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Initiatives de la littérature

À propos de : Florent Coste, L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ?, La Fabrique éditions


par Boris Lyon-Caen , le 30 décembre 2024


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À l’opposé de l’idée du texte clos sur lui-même, Florent Coste milite en faveur d’une théorie et d’une pratique politiquement engagées. Comment inventer des formes nouvelles de radicalité agissant depuis l’intérieur du système ?

Un fantasme de pureté irrigue souvent les théories de la littérature. Ne leur faut-il pas que la littérature existe de manière autonome ? La théorie elle-même ne gagne-t-elle pas, étrangement, à s’affranchir de tout corpus historiquement attesté – pour valoir en tout temps et en tout lieu ?

Écrivains « embarqués »

Cette double postulation constitue la cible principale de Florent Coste dans L’Ordinaire de la littérature. D’une part, stipulant bien que « le discours social est sans dehors » (p. 136), l’essayiste résiste à l’idée d’auréoler la littérature de contours propres, de la placer « dans une zone d’exception ou d’exclusion » (p. 111) aussi prestigieuse que marginale. On notera qu’une telle conviction, située dans la continuité de ses travaux de médiéviste, n’est pas non plus étrangère au courant de pensée anti-formaliste pourtant moqué dans le volume, et selon lequel l’écriture moderne se serait malheureusement « repli[ée] sur elle-même dans une quête de singularité la conduisant parfois au solipsisme » [1].

D’autre part, se voit récusé le modèle d’une théorie également hors-sol, « postée en surplomb » : un discours spéculatif qui se tiendrait « hors de la mêlée et se prive[rait] des moyens d’y intervenir » (p. 9). Requalifié en « démon de l’athéorie » (p. 17), l’académicien Antoine Compagnon fait ici les frais d’une critique hardie [2], lui et son « regard blasé », « le regard rétrospectif de celui à qui on ne la fait plus » (p. 22), « animé par le souci de ne pas y toucher et de remettre la balle au centre » (p. 27). Faisant suite à Explore. Investigations littéraires (Questions théoriques, 2017), qui dénonçait déjà les idées de texte clos et de distance critique, le présent opus milite en faveur d’une pratique et d’une théorie engagées à l’extrême gauche de l’échiquier politique.

Pour être militant, pareil engagement promet de rester une opération ou une série d’opérations. Il est le fait d’un écrivain « impliqué » ou « embarqué », comme le définissent Bruno Blanckeman puis Justine Huppe : se produisant « sans scénographie du coup d’éclat », dans un monde où la fabrique du sens « ne dispose plus de position d’extériorité » [3]. Citant Dominique Viart (« J’écris le monde »), Florent Coste signale que le verbe écrire se construit avec des prépositions, des compléments d’objet indirect, des compléments circonstanciels : on écrit à, sur, au nom de, parmi, contre tel adversaire, avec tel allié, etc.

Certes, le diagnostic n’est pas tout à fait neuf : il se trouve au fondement de toute sociologie de la littérature et tient du bon sens. Cependant, il invite à inventer des formes nouvelles de radicalité, relevant nécessairement mais paradoxalement de l’infiltration : « Des tactiques pour s’infiltrer dans des contextes et réorganiser des séquences d’action », pour « mettre en défaut les institutions officielles ou disciplinaires de la réalité comme le journalisme, le renseignement ou le droit » (p. 156-157), pour « démanteler les fictions sociales, dénaturaliser les faits institutionnels qui font que les choses tiennent », sans précisément « réclamer des labels de littérarité ou de poéticité » (p. 160-161).

Dans L’Ordinaire de la littérature, sont surtout mentionnées quelques expériences intéressantes de ruses conçues au sein ou en marge du collectif Questions théoriques (Christophe Hanna, Franck Leibovici, Nathalie Quintane, Olivier Quintyn, etc.). Mais tout expérimentales qu’elles soient, ces ruses et ces manipulations, agissant de l’intérieur du système, s’inscrivent en réalité dans l’histoire bien plus large de la pensée structuraliste et post-structuraliste, qui aurait mérité d’être évoquée. Pensons notamment aux œuvres complètes de Foucault, ainsi qu’à Différence et répétition (1968) de Deleuze ou au « Machine et structure » (1969) de Guattari.

Défaut de sens critique ?

La « puissance d’intervention » (p. 162) et la « vertu combative » (p. 37) prêtées à l’imagination littéraire, « dans les interstices des savoirs et des institutions » (p. 159), conduisent Florent Coste à un nouer un dialogue critique avec certains courants aujourd’hui en vogue. Les pages consacrées au tournant éthique de la critique littéraire, parfois simplificatrices, s’avèrent assez efficaces. Cette tendance, pour le dire vite, réexamine les œuvres littéraires en fonction de leur utilité et de leur caractère formateur : Martha Nussbaum, exemplairement, y voit l’occasion d’un enrichissement et même d’une amélioration du lecteur [4]. Cela, conformément aux préceptes classiques…

La critique éthique est trois fois disqualifiée dans L’Ordinaire de la théorie. D’abord en raison des « usages passablement lénifiants » (p. 35) qu’elle ferait de la fiction, comprise comme manuel de développement personnel. Ensuite parce que la fiction devient le « relais, [la] courroie de transmission de la gouvernementalité néo-libérale » (p. 121), plutôt qu’un « opérateur de justice » [5]. Enfin parce qu’une théorisation aussi conciliante interdirait d’inventer « d’autres formes d’action de la littérature » (p. 123). L’ouvrage d’Alexandre Gefen intitulé Réparer le monde et, avec lui, la « conception “thérapeutique” de l’écriture et de la lecture, d’une littérature qui guérit, qui soigne, qui aide, ou, du moins, qui “fait du bien” » [6], en sortent éreintés. Leur sont associées, de manière curieuse et plus allusive, les tentatives d’Axel Honneth et de Pierre Rosanvallon visant à « conjurer l’invisibilité sociale » (p. 122).

Leur sont également rattachés, sans que la position de l’essayiste ne paraisse très claire à leur endroit, l’éloge fait par Hélène Merlin d’une littérature « transitionnelle » (ménageant un espace-tampon entre le réel traumatique et le sujet en construction) et le plaidoyer de Jérôme David en faveur d’une critique du « premier degré » (réhabilitant l’adhésion du lecteur) [7]. On aura compris que ces élaborations intellectuelles concurrentes, désireuses de (re)connecter la littérature et la vie, pèchent aux yeux de Florent Coste par un défaut rédhibitoire de sens critique.

Incohérences

N’était cette course étonnante à la radicalité, l’ensemble pourrait convaincre. Nous en avons retracé quelques lignes de force tout à fait suggestives et pleines de brio. Quelques problèmes de fond, pourtant, suscitent une certaine perplexité. Constatons d’abord que l’objet même de cet essai reste confus : de quoi, en définitive, nous entretient-il ?

De deux choses l’une, semble-t-il : ou bien il s’agit d’évoquer « l’ordinaire de la littérature », et le sous-titre Que peut (encore) la théorie littéraire ? perd de son évidence, pour ne pas dire de sa pertinence ; ou bien le critique montre « les services que rend la théorie quand on en fait » (p. 8), mais alors on comprend mal la place qu’il accorde aux pratiques littéraires (en l’occurrence à leur puissance supposée de déstabilisation).

Comment comprendre cette forme d’incohérence ? Soit L’Ordinaire de la littérature s’avère composite – et de fait ses premières pages portent sur la théorie, quand ses deux derniers tiers caractérisent plutôt certaines pratiques (par exemple la littérature dite « hors du livre », la « littérature exposée », etc.). Soit le flottement perdure les quatre chapitres durant : il aurait alors gagné à être assumé, réfléchi, théorisé peut-être. Soit un lien essentiel permet de nouer les deux objets traités.

Or ce lien existe bien. Il apparaît en filigrane, dans le volume, ici et là. Selon Florent Coste, « une théorie peut débloquer des possibilités d’écriture et stimuler des initiatives » (p. 12). Question naïve : est-ce là son objectif, écho dégradé de la toute fin du Nouveau discours du récit (1983) de Genette [8] ? Ou bien est-ce là une manière de décrire les auteurs et les autrices du corpus retenu, qui en effet disposent d’une tête théorique ? La question reste entrouverte – sans bénéficier de l’éclairage apporté, après Michel Charles, par des critiques comme Marc Escola, Sophie Rabau ou Florian Pennannech.

Le geste de l’essayiste et le statut conféré à la seule théorie littéraire ne sont pas plus nets. Nous avons signalé que L’Ordinaire de la littérature, tout en ironisant sur les discours anti-théorie (« coupeuse de cheveux en quatre, fâcheusement ésotérique, franchement absconse », etc.), dévalorisait « les cols blancs du concept » (p. 8) et les postures surplombantes.

Cependant, Florent Coste revendique pour la critique une fonction éminente de contrôle : il la définit comme une « instance d’explication » et comme une « instance de vigilance » – étant entendu que « la littérature ne fait pas toujours ce qu’elle dit et elle ne dit pas non plus toujours ce qu’elle fait » (p. 10). Non sans accents normatifs, le discours tenu à son endroit semble reconduire, en définitive, la séparation initialement récusée entre la sphère critique et la sphère littéraire.

Métamorphoses de la littérature

On touche là, du reste, à un troisième problème important : que recouvre « la littérature » dans le présent opus ? La thèse centrale qui le parcourt veut que la littérature crée « les conditions d’une connaissance critique et réflexive, en distinguant les mailles du filet que l’hégémonie cherche au contraire à resserrer » (p. 135). Quid, pourtant, de tous les contre-exemples qui viennent à l’esprit ? Le réseau d’œuvres citées, les noms propres célébrés dans le corps du texte ou en note ont-ils quelque représentativité que ce soit ?

Ces œuvres et ces noms sont situés. Ils auraient mérité de l’être, en tout cas. De deux choses l’une, là encore : soit ils révolutionnent le champ littéraire et restent par nature (relativement) périphériques ; soit ils incarnent « l’ordinaire de la littérature », mais alors deviennent (très) relatifs leur caractère d’expérimentation et leur charge disruptive. Telle est d’ailleurs notre impression : au fond, le corpus élu par Florent Coste nous paraît s’inscrire pleinement dans le vaste ensemble des « littératures de terrain » cartographié dès 2005 par Bruno Vercier et Dominique Viart [9] et, plus récemment – de manière très fine –, par Mathilde Roussigné [10], Morgane Kieffer et Estelle Mouton-Rovira [11]. Ensemble lui-même composite, héritier du réalisme inventé au XIXe siècle.

L’ouvrage n’en demeure pas moins stimulant : les coups de sonde pratiqués par Florent Coste et ses propositions théoriques, loin des « chasses gardées discursives et disciplinaires » (p. 158), en disent long sur l’institution, sur les pouvoirs, sur les métamorphoses de ladite littérature.

Florent Coste, L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ?, Paris, La Fabrique éditions, 2004, 192 p., 14 €.

par Boris Lyon-Caen, le 30 décembre 2024

Pour citer cet article :

Boris Lyon-Caen, « Initiatives de la littérature », La Vie des idées , 30 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Initiatives-de-la-litterature

Nota bene :

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Notes

[1Dominique Viart, «  Les littératures de terrain  », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 18, 2019.

[2Sur son Démon de la théorie : littérature et sens commun (Seuil, 1998), voir aussi Arnaud Bernadet, «  De la critique au consensus : l’effet Compagnon  », Le Français aujourd’hui, n° 160, 2008, p. 43-52  ; et Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Seuil, 2011.

[3Voir respectivement Bruno Blanckeman, «  L’écrivain impliqué : écrire (dans) la Cité  », sous la direction de Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 73  ; et Justine Huppe, La Littérature embarquée, Amsterdam, 2023, p. 43.

[4Voir notamment Liesbeth K. Altes, «  Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture  ?  », Études littéraires, vol. 31, n° 3, été 1999, p. 39-56  ; et Paolo Tortonese, La Faute au roman. Littérature et morale, Vrin, 2023, p. 19-115. On trouvera une recension singulièrement acerbe de Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature (1990) sous la plume de Vincent Jouve : «  De la littérature comme remède à la prostitution : La Connaissance de l’amour de M. Nussbaum  », Acta fabula, mars 2012.

[5Voir Alexandre Gefen, «  Justice et justesse  », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 26, 2023.

[6Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, José Corti, 2017, p. 269 et p. 9. «  Cette faible virulence politique  » (p. 116) caractérise également, selon Florent Coste, l’enquête diligentée par Alexandre Gefen en 2022, intitulée La Littérature est une affaire politique (Éditions de l’Observatoire).

[7Voir respectivement Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (Gallimard, 2016), et L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité, Ithaque, 2016  ; Jérôme David, «  Le premier degré de la littérature  », Fabula-LhT, n° 9, mars 2012, et «  Enseigner la littérature : une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)  », Transpositio, n° 1, 2017.

[8«  Les critiques n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter la littérature, il s’agit maintenant de la transformer. [...] Que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique  ?  »

[9Bruno Vercier Bruno et Dominique Viart, La Littérature au présent. Héritage, modernité, mutation [2005], Armand Colin, 2008.

[10De Mathilde Roussigné, voir «  Le terrain : une affaire de discipline  ?  », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 18, 2019  ; et Terrain et littérature, nouvelles approches, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.

[11Voir respectivement Morgane Kieffer, «  Années 1990-2020 : vers une fiction au premier degré  ?  », Fabula / Les colloques, «  Critique de la critique (récente). Une décennie de littérature en France (2010-2021)...  », sous la direction d’Aurélie Adler  ; et Estelle Mouton-Rovira, «  Le texte à l’épreuve du réel. Pôles critiques, méthodes et pratiques interprétatives contemporaines  », ibid.

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