Plus facilement blâmé pour ses insuffisances que salué pour ses réussites (Devin 2021), il en va du multilatéralisme comme de tout forme d’institution politique : au-delà des clivages et de blocages politiques plus ou moins conjoncturels, la faiblesse des organisations internationales s’expliquerait aussi par la pesanteur de leur appareil bureaucratique, la lourdeur de leur processus décisionnel et la compétition interne qui sévit entre leurs différentes composantes. Dès les années 1960, l’excessive bureaucratisation de l’ONU et sa prolifération institutionnelle sont régulièrement pointées par les Etats-membres et dans plusieurs rapports commandés par son Secrétariat général comme autant de menaces susceptibles de mettre à mal les missions principales de l’Organisation (Nations unies 1969 : iii). À l’heure où l’administration étatsunienne (notamment) cible de plus en plus ouvertement le système onusien, [1] certains diplomates, fonctionnaires internationaux et chercheurs tendent même à considérer la réorganisation de la bureaucratisation onusienne comme un impératif nécessaire à sa survie. [2] Face à ces coupables tout désignés, les remèdes seraient alors de nature organisationnelle : les discours des Secrétaires généraux successifs tout autant que dans les recommandations des groupes de travail dédiés à la question [3] font de la réorganisation institutionnelle et de l’introduction de nouveaux modes de management les conditions nécessaires à la revitalisation du multilatéralisme onusien. Or, dès 1972, John Ruggie alertait sur les écueils d’une lecture strictement managériale des difficultés rencontrées par le multilatéralisme : les limites des institutions internationales seraient moins imputables à des défaillances d’ordre organisationnel qu’à des lacunes conceptuelles plus profondes, touchant notamment à la conception de l’ordre international.
John Ruggie est né en Autriche, à Graz, en 1944. Issu d’une famille ouvrière et syndicalisée comme il la décrit des années plus tard dans un entretien avec Thomas Weiss, il passe les premières années de sa vie dans un environnement modeste et militant par lequel il fait très jeune l’expérience du factionnalisme syndical et des divisions « entre gens qui poursuivent cependant des objectifs globalement similaires ». A l’âge de onze ans, sa famille déménage au Canada où il entame un premier cycle universitaire en histoire et science politique à l’Université McMaster. Sa motivation est alors doublement pragmatique : quitter, d’une part, le domicile familial -tout en en restant suffisamment proche pour pouvoir rejoindre sa compagne durant les week-ends-, et d’autre part poursuivre un cursus universitaire « aussi longtemps que possible pour ne pas avoir à lutter dans la vie comme [s]es parents ». Son orientation disciplinaire, à l’intersection de l’histoire, de la science politique et de l’économie politique, réside quant à elle dans son désir de comprendre sa propre trajectoire : « pourquoi la situation dans laquelle je me trouvais en tant que jeune garçon existait, comment elle en était arrivée là, quelles étaient les perspectives pour surmonter ce type de contraintes sociales, économiques et politiques ». Diplômé d’un Bachelor, il quitte le Canada à l’été 1967 pour rejoindre les Etats-Unis. Après un refus de l’Université d’Harvard, il intègre l’Université de Berkeley qui se trouvait alors « en plein cœur de l’action » (right in the middle of all the fun) et rejoint son département de science politique dirigé par Aaron Wildavsky, au sein duquel il obtient son doctorat en 1974. Il y rencontre Ernst Haas dont il est d’abord l’étudiant avant d’entamer avec lui un compagnonnage intellectuel durable pour penser l’articulation entre système interétatique et économie globale. Après un premier poste universitaire à l’Université de Californie, sa carrière académique le conduit une première fois à l’Université de Columbia en 1978 puis au sein de l’Université de San Diego. Il retourne à Columbia au début des années 1990 pour y diriger durant cinq ans l’école des affaires publiques et internationales (SIPA), avant de rejoindre l’Université d’Harvard en 2001 puis à nouveau en 2011. Si sa trajectoire professionnelle est marquée par la mobilité géographique, elle l’est également par des allers-retours entre les univers académique et praticien, en intégrant le Secrétariat des Nations unies à partir des années 1990 où il est chargé par Kofi Annan de réfléchir aux modalités de coopération entre l’ONU et les acteurs privés afin d’accroître la mobilisation des entreprises en faveur des objectifs des Nations unies.
Dans la période actuelle, marquée par la dénonciation des « fausses promesses » des organisations internationales (Mearsheimer 1994-1995), voire de leur illégitimité, il est particulièrement utile de revenir sur l’expérience menée par Ruggie mais aussi de relire ses écrits. [4] En proposant une analyse de la forme multilatérale comme lieu d’équilibre et de maillage entre acteurs de nature diverse, son œuvre scientifique et son action politique permettent d’appréhender tout à la fois les fragilités et les leviers de renouvellement de la coopération multilatérale entre États, marché et sociétés civiles. Après avoir clarifié les diagnostics ainsi que les alertes formulés par l’universitaire entre les années 1970 et 1990, l’ambition du Pacte mondial et celle des “principes Ruggie” relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés pendant les mandats de Kofi Annan et de Ban Ki-moon seront examinées. La dernière partie mettra l’accent sur l’un des enseignements les plus actuels de Ruggie pour penser la coopération multilatérale : la variable des régimes politiques. En d’autres termes, l’objectif de cet article est de clarifier une analyse du multilatéralisme qui place au cœur de sa compréhension la question des valeurs et des idéologies d’une part, et de l’inclusion des acteurs du secteur privé d’autre part. Ces deux particularités fonctionnent main dans la main sous la plume de Ruggie, lequel entend démontrer que la mise en œuvre des règles multilatérales et la promotion de principes communs ne peut pas se faire sans les acteurs non-étatiques et en particulier des firmes multinationales. Il ne s’agit pas d’une théorie philosophique mais d’une théorie scientifique du multilatéralisme qui fait de celui-ci un pivot des ordres internationaux. Elle n’a pas pour ambition d’offrir une conception normative des relations internationales dans leur ensemble mais uniquement une des dimensions de celles-ci : celle qui a trait aux organisations internationales et aux pratiques du multilatéralisme.
Les lignes de fuite de l’organisation internationale
Dans une série d’articles publiés au début des années 1970, John Ruggie revient sur la vision alors dominante de l’organisation internationale qui, inspirée d’une tradition rationaliste, rousseauiste et kantienne, prend la forme d’une pyramide hiérarchisée, fondée sur des principes universels et régissant des unités étatiques clairement délimitées, mais tournées vers une intégration croissante. Il souligne combien cette représentation est historiquement fausse, y compris pour les États modernes eux-mêmes, dont la genèse ne résulte pas d’une agrégation ordonnée d’unités, mais d’un enchevêtrement complexe d’entités traversées de clivages religieux, doctrinaux et de conflits endémiques. Plutôt qu’une hiérarchie pyramidale, l’ordre international que dessine Ruggie relève davantage d’un espace discontinu, asymétrique et transversal, où les relations entre unités sont façonnées par des interdépendances fonctionnelles variées, spécifiques à certaines questions, et non par une logique d’intégration linéaire. L’espace politique international ne se réduit pas pour autant à celui de la fragmentation entre ses unités : il constitue un « point de référence pour le comportement, qui distingue les unités par la différenciation autant qu’il les associe par contiguïté » (Ruggie, 1972 : 87). L’autorité publique ne s’y déploie pas sous la forme d’une organisation surplombant les États mais prend la forme d’espaces de comportements (behavior-spaces), où le degré d’association entre les Etats est à la fois contingent et discontinu, et dans lesquels les clivages nets ou les blocs homogènes tendent à s’effacer au profit de réponses différenciées selon les enjeux.
Dans un article paru en 1975 et traitant des développements technologiques et scientifiques d’alors, John Ruggie met en lumière l’autonomie limitée des États sur ces enjeux globaux : « la zone d’imprévisibilité du comportement de l’État est circonscrite, les relations complexes s’inscrivent dans le cadre d’attentes mutuelles et les compétences juridictionnelles sont attribuées à divers acteurs autres que l’État » (Ruggie, 1975 : 559). Ces contraintes ne reposent cependant pas sur un fort degré de formalisation. Elles relèvent et façonnent plus globalement ce que les spécialistes des relations internationales appellent des « régimes internationaux » entendus comme des « ensemble(s) d’attentes mutuelles, de règles et de règlements, de plans, d’énergies organisationnelles et d’engagements financiers, qui ont été acceptés par un groupe d’États » (Ruggie, 1975 : 570). Parce qu’ils ne relèvent pas d’un transfert d’autorité à une instance supranationale et centralisée, ces régimes internationaux présentent cependant des degrés d’institutionnalisation variables : « l’institutionnalisation de l’autorité a lieu au niveau de l’État, car les normes de conformité à la collectivité sont intégrées dans les déterminants du comportement national et parce que la compétence n’est pas transférée à une autre entité, mais est exercée collectivement par les États » (Ruggie, 1975 : 581). Tandis que la théorie de la stabilité hégémonique (incarnée par la place prééminente des États-Unis) gagne en puissance, l’effectivité de ces institutions reste toutefois débattue : peut-elle se dispenser du leadership d’un État qui serait à même d’en établir les normes constitutives et de s’assurer de leur application (Krasner, 1983) ? Tout en reconnaissant que les ressources de l’hégémon peuvent contribuer à la stabilité des régimes, John Ruggie entend soustraire leur analyse à la seule métrique de la puissance et, dissocie, pour ce faire, les structures du pouvoir et le « but social légitime » qui les sous-tend : les régimes internationaux « ne sont pas de simples émanations de la répartition sous-jacente du pouvoir entre les États, mais représentent une fusion du pouvoir et de l’objectif social légitime » (Ruggie, 1982 : 404).
De ce point de vue, les variations d’un régime ne s’expliquent que partiellement par la transformation des rapports de forces internationaux : elles relèvent également des contours changeants de la légitimité collective qu’il incarne. A contrario, l’ancrage de valeurs partagées contribue, par-delà les changements des dimensions les plus procédurales (règles et procédures), à sa stabilité. Dans le domaine des relations économiques internationales, Ruggie montre par exemple que l’ordre institutionnel de Bretton Woods, fondé sur la création du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et destiné à assurer une certaine stabilité monétaire entre les pays après la Seconde Guerre mondiale, repose aussi sur des croyances de principe et des finalités normatives partagées, qui lui assurent une autonomie relative vis-à-vis des structures matérielles.
L’extension et la modulation du maillage normatif : le tournant du Pacte mondial
Lorsque John Ruggie rejoint Kofi Annan au sein du Secrétariat des Nations unies à la fin des années 1990, la période est alors marquée par un rapprochement progressif des structures onusiennes et des acteurs économiques privés et la diffusion d’un nouveau narratif valorisant l’entreprise comme « citoyenne » et partie prenante des solutions aux enjeux globaux (Louis, 2025 : 266). Nommé Assistant Secrétaire général chargé de la planification stratégique, poste créé spécialement pour lui et qu’il occupe de 1997 à 2001, Ruggie se voit chargé de poser les jalons du Pacte mondial (Global Compact), dont il supervise le déploiement en tant que Conseiller spécial spécifiquement en charge de ce dispositif de 2002 à 2005. Qualifié par Ruggie de « plus grande initiative de responsabilité sociale des entreprises au monde », le Pacte mondial est une « une initiative volontaire engageant les entreprises et la société civile, y compris les syndicats, à promouvoir les principes des Nations unies dans les domaines des droits de l’homme, des normes du travail, de la protection de l’environnement et de la lutte contre la corruption » (Ruggie, 2007 : 820). Ce dispositif ne consiste pas à imposer des obligations juridiques, mais vise plutôt à inciter les entreprises à adopter une posture de responsabilité. Relevant plus du « chien-guide » que du « chien de garde », il mise en effet sur l’engagement moral et la transparence, encourageant les entreprises à s’auto-évaluer et à progresser sur une série de principes relatifs aux droits humains, aux normes du travail, à la protection de l’environnement et à la lutte contre la corruption. Ce faisant, et plus qu’un « retour discret de la contrainte », le Pacte relève d’un « tour de passe-passe contractuel » (Berns et Blesin 2009 : 251) consistant à promouvoir une logique de responsabilisation plutôt que de coercition. La logique classique de sanction se trouve ici remplacée par une logique d’adhésion volontaire, incarnée par l’absence de contrainte autre que celle de communiquer sur ses propres réalisations. Dès lors qu’elles adhèrent au Pacte, les entreprises s’engagent en effet à rendre compte, dans un rapport annuel intitulé « Communication sur le progrès », de leur contribution à au moins un des principes. Il ne s’agit cependant pas là d’un dispositif d’audit externe ou de reporting contraignant au regard d’objectifs prédéfinis ; le Pacte relève bien plutôt d’un mécanisme incitatif fondé sur l’usage de la communication et de logiques de réputation pour générer une dynamique de transformation progressive. Sa présentation en ligne précise à cet égard que « le Pacte mondial n’est ni un label ni une norme, c’est un cadre d’engagement volontaire. (...) Le Pacte mondial ne juge pas les performances des entreprises. Il s’appuie sur la responsabilité de l’entreprise à l’égard de ses parties prenantes, sur sa transparence, sur la conformité entre sa communication et ses pratiques et son intérêt à long terme à mettre en œuvre les principes du Pacte mondial des Nations Unies ».
La dissociation entre le degré de contrainte et l’effectivité des normes internationales a donné lieu à une littérature abondante consacrée à l’étirement de la normativité internationale (Abbott, 2000). Cette démarche se trouve au cœur de l’élaboration des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, que John Ruggie supervise à partir de 2005 en tant que Représentant spécial du Secrétaire général pour les droits de l’homme et les entreprises. Tandis que le Pacte mondial se fondait sur le volontarisme et l’auto-responsabilisation, l’élaboration de ces principes – communément dénommés « principes Ruggie » après leur adoption en 2008 – s’inscrit toutefois dans un registre plus juridique, visant à l’élaboration d’un nouvel agenda de régulation. Par sa résolution 2005/69 du 20 avril 2005, la Commission des Droits de l’Homme demandait au Secrétaire général de désigner un représentant spécial chargé d’« inventorier et de préciser les normes relatives à la responsabilité et à la transparence de l’entreprise en matière de droits de l’homme pour les sociétés transnationales et autres entreprises ». Désigné à ce poste par Kofi Annan, John Ruggie démissionne alors de son poste de Conseiller spécial pour le Pacte Mondial et soumet, en 2008, un cadre intitulé « protéger, respecter et réparer », articulé autour de trois piliers : l’obligation incombant aux États de protéger contre toute forme d’atteinte aux droits humains, la responsabilité des entreprises face à l’exigence de respecter ces droits, et de garantir l’accès des victimes à un recours effectif en cas de violation. Ces orientations générales se déclinent, trois ans plus tard, dans un ensemble de 31 principes directeurs adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme, [5] faisant alors de ce texte non négocié par les gouvernements -mais non dénué d’une certaine force normative (Ruggie, 2007) -, un point de référence en matière de conduite des entreprises vis-à-vis des droits de l’homme.
Confronté à la prolifération d’initiatives volontaires et disparates de la part d’entreprises et d’États en matière de droits de l’homme, le travail conduit par John Ruggie répondait à un besoin de clarification et d’uniformisation : « personne ne savait clairement comment les États étaient censés réglementer le domaine des affaires et comment les entreprises devaient assumer leurs propres responsabilités, quelles que soient les règles locales. C’est le problème général que je devais essayer de résoudre dans le cadre de mon mandat aux Nations unies » [6]. Prenant acte de la fragmentation du régime international relatif aux entreprises en matière de protection des droits de l’homme, l’activisme onusien de John Ruggie s’efforce ainsi de restaurer la centralité des Nations unies, non pas en tant qu’instance de sanction et de contrôle, mais de point d’ancrage et d’attraction d’acteurs publics et privés.
Les régimes politiques en tant que variables clefs de la coopération multilatérale
De ce raisonnement mais aussi de ces expériences concrètes au cœur du dispositif onusien, un premier enseignement peut être tiré : la nécessité d’élargir la définition même du multilatéralisme, qui ne se restreint pas à une coordination interétatique. Ruggie distingue la dimension « nominale » qui renvoie aux modalités de coordination entre au moins trois États ; et la dimension qualitative qui en fait une pratique guidée par le partage de principes communs : « ce qui caractérise le multilatéralisme, ce n’est pas seulement qu’il coordonne les politiques nationales au sein de groupes de trois États ou plus, ce que font également d’autres formes d’organisation, mais aussi qu’il le fait sur la base de certains principes, afin d’ordonner les relations entre ces États » (Ruggie, 1993 : 7) [7]. Ces principes prescrivent des conduites. Mais ils peuvent tout à fait varier selon les époques, ce qui oblige à prendre en considération une autre variable fondamentale : les régimes politiques.
Ruggie insiste sur l’articulation étroite entre actions multilatérales et caractéristiques de l’ordre interne des États. Les valeurs et principes sur lesquels repose l’organisation des pouvoirs à l’intérieur des États impriment une certaine façon d’envisager le sens de la coopération multilatérale. À l’époque du Concert européen de 1815, les principes de préservation des monarchies face au risque de guerres menées au nom des valeurs révolutionnaires sont le pivot de la diplomatie de sommets entre les cinq puissances façonnant l’ordre international sur le continent (Autriche-Hongrie, France, Prusse, Royaume-Uni, Russie). En 1945, le rôle des États-Unis fut déterminant pour établir un ordre multilatéral d’une certaine forme articulant des objectifs internationaux avec les structures politiques états-uniennes. À l’époque, il s’agissait d’adopter une architecture institutionnelle qui serve de base à la reconstruction post-Seconde Guerre mondiale, mais aussi de promotion des mesures prises à l’intérieur des États-Unis, d’abord en Europe puis dans le reste du monde : « dans un large éventail de secteurs sociaux et économiques, les États-Unis ont cherché, après la Seconde Guerre mondiale, à projeter l’expérience de l’État régulateur du New Deal dans l’arène internationale » (Ruggie, 1993 : 30). Ruggie considère à cet égard que les évolutions que l’ordre économique international connaît dans les années 1970 (fin de la convertibilité or du dollar, instauration de taux de change flottants, renouveau de certaines formes de protectionnisme) ne remettent pas fondamentalement en cause le « libéralisme encastré », forgé dès 1944 comme compromis entre la libéralisation globale des échanges monétaires et commerciaux et la recherche d’une plus grande stabilité interne (Ruggie, 1982). Ainsi dessiné, l’ordre économique international s’apparente donc à un régime composite dans lequel plusieurs principes – souveraineté, ouverture des marchés, protection sociale – coexistent et contraignent désormais, de plus en plus directement, l’action du secteur privé.
En d’autres termes, Ruggie n’isole pas le multilatéralisme de ce qui se passe à l’intérieur des États. Bien au contraire, sa lecture reconnaît le poids déterminant de ces ordres étatiques internes sur la coopération multilatérale (Ruggie, 1993 : 33). La robustesse de celle-ci tient au partage de certains principes constitutifs ainsi qu’à la « réciprocité diffuse » (Keohane, 1986) [8] qui soude les partenaires entre eux au-delà des satisfactions ponctuelles : « Tant que cette attente se maintient, tant que chaque partie n’insiste pas pour être récompensée de manière égale à chaque tour, la viabilité de l’accord devrait être améliorée parce qu’il rend possibles les compromis et les négociations dans le temps et entre les secteurs » (Ruggie, 1993 : 32). Or, ce qui se dessine sous nos yeux aujourd’hui correspond à une double fragilisation dont les États-Unis sont eux-mêmes à l’origine sous l’ère du second mandat de Donald Trump. D’une part, la nouvelle administration ne croit plus en la réciprocité diffuse, préférant un jeu qui produit des effets immédiats : si les gains ne sont pas engrangés immédiatement, la menace du retrait est brandie. Elle ne raisonne qu’en termes de réciprocité spécifique fondée sur la stricte équivalence entre ce qui est échangé dans le présent. D’autre part, l’administration Trump refuse d’exercer la fonction d’une hégémonie telle que conçue depuis 1945. Elle entend se délier de l’ordre international libéral que les États-Unis ont contribué à façonner à la suite de la Seconde guerre mondiale. Une dissonance s’affirme alors, non seulement entre la politique étrangère expansionniste et néo-souverainiste de Trump 2 et l’esprit du multilatéralisme, mais aussi entre la manière dont l’ordre interne des Etats-Unis est conçu et ce même esprit.
Conclusion
Le nouveau mandat de Donald Trump révèle de manière explicite un lien étroit entre les formes les plus prédatrices de capitalisme, incarnées notamment par les GAFAM, et une idéologie conservatrice néo-populiste aux Etats-Unis (Quinn, 2025). Ce lien exprime une alliance techno-libertarienne justifiée par des figures telles que Curtis Yarvin, ingénieur informatique néo-réactionnaire, ou encore Nick Land prônant l’accélérationnisme inconditionnel aboutissant à une extraction amplifiée des ressources naturelles. Ces représentants des “Lumières sombres” veulent en finir avec les modèles démocratiques pour leur substituer un gouvernement dictatorial censé être plus efficace économiquement. Ces idées de changement de régime sont bien connues par la nouvelle équipe de Trump, et sont relayées par un certain nombre de ses membres à l’instar du directeur de la planification stratégique, Michael Anton, défenseur du césarisme. Par ailleurs, le projet de Trump pour Gaza a été formulé en 2023 par Yarvin. Une telle alliance se fixe une cible privilégiée : les organisations multilatérales ainsi que leur production de règles internationales. Elle s’accompagne également d’un objectif : émanciper les firmes transnationales de toute forme de régulation. Voilà un mouvement qui se situe aux antipodes des analyses mais aussi des mesures concrètes proposées par Ruggie. Celui-ci insiste sur les risques majeurs d’une déconnexion entre les acteurs du secteur privé et le fonctionnement politique tant interne aux Etats qu’entre ces derniers via la coopération multilatérale. Si les firmes multinationales ne s’ancrent plus dans un ensemble de règles partagées relatives à la responsabilité par exemple, la logique du marché expose les populations à des phénomènes de corruption, d’exploitation, d’aliénation. Les mêmes périls repérés par l’économiste Karl Polanyi quant aux économies qui se désencastrent de la société se développent.
La relecture de l’œuvre de John Ruggie nous invite à penser l’ordre international non pas comme une pyramide hiérarchique d’États fondée sur des principes universels immuables, mais comme un réseau discontinu d’interdépendances fonctionnelles – des « régimes internationaux » où se tissent des attentes mutuelles, des normes partagées et des équilibres de pouvoir qui dépassent la seule dimension étatique. En déconstruisant la vision rationaliste et linéaire de l’intégration multilatérale, Ruggie mettait en lumière dès les années 1970–1980 la nécessité d’une approche plus nuancée de la coopération internationale qui, au-delà de ses formes institutionnelles, repose sur une nécessaire légitimité collective. En soulignant le rôle central des régimes politiques internes – du Concert européen au compromis de Bretton Woods – il suggère aussi de réintégrer la variable des régimes politiques internes pour penser le renouvellement du multilatéralisme. À l’heure où les discours et mouvements nationalistes gagnent en audience pour appeler, avec force, au renforcement des autorités étatiques de régulation et à la mise en retrait des institutions multilatérales, les modalités de revitalisation de l’ordre multilatéral durable restent cependant débattues : quels lieux et par quels moyens ranimer aujourd’hui la « réciprocité diffuse » ? Revitaliser, au sein même des organisations internationales, l’esprit d’un multilatéralisme libéral s’expose désormais au risque d’un rapport de forces de moins en moins favorable et d’un backlash porté par des coalitions conservatrices. Ces craintes expliquent assez largement l’attrait que peuvent représenter, pour les promoteurs du multilatéralisme, des dispositifs de responsabilisation plus souples et plus ou moins articulés aux enceintes universelles les plus formalisées. [9] Ce contournement soulève cependant de nouvelles questions : quels sont les leviers et les gains stratégiques que de tels formats alternatifs peuvent offrir ? Jusqu’où ces initiatives parallèles peuvent-elles revitaliser l’architecture normative sans vider de sa substance la centralité onusienne ? Plus largement, comment imaginer des espaces de coopération où la réciprocité diffuse ne soit ni sacrifiée au réalisme managérial ni réduite à un simple rituel de déclarations ? C’est en ce sens et au regard des questionnements contemporains auxquels l’œuvre de Ruggie invite que sa (re)lecture est aujourd’hui féconde.