Quelles sont les conséquences économiques des conversions dans la Rome de la première modernité ? Le destin d’une famille juive de l’élite éclaire la question des conversions au catholicisme, et les changements de statut social consécutifs le baptême.
À travers son examen des vies de Salamone et Lazzaro Corcos, banquiers sépharades baptisés – devenus Ugo et Gregorio Boncompagni –, et de l’ensemble de leur famille, incluant fils, neveux, nièces et petits-enfants, Isabelle Poutrin propose un éclairage original et novateur sur les conversions volontaires autant que forcées, en explorant leurs répercussions économiques, entre poursuite de certains avantages et inconvénients familiaux.
Le livre d’Isabelle Poutrin reconstitue la richesse de la société baroque romaine et offre un tableau vivace et nuancé de son tissu social complexe. L’autrice redonne vie, avec maîtrise, à un ensemble très divers de personnages, non seulement en restituant leurs parcours individuels mais aussi les forces socio-politiques autant que religieuses s’exerçant sur leur expérience quotidienne.
Le métier de l’historienne
Comme le précise l’autrice, la recherche archivistique prend du temps – des années parfois, et même des décennies. Aussi bien rédigées en latin qu’en italien, les sources juridiques qu’elle analyse sont tout sauf faciles à lire, interpréter et sélectionner, tout particulièrement au regard des longs procès, souvent étirés sur plusieurs années, voire sur plusieurs générations, au cours desquels papes, juges, notaires et justiciables vont et viennent (voire disparaissent des registres).
La documentation très riche et complexe issue du tribunal de la Rote romaine et des notaires romains – aux côtés de nombreuses autres sources consultées par Isabelle Poutrin pendant cinq ans de préparation – permet de saisir les relations parfois difficiles à démêler entre des convertis, leurs parents juifs, d’anciens membres de leur communauté, et, plus largement, la société catholique romaine. Cette documentation reflète des différends au long cours, des affaires de propriété et d’argent qui révèlent les subtils réseaux de relations au sein de ces groupes. Adoptant une approche micro-historique, Isabelle Poutrin situe les intrigues relatives à une même famille au cœur du paysage coloré de la Rome des papes. Elle donne vie à un décor riche en détails : les églises solennelles, la basilique Saint-Pierre, le château Saint-Ange, l’oratoire de la Vallicella, la maison des Catéchumènes où les convertis reçoivent une instruction catholique, tout autant que l’animation des rues, des places, des rives du Tibre, et les résidences nobles du quartier de Parione – tous ces lieux jouxtant les limites suspectes et néanmoins perméables du ghetto juif.
Les chemins pluriels de la conversion
Les onze chapitres du livre établissent la chronique des différentes vagues de conversions au sein de la famille Corcos. Le récit s’ouvre in medias res par un différend au sujet d’un pari entre Elia di Salomone Corcos et le Génois Cesare Zattera, ce qui plante le décor du volume. Comme le souligne l’autrice, et comme d’autres travaux sur la pratique du jeu dans la Rome de la première modernité le confirment, les Romains sont passionnés de paris toutes sortes de sujets – et plus particulièrement quant aux élections pontificales et à la création des nouveaux cardinaux. En dépit des sévères restrictions de la bulle pontificale Cum nimis absurdum (1555) – qui interdit aux juifs de discuter ou d’interagir avec les chrétiens et met en œuvre une ségrégation spatiale stricte au sein du ghetto – les juifs parviennent toujours à prendre les paris dans le quartier de Banchi, situé entre le ghetto et la basilique Saint-Pierre.
Elia Corcos n’est pas une figure ordinaire. Ce riche banquier sépharade aux relations puissantes parmi les inquisiteurs et les cardinaux montre un goût prononcé pour les paris à enjeux élevés, allant jusqu’à miser sa propre conversion potentielle. C’est ainsi qu’il devient chrétien en 1566, résultat d’un pari audacieux avec le cardinal Michele Ghislieri. Corcos promet qu’il se convertirait au Christianisme si jamais Ghislieri accédait au Saint-Siège, affirmant : « Je me ferai chrétien quand je vous verrai pape ». Ghislieri est élu contre toute attente, par le conclave de janvier 1566, sous le nom de Pie V, et Corcos honore son pari, se faisant baptiser sous le nom de Michele Ghislieri en juin de la même année.
Après une cérémonie solennelle de baptême célébrée par le pape lui-même, Elia – premier « converti-trophée » de la famille Corcos – est accueilli au sein de la famille du pape, la citoyenneté romaine lui est accordée, ainsi que de nombreux privilèges, y compris un titre de chevalier pour ses enfants et lui-même, en sus de nombreux bénéfices précédemment établis par la bulle Cupientes Judaeos (1542). À travers le destin de la famille Corcos, Poutrin dissipe « un préjugé tenace » qui consiste à « considérer que les pauvres changent de religion pour des raisons matérielles, tandis que les individus les plus fortunés ou éduqués sont attirés par des motifs spirituels, moraux ou même politiques, évidemment plus nobles (p. 55). Situant son propos au-delà des portraits idéalisés de convertis comme des âmes pieuses éclairées par la foi catholique, l’autrice insiste plutôt sur les privilèges concrets associés au baptême, et examine les efforts des convertis pour maintenir un équilibre entre leurs relations avec leurs familles d’origines tout en prenant leurs distances avec la « tache juive » marquant leur identité.
La communauté juive est l’objet d’efforts constants de la part de Philippe Néri et de la congrégation de l’Oratoire qu’il fonde en 1551, selon une méthode douce et persuasive. Plus tard, sous Grégoire XIII, les sermons visant la communauté juive se font plus stricts, adoptant une tonalité obligatoire. L’environnement romain se caractérise ainsi par une influence persistante exercée sur les juifs. S’y ajoute l’action des récents convertis, qui servent la propagande pontificale en encourageant les autres à suivre leur chemin, intensifiant ce contexte de persuasion. Ce mélange d’engagement missionnaire, de prédication obligatoire, et de pression de la part des nouveaux convertis, finit par aboutir à la conversion de nouveaux membres de la famille Corcos, progressivement poussés par la conjugaison de forces sociales et spirituelles.
Des événements externes, comme l’épidémie de typhus de 1591, ont participé à accélérer le rapt et la conversion d’enfants sous la contrainte et dans la violence. Orphelins de père, les quatre neveux d’Ugo Boncompagni sont enlevés de leur foyer en 1592 et baptisés contre leur gré et celui de leur mère, Gemma, elle-même baptisée par la suite. Un autre cas notable d’enlèvement et de baptême forcé d’enfants invitus parentibus (« contre la volonté des parents ») est celui de Devorà Corcos. Le traitement de cette question est l’une des contributions significatives du livre d’Isabelle Poutrin.
Mères et filles, sœurs, nièces
Bien que le livre ne prétende pas constituer « une étude sur l’expérience subjective de la conversion religieuse » (p. 53) en raison des informations limitées sur les perspectives personnelles dans les archives, Isabelle Poutrin parvient cependant à restituer le paysage émotionnel de celles et ceux poussés à la conversion, en particulier celui des mères qui se voient arracher leurs enfants pour qu’ils soient baptisés : la peur, le conflit intérieur, l’anxiété, le désespoir, la douleur, mais aussi les sentiments de résistance.
Nul doute que Devorà, fille d’Ugo et sœur de Gregorio Boncompagni, en est l’objet lorsqu’en 1604 elle est emmenée avec ses quatre enfants à la maison des Catéchumènes. Après une tentative désespérée et vaine de sauver ne serait-ce que son benjamin du baptême, elle finit par renoncer à la conversion qui lui aurait permis de suivre ses enfants. Une méticuleuse recherche archivistique permet à Isabelle Poutrin d’identifier cette femme à la poétesse réputée Deborah Ascarelli, probablement la première femme juive à voir son œuvre publiée.
Au contraire de Devorà, beaucoup d’autres femmes de la famille n’ont pas les moyens ou les soutiens pour résister. Certaines capitulent par désespoir, ou en raison des difficultés financières. Manquant des leviers sociaux ou économiques dont peuvent disposer les hommes, les femmes sont souvent visées par les décisions de leur parents masculins et des autorités, et maintenues sous leur contrôle, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux mécanismes de contrainte et de manipulation. Le livre souligne combien les femmes, prises en tenaille entre les néophytes et leurs parents juifs, se trouvent fréquemment au centre de conflits relatifs aux dots, aux héritages et aux droits de garde sur les enfants. De ces différends découle une immense pression pour les femmes, considérées comme cruciales pour garantir le lien entre les actifs familiaux et la perpétuation du lignage. Par conséquent, les femmes se trouvent au point de convergence de ces conflits, et leurs destins s’entremêlent avec les renversements de loyautés et les complexités des batailles judiciaires qui marquent l’époque.
Même après la conversion, leur position ne s’améliore pas toujours. Alors qu’un coût élevé accompagne déjà la conversion des hommes – exigeant d’eux, pour s’établir dans un environnement nouveau, de rompre des relations familiales et sociales, de quitter leur maison et leurs biens, et souvent de renoncer à leurs compétences professionnelles – les femmes Corcos paient souvent un tribut plus important encore. Pour elles, la conversion ne fait pas que briser des réseaux de fréquentations personnelles et sociales, mais les plonge dans une grande vulnérabilité, les rendant souvent dépendantes à l’égard de la charité de parents fortunés ou d’institutions ecclésiastiques dans le but d’obtenir une modeste dot ou simplement de survivre hors du ghetto. Par contraste, les actifs et les relations des premiers banquiers-néophytes leur permettent de négocier des termes bien plus favorables, de s’assurer une autonomie étendue, et de disposer de garanties leur permettant d’affronter le problème de leur nouvelle identité avec plus de sécurité et une plus grande capacité d’action.
En définitive, l’analyse d’Isabelle Poutrin éclaire les interactions complexes entre forces politiques, religieuses et culturelles qui façonnent les conversions dans la Rome des papes, révélant les ambitions, les conflits et les dynamiques de pouvoir à l’arrière-plan de ces processus de conversion. Les Convertis du pape se distingue comme un travail remarquable d’érudition historique, en combinant une recherche archivistique minutieuse avec un récit empathique et nuancé. Richement détaillée, cette étude est assortie d’arbres généalogiques couvrant de façon extensive la famille Corcos, et permettant au lecteur d’identifier plus aisément les convertis par leurs noms juifs et chrétiens, tout en explorant les relations tortueuses entre membres de la famille. Ce livre d’Isabelle Poutrin n’est pas seulement une contribution essentielle pour l’étude des conversions juives au catholicisme, mais aussi une exploration indispensable de la papauté et de la propagande de l’Église catholique au XVIe siècle, offrant une approche fine des questions d’identité, de pouvoir et de foi à cette période-clé.
Traduit de l’anglais par Julien Le Mauff
Isabelle Poutrin, Les convertis du pape. Une famille de banquiers juifs à Rome au XVIe siècle, Paris, Seuil, 2023, 336 p., 24 €.
Martina Mampieri, « L’économie de la conversion »,
La Vie des idées
, 13 janvier 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-de-la-conversion
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