Billionaire Wilderness plonge le lecteur dans un monde où la spatialisation des groupes sociaux est marquée par la croissance des inégalités, la multirésidence, la valeur de l’environnement et le télétravail. L’auteur enquête sur le county de Teton qu’il présente comme le county le plus fortuné du pays le plus fortuné, les États-Unis. Il s’agit également du county le plus inégalitaire, agrégeant toujours plus de super riches. Ce terrain est un véritable laboratoire produisant un effet de loupe sur les inégalités. Les millionnaires sont ici dominés par les milliardaires. Les avocats et les médecins se retrouvent rangés dans une classe moyenne atrophiée. Les classes populaires sont majoritairement composées de migrants mexicains présents pour servir ces super-riches. Et cet espace social localisé ne se situe ni à Monaco, ni en Suisse, ni dans les quartiers chics d’une métropole mondialisée, mais dans le Wyoming. Cet État très rural accueille cette richesse en offrant ses qualités environnementales et un imaginaire populaire de l’Ouest américain à des personnes qui tentent de trouver un sens à leur vie fortunée.
Les avantages économiques de l’environnement
Après une introduction stimulante, le livre s’ouvre sur les causalités économiques de ce regroupement d’ultra-riches. L’État du Wyoming présente une fiscalité attractive pour les grandes fortunes. Plus encore, à travers le Conservation easements tax deduction, le législateur américain a favorisé les possibilités d’exonérations fiscales pour tout propriétaire qui donne des terres à la puissance publique afin de les soustraire à la construction, préservant ainsi l’environnement et les paysages des lieux goûtés de ces super-riches, système qui leur occasionne au passage des dizaines de millions d’exonérations fiscales. Ce processus entraîne une réduction d’autant plus forte des possibilités de construire, renchérissant mécaniquement le prix des maisons déjà construites dans ces lieux de haute valeur environnementale. Pour ces super-riches, donner une partie de ses terres permet à la fois des déductions fiscales et un renchérissement de leurs biens. De ce fait, et grâce aux deux parcs nationaux, Yellowstone et Teton Park, aujourd’hui, 97 % du foncier à Teton county est détenu par la puissance publique.
L’auteur évoque moins les grandes fortunes historiques, ou leurs héritiers – même si quelques portraits d’industriels jalonnent le livre – qu’un monde neuf de super-riches, agrégeant surtout les happy few de la finance et du net, et plus marginalement des arts. L’argent est en quelque sorte importé par des réussites individuelles venues de la côte Est et de la côte Ouest. Les évolutions technologiques, leurs métiers dématérialisés, permettant un travail online, à distance, leur offrent la possibilité de résider loin des lieux de production pour prolonger au-delà de quelques jours de vacances leur présence dans le Wyoming. Face à ces fortunes express et colossales nées d’un nouvel âge du capitalisme financier et numérique, l’hypothèse centrale avancée dans le livre est celle d’une compensation offerte par la nature aux dilemmes moraux de ces super-riches. Ces nouveaux riches sont particulièrement hors-sol, à la tête d’une richesse non incarnée, à l’opposé du travail ou des fortunes plus matérielles, industrielles. Les ultra-riches, notamment les fortunes de la finance, se sachant moralement corrompus ou perçus comme tels, démultiplient leurs investissements dans la nature.
Une fois sur les lieux, ces nouveaux arrivants développent un monde à leur image. L’auteur analyse le Yellowston Club créé en 1999, club privé de gated community imaginé comme un paradis privé. Ce club s’est constitué autour de l’appropriation privée de la montagne, avec des pistes de ski privées et des maisons, chalets ou ranch, dont le prix s’échelonne de quelques millions à plusieurs dizaines de millions de dollars l’unité. Le club met en scène son rôle dans la community et participe aux activités locales par la philanthropie. Le county de Teton enregistre un nombre très important d’associations caritatives, avec un engagement frénétique d’une partie de ces super-riches pour la cause environnementale. La lutte pour l’environnement devient ainsi l’un des piliers de la socialisation au sein des communautés locales. Le club en lui-même incarne par excellence les rapports sociaux autour desquels est construit le mode de vie de ces grandes fortunes. Leur relation exclusive avec la nature leur permet en quelque sorte d’évacuer la question de leur position sociale et en même temps celle de la soumission des classes populaires avec lesquelles ils feignent des rapports d’amitié, ou encore celle de l’exclusion des classes populaires racisées, cantonnées au backstage, tant, comme le note l’auteur, l’Amérique associe la nature à la blancheur de la peau.
Les vertus de l’environnement et de la ruralité pour apaiser la culpabilité sociale de la richesse
Ces super-riches seraient également à la recherche d’une « authenticité », terme abondamment utilisé par les enquêtés et repris par l’auteur qui se garde pourtant de le définir. Déstabilisées voire salies par le stress quotidien et la très haute compétition sociale de leur milieu professionnel, ces élites sentent le besoin de se purifier, de se transformer personnellement. Leur engagement pour la science, leur goût pour l’expérience esthétique et les bénéfices thérapeutiques de la nature, contrebalancent le sentiment de culpabilité diffuse de la richesse. La nature, bien plus que tout autre bien collectif, permet à ses défenseurs d’inverser les stigmates liés à l’enrichissement, cette appropriation individuelle du monde qu’est la richesse. À ce propos, le texte parle de capital de nature (nature capital p. 46), comme une manière de vivre la nature combinant richesse, propriété, temps libre, attachement romantique, engagement environnemental et permettant ainsi de convertir le capital économique accumulé en prestige social.
Le rapport avec les classes populaires rurales s’inscrit lui aussi dans cette logique. Par la fréquentation des classes populaires rurales, les super-riches chercheraient une rédemption sociale. La distinction sociale est ici pleine de paradoxes, puisque les riches singent les pratiques populaires en portant des chemises à carreaux, des jeans et des bottes de cowboys, proclamant leur plaisir simple de la pêche, s’impliquant dans toutes les causes environnementales, tout en vivant dans des maisons gigantesques, roulant en gros pick-up 4X4, et se déplaçant en jet privé entre ce county et leur scène professionnelle située sur la côte Est ou sur la côte Ouest des États-Unis, voire parfois à la City de Londres. Le snobisme de ces super-riches s’incarne dans un renversement symbolique de l’ordre social, et ils vont jusqu’à imiter dans leur résidence rurale des classes populaires dont le mode de vie est idéalisé comme simple, sans stress, moral, rempli de temps libre. Ce rapport aux choses et aux êtres simples dégage un temps ces riches du poids de leur richesse, comme si l’argent et le pouvoir qu’ils incarnaient étaient peu par rapport à l’excellence des relations humaines. Le comble de la distinction sociale est alors de conduire son pick-up pour aller prendre une bière avec des gens du peuple dans un bar ou dans un diner banal du coin, pour vivre une sorte d’idéal américain du bon vieux temps éternel. Les super-riches dissimulent le fait de vivre dans une gated community derrière une idéalisation de la « communauté ». Ici la Mercedes, la BMW ou la Tesla sont des objets vulgaires d’une aliénation à la consommation sophistiquée et ostentatoire, l’objet typique du « asshole » de la côte Est. Pris dans une confusion de classe (class confusion p. 47) – expression particulièrement heureuse – ces super-riches cherchent à brouiller les frontières de classes pour être reconnus par les non-riches comme l’un des leurs, écrasant leur exceptionnalité, soulageant une culpabilité difficilement dite par les fortunés mais bien observée par l’ethnographe.
L’illusion et le vernis de la confusion de classe
L’auteur cherche enfin à saisir la perception de ces stratégies par les plus pauvres. Cette dissimulation de classe voire ce déguisement social leur apparaît comme un vernis social. Alors que ces super riches se plaisent à considérer leurs domestiques comme des amis, ces derniers ne les perçoivent nullement comme tels. Au mieux, les classes populaires sont reconnaissantes du travail offert par ces fortunes qui pensent que leur salut passera par toujours plus de travail et, avec un peu de chance, par leur capacité à offrir des études à leurs enfants. Les bas salaires n’augmentant nullement depuis des décennies et le coût de la vie étant en constante augmentation particulièrement dans ce county, ces employés s’en remettent à un asservissement au travail toujours plus fort en accumulant deux voire trois jobs, dégradant d’autant leur qualité de vie. Ils se logent dans de toutes petites maisons ou caravanes, voire habitent de l’autre côté de la montagne, ce qui occasionne alors des trajets importants.
L’engagement des ultra-riches dans l’environnement et leur amitié avec les classes populaires sont perçus comme artificiels. Ils contestent la valeur de cette philanthropie, très limitée au regard de leur immense fortune. Comment peut-on être pro-environnement et à cheval sur le recyclage du papier, quand on est un industriel du pétrole qui habite une maison immense très consommatrice d’eau et d’énergie, maison chauffée toute l’année alors même qu’elle n’est occupée que quelques semaines par an, et que l’on se déplace en jet privé ? Comment peut-on se dire amis avec des gens qui vivent en caravane, qui sont en souffrance, quand on vit dans une maison aux multiples chambres d’amis désespérément vides et qu’on s’inquiète plus du sort des souris et des ours que de celui des pauvres ?
Le camouflage de classe des ultra-riches ne fait donc nullement illusion aux yeux des classes populaires rurales. Ainsi, le pouvoir distinctif de se montrer proche des classes populaires n’a finalement de sens qu’auprès des ultra-riches eux-mêmes. C’est à leurs yeux qu’il est sexy et viril d’apparaître comme un mec rural, en plus d’être super-riche. Ce mode de vie nourri de l’imaginaire de l’Amérique rurale est une des cordes à l’arc de ces ultra-riches, aux côtés de l’élégance ou du parallélisme des skis dans la descente de la piste privée couverte de poudreuse.
De la variabilité des personnes sociales dans l’espace
D’autres Teton County se développent dans l’Ouest américain et ce livre préfigure peut-être une nouvelle forme de rapport de classe. Mais ce livre demeure frustrant tant il se répète là où l’on aurait souhaité une analyse plus poussée. Basculant de cas ethnographiques en généralités, on manque finalement d’informations sur la spécificité des super-riches ici analysés. On peine à les replacer dans leur trajectoire. On devine qu’il s’agit d’élites complètement nouvelles, non héritières, financières – mais on n’en est jamais totalement certain. Tout l’intérêt du livre est de souligner implicitement la diversité des modes de vie des super-riches, qui vivent ici loin du modèle de la culture légitime toute aristocratique et européenne. Teton county semble bien éloigné des Hamptons, de Deauville ou de la Côte d’Azur, qui tout à l’inverse, multiplient les magasins de luxe et les biens culturels d’exceptions. Teton county ressemble a priori à un pôle plus économique que culturel de la richesse. Cette richesse non ostentatoire mais pas non plus culturelle, proche de la nature, semble récemment acquise, peut-être plus proche dans sa trajectoire des mondes populaires et des classes moyennes. Ainsi, sans que ce point soit discuté, on devine la variation des manières d’être des riches dans l’espace, ici très américaine, contre l’idée selon laquelle il n’y aurait qu’une seule et même classe mondialisée d’élites.
On aurait également apprécié une description plus fine des pratiques sociales, des consommations culturelles, des manières de s’habiller et de se loger, matérialisant ce populisme culturel de la bourgeoisie qui en soi n’est pas neuf (voir par exemple le goût pour la musique populaire, les arts primitifs, le folklore au début du XXe siècle ou les processus de gentrification aujourd’hui…) mais semble inédit puisqu’ici appliqué à l’univers rural de l’Ouest américain. Enfin, on pressent que les bénéfices de l’appartenance rurale des ultra-riches penchent clairement du côté masculin, dans des processus de virilisation (la chasse, la pêche, le sport, la voiture 4X4…). La variable des rapports de genre dans cette économie des super-riches reste encore à explorer.
Enfin, le thème du déplacement social reste lui aussi dans l’ombre. Dans un corps physique, plusieurs personnes sociales peuvent-elles cohabiter ? Ce terrain permettrait sans doute d’étudier des phénomènes de dédoublement voire de schizophrénie sociale (être un « asshole » sur la côte Est et un mec super dans le Wyoming). À l’évidence, selon la scène et le lieu, les mêmes personnes – pourtant dotées des mêmes propriétés sociales – ne se comportent pas de la même manière puisque les registres de la distinction sociale se déplacent et parfois se renversent. Le Wyoming ouvre la possibilité d’acquérir une nouvelle personnalité sociale, compensatrice des manques éprouvés ailleurs, et c’est ce luxe que ces super-riches cherchent à s’offrir.
Justin Farrell, Billionaire Wilderness : The Ultra-Wealthy and the Remaking of the American West, Princeton University Press, 2020, 378 p.