Unis en raison de barrières culturelles et législatives (Recchi 2015). La flexibilité des prix est donc devenue la stratégie d’économie politique dominante pour absorber les chocs au sein de la ZMO et pour être compétitif sur le marché international. La concurrence sur la flexibilité des prix a contribué à la création de formes d’emploi précaires, de salaires modérés et a renforcé le jeu d’austérité concurrentiel européen. Les pays de l’UE se sont engagés dans une politique de l’offre dans l’espoir qu’une augmentation des exportations compenserait la baisse des niveaux de consommation. Cela a incité à un nivellement par le bas, qui a encore plus favorisé la minorité travaillant dans les secteurs à forte productivité et a pénalisé ceux employés à bas salaire dans le secteur des services.
L’idée que la déréglementation du marché du travail était une solution miracle pour réduire le chômage a contribué à la prolifération des contrats à temps partiel et temporaires, et a été en partie responsable de la réduction de la protection sociale offerte par les contrats à durée indéterminée. Dans ce contexte, la plupart des États-providence européens ont réduit la protection contre le chômage, plutôt que de la réajuster pour répondre à l’augmentation des besoins. Les mesures d’austérité mises en œuvre après la crise de 2008 ont encore limité les dépenses sociales dans la plupart des pays européens. En conséquence, l’État-providence, avec l’affaiblissement de sa capacité à corriger les effets du marché, semble être moins orienté vers la protection sociale des classes inférieures et davantage vers la satisfaction des besoins des employeurs dans un environnement économique international compétitif (Jessop 1993).
Le cas italien
L’Italie constitue un cas pertinent pour notre analyse car le pays a suivi une dynamique politique, économique et sociale similaire à la plupart des autres pays développés, tout en restant périphérique à celles-ci. Soumise à la transition du fordisme au néolibéralisme menée sous l’impulsion des États-Unis, et bien qu’elle soit un membre fondateur de la Communauté européenne, elle a suivi le processus d’intégration européenne plutôt que d’en être un des moteurs. La position périphérique de l’Italie offre par ailleurs un point de vue privilégié pour observer comment les changements et les pressions provenant du contexte de l’économie politique internationale ont influencé les transformations du marché du travail ainsi que de l’État-providence et ont contribué à leur tour à redéfinir la composition de la société.
Le contexte de l’économie politique italienne
Au début des années 1970, l’Italie a subi les changements économiques de fond concomitants à la crise du fordisme. Les ajustements politiques inhérents aux relations entre le parti communiste et le parti de la démocratie chrétienne – réorientées à la suite des retombées économiques et sociales du coup d’État chilien de 1973, et qui ont finalement abouti au « compromesso storico » ont été intenses (Ginsborg 2003). Ces changements ont amené les syndicats à changer de cap. S’ils adhéraient en 1975 à un système d’indexation automatique des salaires sur l’inflation par une révision de la Scala Mobile, législation qui favorisait la classe ouvrière, ils acceptaient à peine trois ans plus tard les mesures gouvernementales qui visaient à réduire le coût du travail et à stimuler la compétitivité ; volte-face aussi connue sous le nom de « svolta dell’EUR ».
Dans les années 1980, la situation de la classe ouvrière s’est encore détériorée. Le parti socialiste, dirigé par Craxi a rompu ses relations avec le parti communiste et a forgé une coalition avec les démocrates-chrétiens ; pendant près d’une décennie, le terrain a été préparé pour un changement d’époque. En 1984, une révision restrictive de la « Scala Mobile » visant à réduire l’inflation a été introduite. Plus important encore, une gouvernance clientéliste s’est développée, soutenue par l’utilisation indiscriminée des dépenses publiques, ce qui a augmenté la dette du pays de façon spectaculaire ; celle-ci a également été stimulée par l’augmentation rapide des taux d’intérêt (le ratio dette/PIB est passé de 54% en 1980 à 117% en 1994). Dans ce contexte, les idées néolibérales ont gagné du terrain parmi les élites technocratiques, à la tête de la Banque d’Italie et du Trésor, et sont devenues le cadre intellectuel de référence des décideurs politiques menant les réformes.
Les réformes néolibérales du début des années 1990 procèdent de facteurs internationaux et internes : le récit de la guerre froide, l’accélération du processus d’intégration à l’UE et la dynamique du système politique italien. Au cours de cette période, des changements politiques, économiques et institutionnels rapides ont bouleversé l’ordre précédent. Mais le moment décisif pour l’émergence de la majorité invisible a lieu au cours de l’année 1992, lorsque se sont mis en route de profonds changements au niveau institutionnel et économique.
La fin de la guerre froide, ainsi que la série d’enquêtes judiciaires de l’opération « Mani Pulite », ont contribué à la disparition du système politique d’après-guerre. Le parti communiste est devenu une force sociale-démocrate de la « troisième voie », cédant finalement la place au parti démocratique (PD) ; les partis chrétien-démocrate et socialiste ont sombré dans une crise irréversible après la révélation d’une corruption généralisée. Ces changements ont conduit à la formation de deux coalitions fourre-tout de centre-gauche/droite qui ont pris le contrôle du paysage politique jusqu’aux élections de 2013.
Une série de lois a été promulguée tout au long de l’année 1992. En février, la « loi Carli » a établi une plus grande indépendance de la banque centrale vis-à-vis du Trésor. En juillet, le gouvernement Amato a approuvé un programme draconien de réduction des dépenses publiques ; la « Scala Mobile » a alors été abolie, mettant fin à l’ajustement automatique des salaires à la variation du coût de la vie. En août, le gouvernement a lancé une première phase de privatisations à grande échelle. En septembre, une série d’attaques spéculatives contre la lire italienne a montré le poids croissant des marchés sur les décisions gouvernementales.
En outre, le processus d’intégration monétaire a créé des pressions structurelles à la baisse sur les marchés du travail par la dynamique de la ZMO imparfaite, le jeu d’austérité concurrentielle (‘competitive austerity’), l’articulation d’une stratégie européenne pour l’emploi et l’accent mis sur la réduction de la législation de protection de l’emploi. Les critères de Maastricht (1992), le pacte de stabilité et de croissance (1998 et révisé en 2005 et 2011) et le pacte fiscal (2012) ont fonctionné comme des contraintes budgétaires pour limiter les dépenses de l’État-providence.
Les coalitions italiennes de centre-gauche et de centre-droit ont exploité la popularité du projet européen auprès des citoyens italiens pour masquer les coûts politiques de la libéralisation et surmonter la résistance intérieure au changement institutionnel. Les gouvernements successifs ont proposé un ensemble de réformes congruentes, chacune devant faire partie de ce qui est devenu un récit récurrent ; ces réformes ont été bâties sur un cadre de pensée qui prévaut encore parmi les élites européennes. Les coalitions gouvernementales n’étaient pas seulement contraintes par ces mécanismes, mais travaillaient en accord avec eux, et ont exploité les pressions européennes pour justifier la mise en œuvre de réformes impopulaires du marché du travail et de l’État-providence.
Réformes du marché du travail et de l’aide sociale
La première vague de réformes structurelles du marché du travail a débuté avec le « paquet Treu » en 1997 et la « loi Biagi » en 2003. Ces interventions législatives ont multiplié les typologies d’emplois atypiques et créé un labyrinthe contractuel pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Tous les gouvernements ont suivi le mantra néolibéral selon lequel la réduction de la protection offerte par les contrats à durée indéterminée simplifierait l’accès des chômeurs et des inactifs (en particulier les femmes) au marché du travail. Ce processus s’est poursuivi pendant la récente crise économique avec le « Collegato Lavoro » en 2010, la « réforme Fornero » en 2012, la « Loi 99 » en 2013, le « décret Poletti » en 2014 et le ‘Jobs Act’ en 2015. Ces réformes ont introduit des règles plus strictes pour contrer le recours illégal aux contrats atypiques, ont augmenté leur portée et leur durée et ont défini un nouveau contrat à durée indéterminée dans le secteur privé. Cette nouvelle typologie contractuelle n’a pas remplacé l’éventail de formes d’emploi atypiques, mais a servi à diminuer les droits des travailleurs qui auraient, autrement, été employés et protégés par les garanties sociales des contrats de travail à durée indéterminée. L’Italie a flexibilisé son marché du travail en faisant peser le coût des transformations de l’économie politique sur les épaules des nouveaux arrivants. Après deux décennies de réformes continues, elle a réduit les droits de tous les travailleurs employés dans le secteur privé.
Les changements apportés à la législation du marché du travail ont non seulement eu un impact sur l’emploi, mais ont également contribué à la compression des salaires. Les syndicats ont joué un rôle important en participant activement aux accords tripartites, tels que la fin de la « Scala Mobile », les « accords de Giugni » (1993) et d’autres pactes sociaux en 1996, 1998 et 2002. Ces accords ont conduit à l’adoption de mesures anti-inflationnistes et à une révision des mécanismes de négociation salariale ; en effet, ils ont intensifié la tendance à la baisse des salaires débutée à la fin des années 1970.
L’absence d’une protection sociale de base adéquate - dont témoigne l’absence de mesures universelles d’aide au revenu et d’un revenu minimum national garanti – a amplifié les conséquences socio-économiques de la flexibilisation du marché du travail. Le système d’État-providence italien a laissé les travailleurs atypiques dans l’incapacité de bénéficier de la protection sociale établie pendant le fordisme ; ce n’est que récemment que de légères corrections ont été apportées (avec le « Reddito di Cittadinanza »). L’Italie a également un système d’État-providence fragmenté et corporatiste, caractérisé par le clientélisme et par un mélange collusoire entre prestataires publics et privés. Les gouvernements qui se sont succédé au cours des deux dernières décennies ont réduit davantage les droits sociaux et ont suivi l’impératif néolibéral de contrôler les dépenses publiques, au lieu de restructurer l’État-providence dans une direction universelle pour qu’il serve d’assurance contre les nouveaux risques sociaux pour la population la plus vulnérable.
La majorité invisible en Italie
Une transformation spectaculaire du marché italien a eu lieu après 1992. Le chômage est passé de 8,6% en 1983 à 12,3% en 1998 ; il a ensuite fortement diminué pour atteindre 6,2% en 2007. Cette baisse du chômage a coïncidé avec une flexibilisation croissante de la législation relative au marché du travail. Le « paquet Treu » (1997) et la « réforme Biagi » (2003) ont encouragé les contrats à temps partiel et temporaires. Le chômage a de nouveau augmenté en 2018 pour atteindre 10,8%, mais le nombre de travailleurs atypiques a augmenté à un rythme plus élevé. La population active italienne comprenait un niveau record de travailleurs à temps partiel (18,4%) et de travailleurs temporaires (17,1%) ; il s’agit d’une forte augmentation par rapport à 1996 où ses proportions étaient respectivement 6,5% et 7,4%. La part globale de chômeurs et de salariés avec des emplois atypiques dans la population active est restée quasiment stable entre 1983 et 1991, puis a augmenté considérablement au début des années 2000 et est montée en flèche en 2018. Les données de l’enquête sociale européenne suggèrent qu’en Italie, les « invisibles » représentaient 38,3 % de la population en âge de travailler en 2002 ; ce pourcentage est passé à 46,7 % en 2016 : une quasi-majorité.
La probabilité de faire partie des « invisibles » varie considérablement en fonction des caractéristiques sociodémographiques. Les femmes sont plus susceptibles d’être invisibles que les hommes, et ce clivage entre les sexes augmente davantage avec le niveau d’éducation. L’âge fait également une différence considérable : les personnes âgées de 35 à 64 ans sont en meilleure position que les cohortes plus jeunes. Lorsque l’on compare les ressortissants italiens aux migrants, la différence de probabilité d’être invisible augmente avec le niveau d’éducation. Enfin, ceux qui vivent dans le Sud de l’Italie ont une probabilité beaucoup plus élevée d’être invisibles que ceux qui vivent ailleurs dans le pays.
Les invisibles ont tendance à participer moins aux élections politiques et à être moins syndiqués. Ils ont moins confiance que le reste de la population dans la capacité du système politique à permettre la participation à la vie politique, et sont moins enclins à exprimer leur opinion sur les décisions gouvernementales. En outre, ils ont moins tendance que le reste de la population à faire confiance aux institutions qui réglementent la vie sociale, y compris le parlement et les partis politiques ; ils font moins confiance au système politique dans son ensemble.
Les invisibles participent moins à la vie politique, mais lorsqu’ils y participent, ils adhèrent surtout aux options politiques perçues comme défiant les partis « traditionnels ». On observe une déconnexion entre les partis traditionnels de centre-gauche et les invisibles (voir Piketty, 2018). Plus qu’au soutien d’un parti politique spécifique, la majorité invisible semble contribuer à la volatilité politique. Celle des élections italiennes a atteint son niveau le plus élevé lors des élections générales de 1994, les premières qui se sont tenues après 1992 ; la volatilité totale (c’est-à-dire le nombre de personnes ayant voté pour un parti différent par rapport aux élections précédentes) était de 39,4 %. Les deuxième et troisième pics les plus élevés ont été enregistrés en 2013 (36,7%) et 2018 (26,7%).
En 2013, les partis de centre-gauche et de centre-droit qui avaient dominé les coalitions gouvernementales lors des élections d’après 1992 étaient en net recul. Partito Democratico et Popolo delle Libertà (PDL/Forza Italia), qui avaient recueilli 70,6% des voix en 2008, sont passés à 32,8 % des voix en 2018 (soit une perte de 15 millions de voix en dix ans). De plus, en 2018, Partito Democratico pourrait être considéré comme un parti d’ « initiés » (insiders), ne recueillant que 14% des préférences des travailleurs précaires et 8% des chômeurs (alors que le parti a recueilli 18,7% des voix de la population totale).
L’importance croissante de « nouveaux » partis dans le paysage politique apparaît comme le corollaire du déclin des partis traditionnels. Lors des élections italiennes de 2013, le Mouvement 5 étoiles (5SM) a obtenu 25,5% des voix ; il est le premier choix parmi les chômeurs (34,8%) et les travailleurs atypiques (52,6%). Lors de la campagne électorale de 2018, le 5SM – qui proposait un soutien universel au revenu – a obtenu 32,7% des voix et de bons résultats dans les zones à fort taux de chômage ainsi que dans le Sud, où il a obtenu 43,4 % des voix. La Lega (Ligue du Nord jusqu’en 2017) – qui a transformé sa rhétorique anti-italienne du Sud en une politique anti-immigration – a connu une augmentation spectaculaire de sa part de vote, passant de 4,1 % en 2013 à 17,4 % en 2018. Ensemble, le 5SM et la Lega ont obtenu 58 % du vote des travailleurs atypiques et 66 % des chômeurs, éclipsant la part des partis traditionnels (Partito Democratico et Forza Italia) qui n’ont obtenu que 25 % des voix des travailleurs atypiques et 18 % des chômeurs.
Pour résumer, les invisibles semblent afficher un faible niveau de participation aux activités traditionnelles qui régissent la vie sociale et politique. Cependant, leur comportement électoral qui consiste à mettre à l’écart les partis traditionnels est un facteur majeur de déstabilisation du système politique. Cette volatilité électorale croissante apporte un soutien empirique à notre réflexion sur les effets de rétroaction.
Des effets de rétroaction ?
L’expansion continue des mécanismes du marché, conséquence de la transition de la phase fordiste à la phase néolibérale du capitalisme, a créé de nouvelles formes d’instabilité politique et a montré qu’une transformation de la composition sociale peut influencer à son tour le contexte de l’économie politique.
La transformation de la composition sociale peut produire des effets rétroactifs sur l’économie politique, mais l’avènement d’un contre-mouvement (Polanyi 2001) [3] nécessiterait une volonté politique. Une part croissante des invisibles semble voter significativement moins pour les partis traditionnels que le reste de la population. Par conséquent, une augmentation constante des invisibles en pourcentage de la population totale pourrait délégitimer les forces politiques qui ont gouverné jusqu’à présent pendant la phase néolibérale. Les partis traditionnels se retrouvent pris entre le marteau et l’enclume : soit ils continuent à développer les mécanismes du marché, mais ce faisant ils contribuent à appauvrir la majorité invisible croissante et donc à aggraver sa défiance à l’égard du système, soit les partis « traditionnels » optent pour des mesures de protection régulant les mécanismes d’ajustement du marché, ce qui, dans un contexte international néolibéral, mettrait en péril la position du pays. Dans le même temps, certaines forces politiques et mouvements sociaux ont profité de la montée des invisibles (comme en Italie le Mouvement 5 étoiles et la Lega). Ces derniers sont néanmoins confrontés à la tâche difficile de fédérer de plus larges couches de la population, d’élaborer des projets politiques à moyen et long terme et d’aborder les mécanismes de la gouvernance néolibérale qui conduisent à la montée de la majorité invisible.
Conclusion
Le concept de majorité invisible nous aide à retracer une transformation sociale importante en Italie et en Europe tout au long de la phase néolibérale du capitalisme, ainsi qu’à identifier les forces sociétales pouvant alimenter le changement politique et social (pour plus de détails sur l’application de notre cadre d’analyse au reste de l’Europe, voir Ferragina et al. 2020). Plus précisément, il nous permet d’établir deux constats : une partie de la population – voire une majorité – est matériellement et socialement marginalisée par les mécanismes de régulation de la phase néolibérale du capitalisme ; cette transformation sociétale globale ouvre un espace important pour des effets rétroactifs voire des contre-mouvements. Ces réactions sociétales pourraient, à long terme, modifier le contexte d’économie politique, et donc bouleverser l’ordre économique et politique actuel.
Les auteurs remercient Sofia Cerdá et Andreana Khristova pour la traduction de l’article à partir de la version anglaise. Ce projet a bénéficié du soutien apporté par l’ANR et l’État au titre du programme d’investissements d’avenir dans le cadre du LABEXLIEPP (ANR-11-LABX-0091,ANR-11-IDEX-0005-02) et de l’IdEx Université de Paris (ANR-18-IDEX-0001).”
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Pour citer cet article :
Alessandro Arrigoni & Emanuele Ferragina, « L’émergence de la Majorité invisible. Fiction et sciences sociales »,
La Vie des idées
, 1er mars 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-emergence-de-la-Majorite-invisible
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[1] Gramsci (1971) utilise le terme de fordisme pour décrire les effets sociétaux plus larges du système de production (et de sa productivité accrue) introduit par Henry Ford.
[2] « La rentabilité du capital est un indicateur de la profitabilité du capital. Elle rapporte la masse des bénéfices réalisés pendant une période donnée, un an, à la somme totale des fonds investis » (Dumenil & Levy, 2004, p. 22).
[3] Selon Polanyi (2001) une libéralisation et une marchandisation excessives de la vie sociale conduisent à des contre-mouvements sociétaux remettant en cause le statu quo politique de l’époque.