Depuis une quarantaine d’années, à la suite des études menées par David Brion Davis au Royaume-Uni ou Jill Lepore aux États-Unis, Emmanuel Le Roy Ladurie ou Jacques Le Goff en France, la biographie connaît un regain d’intérêt notable au sein de la discipline historique. Cette approche entreprend de faire de la vie de femmes et d’hommes célèbres ou méconnus, non pas l’objet d’une hagiographie ou d’une reconstruction romancée, mais le révélateur d’une époque dans tout ce qu’elle peut charrier de controverses et de contradictions [1]. Dans l’épaisseur biographique de trajectoires individuelles se révèle la complexité d’une période où s’entrelacent des dynamiques parfois antagoniques, au croisement des forces sociales, politiques, intellectuelles et culturelles qui traversent la société.
L’ouvrage de Kirsten Fischer s’inscrit dans cette veine historiographique en s’intéressant au parcours de libre penseur d’Elihu Palmer (1764-1806) dont le cheminement personnel fait écho aux débats et interrogations qui scandent l’histoire des États-Unis aux premières années de la République. En retraçant l’évolution de Palmer vers une libre pensée aux accents déistes et vitalistes, l’historienne décrit la progression d’un homme vers une forme d’indépendance intellectuelle et spirituelle, au prix de sa réputation et de sa position sociale. Ce faisant, l’auteure met en lumière les questionnements d’une société américaine encore incertaine quant au sens à donner aux concepts de démocratie, de libre expression, de liberté de conscience et de religion.
Influences et formation religieuse d’un enfant de l’Indépendance
On doit à Kirsten Fischer un remarquable travail d’exploration et d’analyse des sources relatives à Elihu Palmer, dont l’historienne souligne bien la nature éparse et parcellaire. Si l’on connaissait le déiste au travers de ses écrits publics, notamment son ouvrage Principles of Nature (1801), de ses contributions dans la presse et par le biais du journal Prospect dont il fut rédacteur en chef entre 1801 et 1803, on ignorait tout ou presque de sa jeunesse, de ses relations ou encore de sa famille (p. 8-9). Méticuleusement, l’auteure parvient à reconstituer le parcours intime, professionnel et géographique de Palmer en s’appuyant sur une multiplicité de sources inexploitées afin de révéler la formidable mobilité intellectuelle et spirituelle des premières années de la jeune République.
La société dans laquelle grandit Palmer est d’abord marquée par le débat entre partisans d’une orthodoxie religieuse pétrie des principes du calvinisme, et adeptes d’un rapport plus direct et intime à Dieu impulsé par le réveil religieux et évangélique des années 1740. Né dans le Connecticut au sein d’une famille de chrétiens pratiquants, Palmer évolue dans une communauté et un cercle de sociabilité réticents aux effusions religieuses qu’encouragent les méthodistes et baptistes évangéliques. La méfiance envers ce qu’on nomme alors l’enthousiasme forge l’esprit de Palmer enclin à favoriser la démarche rationnelle et la modération des affects plutôt que l’émotion et le dérèglement des sens dans le rapport à la foi (p. 14-18).
Le jeune Palmer, qui se destine à la prêtrise, est également influencé par les doctrines libérales du socinianisme et de l’arminianisme. Ces courants qui émergent aux XVIe et XVIIe siècles au sein même du protestantisme prêchent un assouplissement des cadres de la doctrine calviniste, réfutent le principe de la prédestination et rejettent la croyance en la Trinité et en la divinité de Jésus. Aussi Palmer adopte-t-il, dès la fin des années 1780, un positionnement proche de l’universalisme, branche issue du protestantisme qui prône le salut de tous au lieu de l’élection limitée défendue par le calvinisme (p. 38-41).
Aux débuts de sa carrière ecclésiastique, Palmer se singularise par ses positions libérales, mais il serait anachronique de le qualifier alors de déiste puisque lui-même se considère chrétien, souligne l’historienne. C’est au fil des rencontres qu’il est introduit à la philosophie vitaliste dont il s’inspire pour élaborer une pensée postulant la double nature immanente et transcendante d’une force divine à la fois supérieure à la nature et présente dans chaque atome de matière qui la constitue [2].
Entre désillusions et marginalisation, le terreau du déisme vitaliste de Palmer
La deuxième partie de l’ouvrage donne à voir les obstacles auxquels se heurte Palmer dans sa quête d’une libre pensée dégagée des dogmes des théologies positives. Alors qu’il tente de s’établir à Philadelphie, réputée pour sa relative tolérance religieuse, Palmer est rejeté par l’Église universaliste qui craint que ses croyances hétérodoxes n’encouragent le développement de l’infidélité. Banni de l’Église, il trouve refuge auprès d’une société déiste dont les membres débattent de religion, de politique et de philosophie (p. 95-97). Cette dynamique permet à Fischer de montrer une dichotomie entre sphères publique et privée dans la jeune République où les croyances hétérodoxes exprimées au sein d’associations privées ou du cercle familial sont permises, mais exclues de l’espace public, au motif que leur expression relèverait du blasphème.
En quête de reconversion, Palmer embrasse la profession d’avocat en 1793 sans pour autant renoncer à sa critique des religions révélées. Alors que les États-Unis observent et commentent les évènements révolutionnaires en France, Palmer s’engage en faveur de la Révolution française auprès des démocrates-républicains adversaires du parti fédéraliste. Il prolonge sa dénonciation des appareils ecclésiastiques par une condamnation politique des fédéralistes accusés d’encourager la censure et l’oppression par leurs positions conservatrices et leur méfiance envers le peuple dont ils jugent nécessaire de juguler les élans. Comme Thomas Paine qui publie un an plus tard The Age of Reason, Palmer associe le conservatisme politique et l’orthodoxie religieuse comme les deux facettes d’une même volonté de restreindre la démocratie. Sa carrière juridique et politique tourne pourtant court alors que l’épidémie de fièvre jaune qui submerge Philadelphie à l’été 1794 emporte son épouse et frappe Palmer qui perd la vue.
Controverses, conjurations et calomnies : Palmer ou la trajectoire évanescente d’un déiste
Dans une troisième et ultime partie consacrée aux dissensions internes et aux attaques extérieures dont le courant déiste fait l’objet dans un contexte de rivalités partisanes et de revirements politiques, Kirsten Fischer fait le récit des dernières années de Palmer dont la trajectoire déclinante suivrait celle du déisme.
Dans la continuité des travaux menés par Amanda Porterfield et Eric Schlereth, l’historienne replace le déisme au centre des enjeux de pouvoir entre des forces politiques et religieuses antagoniques [3]. Établi à New York où il a fondé une société déiste dédiée à la critique de la Bible, des miracles et des dogmes chrétiens, Palmer devient la cible d’une propagande calomnieuse menée par les opposants politiques et religieux à Thomas Jefferson alors même que ce dernier, nouvellement élu président, et ses alliés démocrates républicains en quête de modération et de respectabilité politique tentent de se distancer d’un courant déiste jugé trop sulfureux. La campagne de discrédit qui vise le déisme au tournant du siècle s’appuie alors sur une rhétorique du complot Illuminati associant le déisme à une dangereuse forme d’anarchie et d’immoralité.
À sa mort des suites d’une pleurésie en 1806, le paysage de la libre pensée déiste est divisé et affaibli (p. 190-191). Symbole des évolutions politiques et religieuses de son époque, Palmer incarne la trajectoire évanescente du déisme qui semble échouer à s’imposer comme mouvement institutionnalisé. Pour autant, le libre penseur personnifie également l’esprit d’indépendance et la vitalité des débats autour du pluralisme religieux et des limites de la liberté d’expression qui animent la jeune République et s’observent tout au long d’un XIXe siècle jalonné de mouvements de réforme dont certains s’inscrivent, à bien des égards, dans une forme de généalogie déiste.
Du déisme en Amérique : une singularité à défendre
Le livre de Kirsten Fischer est une contribution importante à l’histoire du déisme outre-Atlantique, longtemps négligé au regard de ses variantes britannique et européenne. Son apport principal est d’avoir su mettre en lumière un acteur oublié de la jeune République et éclairer les multiples facettes d’un courant déiste protéiforme. Les accents vitalistes décelés chez Palmer attestent la complexité d’une pensée déiste qui se distingue des religions positives et du matérialisme mécaniste pour embrasser une forme d’immanentisme panthéiste.
L’ouvrage peine toutefois à se défaire d’une lecture historique essentiellement axée autour du protestantisme. L’auteure tend ainsi à présenter le déisme comme une option spirituelle par défaut pour Palmer qui échoue à se faire accepter au sein des dénominations chrétiennes libérales telle l’Église universaliste. Par ailleurs, l’historienne semble voir en Palmer une figure de l’unitarisme avant même l’institutionnalisation de cette branche protestante libérale qui rejette la Trinité et défend une lecture rationnelle de la Bible purgée de ses éléments surnaturels [4]. En faisant de Palmer un « proto-unitarien », Kirsten Fischer renvoie le libre penseur dans le giron du protestantisme et assujettit le courant déiste du tournant du XIXe siècle à une version encore inaboutie d’un libéralisme religieux que viendra consacrer l’unitarisme à partir des années 1800.
L’étude aurait gagné à montrer plus radicalement la spécificité du déisme, non pas comme négatif du protestantisme orthodoxe ni comme précurseur ou vecteur d’une libéralisation de la tradition protestante, mais comme matrice intellectuelle et spirituelle à part entière. S’il ne saurait être présenté comme un mouvement solidement structuré, c’est précisément parce que le déisme est un courant mouvant dont les influences ne peuvent être appréhendées au seul prisme de la critique des théologies positives et du protestantisme. Une mise en perspective historique plus développée du vitalisme – dont l’ouvrage ne dit rien des origines européennes et des théories qui le précèdent ou en découlent tels la physiologie hippocratico-galénique, le phlogistique ou le magnétisme animal – aurait été utile afin de contextualiser plus avant la pensée de Palmer.
Rédigé dans un style dynamique, clair et érudit, l’ouvrage de Kirsten Fischer demeure une plongée passionnante dans une époque dont l’historienne a su restituer toute la profondeur et la complexité, faisant revivre sous nos yeux des figures si incarnées qu’elles semblent abolir au fil des pages les siècles qui pourtant nous séparent.
Kirsten Fischer, American Freethinker. Elihu Palmer and the Struggle for Religious Freedom in the New Nation, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2021.