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L’État Providence version japonaise

À propos de : Bernard Thomann, La naissance de l’État social japonais. Biopolitique, travail et citoyenneté dans le Japon impérial (1868-1945), Presses de Sciences Po


par Sébastien Lechevalier , le 27 juillet 2016


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L’État Providence existe ailleurs qu’en Europe ou dans le monde anglo-saxon. L’historien Bernard Thomann montre que le Japon a construit très tôt une politique sociale originale tout en étant exposé à de multiples influences internationales.

Recensé : Bernard Thomann, La naissance de l’État social japonais. Biopolitique, travail et citoyenneté dans le Japon impérial (1868-1945), Presses de Sciences Po, 2015, 452 p., 35 €.

Comment et à partir de quand le Japon a-t-il commencé à mettre en place des politiques sanitaires et sociales « modernes » ? Ce processus correspond-il à ce qui a été observé dans la plupart des pays occidentaux ou bien le Japon a-t-il suivi une voie spéciale en la matière ? Le livre de Bernard Thomann, professeur d’histoire du Japon à l’INALCO, vise à répondre à ces questions. Son approche s’oppose à la perspective dominante selon laquelle l’État social japonais serait né pendant la guerre et sous l’influence de la démocratisation américaine de l’après-guerre. Au contraire, l’auteur montre que le Japon n’a pas attendu la défaite de 1945 et l’établissement d’une constitution sous l’influence américaine pour mettre en place des politiques sanitaires et sociales modernes.

Nous sommes en présence d’un ouvrage majeur qui fera date. En effet, habituellement, les livres en français sur le Japon sont soit un travail très sérieux de spécialistes du Japon mais déconnecté des grandes problématiques qui traversent les sciences sociales, soit une vraie contribution en sciences sociales mais qui n’utilise pas de sources primaires et n’échappe pas aux idées reçues.La naissance de l’État social japonais est un livre d’histoire très précis qui discute l’ensemble de la littérature sur la question ainsi que des sources inédites en France. Dans le même temps, on ne peut qu’apprécier l’effort permanent de Bernard Thomann de mettre son travail en perspective et de souligner les enjeux qui dépassent le cas du Japon grâce à des références aux travaux de Michel Foucault, François Ewald, ou Christian Topalov, entre autres, et ce sans jamais céder à la tentation de parallèles ou de raccourcis faciles.

Dépasser la typologie d’Esping-Andersen

Pour comprendre toute la portée de la thèse de Bernard Thomann, il faut rappeler au moins deux éléments de contexte. D’une part, la compréhension dominante de la diversité des systèmes de protection sociale dans le monde est toujours très influencée par la typologie proposée par Esping-Andersen en 1990 dans son livre The Three Words of Welfare Capitalism [traduit en français sous le titre : Les trois mondes de l’État Providence, Puf, 2007]. Si ce travail a constitué un progrès indéniable à l’époque avec l’introduction du concept de « démarchandisation » (decommodification) et la reconnaissance de trois idéaux types de protection sociale (sociale-démocrate, libérale et conservatrice), on ne peut que regretter la difficulté à dépasser la principale limite de cette approche, à savoir son européocentrisme. Ainsi, Esping-Andersen ne parvient pas à classer le Japon dans cette typologie et la solution qui consiste à en faire un cas hybride ne fait que mesurer notre ignorance. Même si tel n’est pas son objectif principal, le travail de Bernard Thomann contribue à souligner les limites d’une telle approche. D’autre part, et c’est là un enjeu plus directement lié au cœur du projet de Bernard Thomann, la compréhension de l’histoire du Japon a été très influencée par les thèses marxistes sur l’archaïsme supposé du modèle japonais et par les parallèles hasardeux avec l’Allemagne et sa trajectoire particulière qui conduisent à mettre en avant un même rôle des régimes autoritaires et de la guerre (sur ce dernier point, voir également Skarpelis, 2015). Ces thèses toujours très répandues au Japon constituent une forme d’orientalisme paradoxal, auquel La naissance de l’État social japonais règle ses comptes.

La naissance de l’État social japonais revisitée

Le principal résultat de ce livre est la mise en évidence du long processus qui a donné naissance à l’État social japonais, contre les travaux historiques qui se focalisent sur des césures historiques telles que les guerres ou les grandes crises économiques comme celle de 1929. Celles-ci se mettent en place, certes de façon partielle, dès le milieu du XIXe siècle et l’ouverture des frontières, puis au cours de la modernisation du pays qui est lancée pendant la restauration Meiji. Pendant l’Entre-deux-guerres, l’émergence de l’État social se poursuit avec la montée en puissance du mouvement social et l’adhésion du Japon à l’Organisation internationale du travail. Il est enfin frappant que ce processus n’ait pas été interrompu dans les années 1930, malgré le net recul des idées libérales et démocratiques dans le contexte de militarisation du Japon.

On le voit, la question de la chronologie est ici essentielle, en ce qu’elle conduit à rediscuter la causalité de l’émergence de l’État social au Japon. De façon plus analytique, il est important de souligner les caractéristiques suivantes de l’approche de B. Thomann. Tout d’abord, ce livre est traversé par trois préoccupations majeures : donner toute leur place aux facteurs transnationaux (par exemple, à travers la mise en évidence d’un certain nombre de régularités dans les étapes de la formation des États sociaux) ; analyser les phénomènes d’hybridation dont furent l’objet les savoirs et les technologies de gouvernance importés ; souligner la place de la société civile parmi de ces mécanismes de construction des politiques publiques.

Ensuite, l’originalité de l’approche de B. Thomann tient au fait qu’il considère les questions de population dans leur ensemble, de façon globale, comme cela se faisait au cours de la période qu’il étudie, par opposition à l’après-guerre où la démographie et la politique sociale sont alors séparées en deux champs bien distincts. Ainsi, à l’époque, on traitait à la fois des questions d’hygiène, de nutrition, d’assistance, de migration ou d’emploi, en les rattachant à un même objet, la population. Du point de vue des populations, le Japon d’avant-guerre avait développé une expertise extrêmement poussée et des politiques assez ambitieuses. Par contraste, dans l’après-guerre, la définition de la politique sociale reposait sur le principe d’un droit du citoyen à un niveau d’existence minimale ; de ce point de vue anachronique, on ne peut alors que constater la difficulté du pays à développer une telle citoyenneté sociale, que ce soit à travers le mouvement social ou l’émergence de la social-démocratie. Autrement dit, suivant qu’on adopte une grille de lecture centrée sur la citoyenneté sociale ou sur la biopolitique (technologies et science du gouvernement de la population), les résultats sont radicalement différents.

Par conséquent, B. Thomann est conduit à couvrir des champs variés et très vastes (histoire de la politique sociale et du travail, histoire du travail social, histoire démographique, histoire de la gestion, histoire économique, histoire des politiques de santé publique, etc.), ce qui donne une ampleur inédite à son travail.

Un État social singulier

Les thèses défendues dans ce livre très pointu et très précis ont de nombreuses implications au-delà de la construction de l’État social japonais entre le XIXe siècle et la fin de la Seconde guerre mondiale. Cela conduit notamment à critiquer l’existence de dynamiques universelles de la construction de l’État social. Ainsi, si les chercheurs, qui ont traité du cas des plus anciennes démocraties européennes et américaines, ont montré que le développement de la citoyenneté sociale fut précédé par les citoyennetés civile et politique, il n’en va pas de même au Japon : le lien entre le développement de la démocratie et la formation des principales institutions de l’État social y est bien plus complexe. Cependant, reconnaître le caractère idiosyncratique de cette trajectoire ne doit pas conduire à une forme d’orientalisme ou de validation des thèses (marxistes et non marxistes) sur le caractère arriéré ou archaïque du capitalisme japonais. De ce point de vue également, le parallèle avec l’Allemagne nazi est trompeur.

La trajectoire du Japon entre la fin du XIXe siècle et la Seconde guerre mondiale nous conduit également à revisiter des questions classiques telles que les liens entre industrialisation et question sociale ou l’impact des crises (notamment celle de 1929, qui a particulièrement affectée le Japon) sur la dynamique de l’État social. On y retrouve certaines causalités mises en évidence par des travaux précédents mais celles-ci sont bien plus fragiles dans le cas du Japon.

Enfin, un enjeu essentiel est méthodologique. Trop souvent, les analyses de la formation des systèmes de protection sociale adoptent une approche téléologique en expliquant le processus par le point d’arrivée en insistant sur la nécessité du résultat final. De ce point de vue, la démonstration de B. Thomann est particulièrement convaincante, en ce qu’elle constitue un vrai travail d’historien qui insiste sur les accidents, les conséquences non désirées ou non anticipées d’un certain nombre de politiques, ou bien encore les reculs momentanés qui débouchent quelques années plus tard sur des avancées en matière de construction de l’État social. On retient de cette histoire qu’il importe à tout prix d’éviter l’anachronisme en analysant la période d’avant-guerre à l’aune de la période d’après-guerre.

Prolongements

Le livre de Bernard Thomann est une invitation à la recherche, en ce qu’il ouvre plusieurs pistes et en ce qu’il propose une thèse provocante et stimulante, donc critiquable. Les critiques qui suivent sont un appel à poursuivre le travail en ouvrant un dialogue avec d’autres travaux, au delà de ceux avec lesquels B. Thomann a entamé une discussion dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle a été fructueuse.

La première critique vise l’insuffisance du dialogue avec les travaux quantitatifs sur ces questions. B. Thomann ne se limite pas à une histoire intellectuelle de l’État social au Japon avant 1945. Il met en scène les acteurs et les différentes lois qui ont marqué son émergence. Cependant, même s’il présente quelques données, celles-ci sont beaucoup trop rares et trop générales pour véritablement instaurer un dialogue avec les démographes ou les spécialistes d’histoire quantitative (voir par exemple Bassino, 2006 ou Piketty, 2013, sur deux registres très différents mais pourtant liés au travail de B. Thomann). L’analyse de la dynamique qui conduit au passage (ou non) de certaines lois est certes essentiel mais leur caractère inclusif et leur impact quantitatif n’est malheureusement pas assez analysé. On ne peut bien sûr pas tout demander et il y a là des pistes de recherches urgentes pour compléter l’histoire racontée dans La naissance de l’État social japonais. On peut en effet reprocher à plusieurs travaux quantitatifs de ne pas tenir assez compte de l’histoire racontée par B. Thomann et il nous semble important de mettre fin à ce dialogue de sourds. Ainsi, tout en tenant compte de la critique d’un Robert Castel (voir par exemple, Castel, 2003), qui nous invite à penser l’État-providence comme protecteur plutôt que comme redistributeur, la question de la dynamique des inégalités nous semble être ici un objet central pour prolonger le travail de B. Thomann. La référence aux travaux de Moriguchi et Saez est de ce point de vue un excellent point de départ. Cependant, elle comporte malheureusement un malentendu : contrairement à ce qu’avance B. Thomann, ce n’est pas la mise en place d’un système fiscal progressif qui explique le faible niveau des inégalités dans le Japon d’après-guerre mais bien les destructions de capital pendant la guerre d’une part et d’autre part la mise en place progressive d’un rapport salarial relativement égalitaire.

Une seconde critique – ou plutôt un second souhait – vise une meilleure articulation avec les recherches sur le capitalisme japonais – notamment ceux qui analysent les rôles respectifs de l’État développeur et de la firme japonaise – et plus généralement avec les travaux d’économie politique du changement institutionnel (voir par exemple Thelen & Mahoney, 2015 ; Peng & Wong, 2008). Les premiers auraient permis de discuter la nature de l’État-providence japonais qui a été qualifié de développeur ou de productiviste. Quant aux seconds, ils auraient pu permettre d’approfondir le résultat suivant mis en avant par B. Thomann (p. 410) :

Si l’étroite insertion de l’histoire de la formation des institutions de l’État social japonais dans les grands mouvements de l’histoire du monde ne fait aucun doute, les avancées de certaines de ses institutions clés pendant la seconde guerre mondiale, dans le cadre d’un recul de certains droits sociaux et politiques gagnés pendant la période précédente, doivent nous conduire à interroger le caractère universel des chronologies de formation de la citoyenneté sociale.

De façon plus générale, l’économie politique du changement institutionnel permet de comprendre les différences entre la naissance des institutions et leur évolution, qui sont deux questions distinctes. Le concept de changement institutionnel graduel introduit par K. Thelen permet de redonner une épaisseur historique à l’évolution des institutions et montrer que tout ne se joue pas à travers les crises, aussi puissantes fussent-elles, comme la Seconde guerre mondiale par exemple, ce qui correspond parfaitement au propos de La naissance de l’État social japonais. En bref, l’enjeu ici est de proposer un nouveau cadre théorique permettant d’aller au bout de la démarche de B. Thomann et de favoriser une alliance entre historiens et les autres chercheurs en sciences sociales intéressés par l’histoire de l’État social. Celle-ci a un lien intrinsèque avec les formes de l’État et la diversité des formes de capitalisme.

La troisième piste pour enrichir les travaux de B. Thomann passe selon nous par une meilleure articulation avec les travaux de sociologie historique de la famille et sur la sphère intime dans la lignée des recherches d’Emiko Ochiai (voir par exemple Ochiai & Hosoya, 2014). C’est essentiel dans le cas japonais tant, comme le rappelle B. Thomann, la famille a été considérée, avec l’entreprise, comme l’un des deux piliers du système de protection sociale. De façon plus générale, il s’agit de construire une théorie pour traiter de la reproduction humaine dans les sociétés mûres (c’est-à-dire des sociétés qui ont à la fois achevé leur transition démographique et sont déjà loin dans le processus de désindustrialisation), tout en essayant de la lier à la dynamique du capitalisme, qui conduit à la reproduction des classes sociales.

par Sébastien Lechevalier, le 27 juillet 2016

Aller plus loin

Bassino Jean-Pascal (2006) “Regional inequality in Japan, 1892-1941 : Income, health, and stature”, Economics and Human Biology (Elsevier), 2006, 4, 62-88.
Castel Robert (2003), L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, Éditions du Seuil.
Ochiai Emiko & Leo Aoi Hosoya eds. (2014), Transformation of the Intimate and the Public in Asian Modernity, Brill.
Peng, Ito and Wong, Joseph. (2008) “Institutions and Institutional Purpose : Continuity and Change in East Asian Social Policy”, Politics and Society, 36(1) : 61-88.
Piketty Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil.
Skarpelis Anna K. (2015) : “Japan in War and Empire : Challenges for Historical and Comparative Welfare State Research from mid-20th century Japanese Welfare State Development”, Carnet de recherches de la Fondation France Japon de l’EHESS
Thelen Kathleen & James Mahoney (2015), Advances in Comparative Historical Analysis, Cambridge University Press.

Pour citer cet article :

Sébastien Lechevalier, « L’État Providence version japonaise », La Vie des idées , 27 juillet 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Etat-Providence-version-japonaise

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