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Recension Histoire

Hystérique mais pas si folle

À propos de : J. Goldstein, Hysteria complicated by ecstasy. The case of Nanette Leroux, Princeton.


par Aude Fauvel , le 25 juin 2010


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Jan Goldstein combine la micro-histoire, l’histoire des sciences et le freudisme pour analyser le cas d’une paysanne du XIXe siècle soignée par deux médecins. Rapporté au contexte du Piémont rural des années 1820, le comportement de l’« hystérique » apparaît en partie guidé par les bénéfices sociaux qu’elle tire de sa maladie.

Jan Goldstein, Hysteria complicated by ecstasy. The case of Nanette Leroux, Princeton, Princeton University Press, 2009.

Maladie aux contours incertains, liée à un certain état des croyances sur le corps et les femmes, l’hystérie est aujourd’hui sortie du champ scientifique et n’apparaît plus dans les classifications nosologiques internationales – un effacement d’autant plus étonnant qu’il s’agit pourtant de l’une des plus anciennes maladies de la médecine, le terme figurant déjà chez Hippocrate. Mais si le « mal féminin » (le mot hystérie, faut-il le rappeler, vient d’hystera/utérus) n’existe officiellement plus depuis les années 1950, son extraordinaire longévité, ses mutations et sa disparition n’en finissent pas, pour autant, de fasciner les historiens. Examinée sous l’angle de l’histoire des sciences, déshabillée par les spécialistes des « gender studies », poursuivie dans la littérature, l’art, la photographie, l’hystérie a servi de point de rencontre à tous ceux qui questionnent les rapports du politique, de la culture et du savoir. Récemment encore plusieurs auteurs sont venus bousculer ce qu’on croyait savoir sur le fameux trouble : dans ses cours nouvellement édités, Michel Foucault a ainsi fait des hystériques les premières « militantes de l’antipsychiatrie » [1], Nicole Edelman a montré combien les « métamorphoses » de la maladie étaient liées aux évolutions politiques du moment [2], sans oublier Marc Micale et son histoire incongrue des « hommes hystériques » [3]. En somme, l’hystérie semble avoir été analysée sous toutes les coutures, au point qu’on puisse se demander : demeure-t-il quelque chose à écrire sur le sujet ?

Un point de vue original sur l’histoire de l’hystérie

Dans Hysteria complicated by ecstasy, l’historienne Jan Goldstein, professeure à l’université de Chicago, répond par l’affirmative en optant pour un angle de vue original : celui de la micro-histoire. Le livre est né de la découverte d’un manuscrit inédit du Dr Alexandre Bertrand (1795-1831) qui décrit sur deux cents pages les symptômes de Nanette Leroux (il s’agit probablement d’un pseudonyme), observée pendant trois ans (1823-1825). Quant on sait l’habituelle pauvreté des observations de patients écrites au début de l’ère psychiatrique, on comprend l’intérêt de Goldstein pour cet objet. Car le manuscrit ne permet pas seulement de saisir ce que les médecins du début du XIXe siècle (avant Charcot donc) entendaient par hystérie. Il ouvre aussi une fenêtre sur le quotidien d’un de ces individus anonymes sur lesquels l’historien n’a habituellement que peu ou pas d’informations. Nanette, née à Trévigny-en-Savoie, n’était en effet qu’une « simple villageoise ». Sa vie et son expérience intime nous demeureraient donc inconnues, n’eussent été sa maladie et le singulier intérêt que plusieurs médecins portèrent à son histoire. Le texte – un récit de souffrance psychique en somme – pose en définitive un vrai défi à l’historien. Car que dire d’une expérience comme celle de Nanette ? Comment donner sens à son mal-être sans tomber dans l’anachronisme d’un jugement psychiatrique a posteriori ? Telles sont les questions auxquelles Goldstein entend répondre en livrant une lecture originale du cas, mêlant contexte et enseignements tirés de Sigmund Freud.

La maladie de Nanette Leroux (1823-1825)

Mais avant de commenter l’analyse, disons d’abord quelques mots de Nanette Leroux et du manuscrit. L’histoire s’ouvre en 1822, époque où Nanette, dix-huit ans, est attaquée par un garde-champêtre en voulant « à sa pudeur », sans qu’on sache la forme prise par cette agression. À la suite de cela, elle développe une série de troubles « hystériques » : catalepsie, évanouissements, etc. Médecins, prêtres et rebouteux sont appelés en renfort, sans succès. Intervient alors M. Mailland, un homme connu dans le village, qui parvient à devenir le confident de Nanette et à la stabiliser. Quelques mois plus tard, le Dr Antoine Despine (1777-1852) entre également en scène. Directeur de l’établissement thermal d’Aix-les-Bains, il s’intéresse au « somnambulisme » (on parlerait aujourd’hui d’hypnose) et se fait fort de posséder le dernier cri en matière de traitement des troubles nerveux (instruments électriques, balnéothérapie, etc.).

Or Despine fait vite de Nanette une patiente privilégiée. Les symptômes de la jeune fille lui semblent en effet l’occasion de tester ses nouvelles acquisitions thérapeutiques, mais aussi ses hypothèses sur l’origine des phénomènes nerveux. Il décide donc, aidé par Mailland, de prendre le plus de notes possible sur ce cas. En dépit de toute cette attention et des recommandations qu’elle donne en état de somnambulisme, Nanette continue néanmoins de souffrir. Son mal-être cesse toutefois brusquement le jour où, durant un bain, elle « promène » une bougie sur son corps jusqu’à ressentir un grand « frisson » libérateur.

« Guérie », Nanette cesse alors d’être suivie. Elle se marie, tombe enceinte et montre des signes de rechute, sans qu’on en sache plus, le manuscrit se concluant sur cette note. Le Dr Despine, cependant, ne se désintéresse pas du cas et confie ses notes à un collègue parisien, le Dr Bertrand, qu’il estime probablement être plus à même de toucher une large communauté scientifique. Bertrand se prend au jeu et entreprend d’intégrer l’histoire de Nanette dans une étude comparée « de la catalepsie, de l’ectasie, du magnétisme et d’autres variétés de somnambulisme ». Il n’aura toutefois pas le temps de terminer ce projet, puisqu’il meurt subitement en 1831. Le manuscrit Leroux, comme d’autres de ses notes, ne fut donc jamais publié et demeura oublié dans les archives. C’est en poursuivant ses recherches sur l’histoire des sciences du psychisme et les technologies de contrôle du moi [4] que Jan Goldstein l’a redécouvert, croisant sa lecture du texte avec d’autres types de sources (correspondances de Bertrand et de Despine, archives du centre thermal d’Aix, etc.).

Inconscient et horlogerie

Si le lecteur prend l’ouvrage à l’envers et commence par consulter le manuscrit de Bertrand retranscrit (et traduit) dans la seconde partie, il en sortira probablement assez perplexe. Le texte, d’abord, est touffu, les observations de Mailland et Despine étant sans cesse coupées par celles de Bertrand qui critique souvent les deux premiers. Mais, surtout, après avoir pris connaissance de cet étrange récit, on s’interroge sur ce que veut dire Jan Goldstein quand elle offre d’interpréter « en historienne » la maladie de Nanette. Car qu’est-ce que l’historien peut faire de ce mal-être, de ces spasmes, de ces insolites demandes de somnambule ?

Un auteur plus classique choisirait ici sans doute d’examiner comment le cas participe de l’histoire médicale de son époque. Goldstein commence d’ailleurs par là et montre que l’expérience de Nanette est l’occasion d’un débat entre deux générations. Pour le Dr Despine, qui suit une interprétation classique de la théorie d’Anton Mesmer (1734-1815), les troubles de la malade dérivent d’une perturbation dans l’équilibre de son « fluide électrique ». Mais Bertrand, plus jeune, rejette cette explication, estimant que les symptômes de Nanette sont d’origine psychique. Le fossé générationnel n’est d’ailleurs pas la seule raison de cette différence. En écartant l’hypothèse fluidique au profit d’une explication psychologique, Bertrand cherche aussi à poser les jalons d’une possible réhabilitation des acquis thérapeutiques issus du mesmérisme. En 1784, une commission d’experts avait en effet rejeté l’idée du « fluide universel ». Mettre l’accent sur une causalité psychologique plutôt que physique, est donc également une stratégie qui permet à Bertrand de pouvoir assumer un certain héritage mesmérien en l’épurant de ses aspects polémiques.

Goldstein, cependant, ne s’en tient pas à cette analyse du contexte médical. S’appuyant sur Freud, elle considère acquise l’existence d’un inconscient chez Nanette. Or cet inconscient nous est pour une fois accessible, dit-elle, grâce à Mailland et Despine qui ont noté chacune des manifestations symboliques des conflits intérieurs traversés par Nanette. À ce point de départ freudien, Goldstein ajoute une dimension culturelle, liant le devenir individuel de la jeune fille à la configuration historique qui le porte. Pour le dire autrement, Nanette tombe malade, et de cette façon singulière, parce qu’elle est une jeune Savoyarde du début du XIXe siècle. Nanette a vécu l’occupation française (la France, rappelons-le, a gouverné la Savoie de 1792 à 1815). Elle a reçu de l’instruction et a pu espérer, un temps, connaître un destin plus libre que celui de sa mère. Mais la restauration piémontaise met fin à ces possibilités d’émancipation. De Nanette on attend désormais seulement qu’elle se marie, une exigence d’autant plus traumatique qu’elle vient d’être agressée par un homme.

Les maux de Nanette pourraient ainsi s’interpréter, d’après Goldstein, comme une forme détournée de résistance face à ce destin imposé, la folie offrant à la jeune savoyarde une porte de sortie culturellement acceptée, un moratorium (l’auteure reprend ici un terme du psychanalyste Erik Erikson). De surcroît, Nanette peut attirer l’attention du Dr Despine et accéder à son centre thermal grâce à son « hystérie ». Or, en tant que lieu de villégiature de l’élite parisienne voire internationale, le spa n’est pas vraiment savoyard. Y évoluer lui permet donc de s’abstraire un moment des conventions de son milieu et de fréquenter un monde normalement inaccessible.

En d’autres termes, la jeune fille tirerait de larges bénéfices secondaires de sa maladie, ses troubles pouvant se lire comme l’expression d’un mal-être mais aussi comme un moyen de se réapproprier le contrôle de son existence. Goldstein insiste ainsi fortement sur le moment de la « guérison » (Nanette s’administre elle-même un bain et se proclame, elle-même, guérie), tout comme elle consacre de longues pages à la montre réclamée (et obtenue) par Nanette. Pour Goldstein, l’objet est évidemment symbolique. Posséder une montre constitue d’abord un moyen de s’élever socialement (qui plus est en Savoie, ce haut centre de l’horlogerie). Surtout, en cherchant à acquérir un instrument qui la rend propriétaire de son temps, Nanette marquerait symboliquement sa volonté de se libérer de l’emprise des médecins, obsédés par l’idée de savoir quand elle est réglée.

Un retour de Freud chez les historiens ?

En ces temps où la figure de Freud est violemment mise en cause par une partie de l’échiquier intellectuel français, Jan Goldstein apporte ainsi un point de vue décalé et volontiers provocateur sur l’usage qui peut être fait des outils freudiens.

On pourra, certes, ne pas toujours être convaincu par la démonstration. Ainsi, si la demande d’une montre est sans doute signifiante, on fera remarquer que Nanette réclame très souvent de l’argent – une demande plus prosaïque, mais tout aussi révélatrice du renversement des rapports de force noués autour de la jeune paysanne. Plus généralement, il n’est pas dit que l’absence de commentaires dans le manuscrit sur le caractère sexuel de ses troubles (elle va mal quand on agresse sa « pudeur », elle guérit en ressentant un « frisson » après s’être caressée, etc.) soit, comme l’écrit Goldstein, l’indice de ce qu’on se situe dans une période de « pré-sexualité » médicale. Il est, bien sûr, étonnant que Despine et Bertrand ne disent rien ou presque d’un aspect qui semble évident au lecteur contemporain. Pour autant, il est peut-être un peu périlleux de généraliser l’absence de sexe (au sens de son absence comme facteur central d’explication dans le champ scientifique) à partir du cas Leroux. On trouverait en effet ailleurs des signes bien tangibles d’un souci du sexuel dans le discours médical (et culturel) de l’époque [5]. Quant à Despine et Bertrand, on rappellera qu’ils se situaient en partie dans l’héritage de Mesmer. Ils ont donc pu choisir, à dessein, d’éviter d’évoquer un sujet qui avait contribué à la disgrâce de ce dernier (outre le discrédit porté sur l’existence du « fluide », Mesmer avait en effet été accusé de donner un tour trop érotique à ses séances de transe magnétique).

Pour finir, on fera surtout remarquer que dans l’entrelacement de discours autour du cas Leroux, une voix, pourtant, ne se fait pas entendre : celle de la malade elle-même. Certes, Mailland et Despine disent rapporter au plus juste ses propos et ses gestes ; il n’empêche que le texte n’est pas un témoignage direct et qu’il est en outre l’objet de reconstructions successives sous la plume des deux médecins. Il y a donc une limite à ce que l’on peut dire de la maladie de Nanette, limite que l’auteure souligne sans doute trop peu. Mettant en évidence les implicites et les non-dits du manuscrit, est-ce vraiment de Nanette que parle Goldstein ou du sens caché que sa maladie a pour son entourage et ses médecins ? L’interrogation demeure ouverte et ce sera au lecteur de se faire une opinion. Il est toutefois intéressant de mentionner ici un autre texte qui soulève le même type de question : « l’histoire sommaire de la maladie et du somnambulisme de Lady Lincoln ». Long et sinueux, le manuscrit écrit dans le cours de l’année 1837 est également un récit de maladie hystérique à plusieurs voix, les médecins ayant cette fois-ci revu leur texte pour appuyer une demande d’honoraires non réglés. Là aussi, sous l’entremêlement des discours, il est difficile de « décider », selon le mot de Jean-Pierre Peter, où se situe la « vérité » de la malade.

Mais les objections qu’on pourra soulever à l’encontre de tel ou tel point n’enlèvent finalement rien à la pertinence de l’ouvrage. Au contraire même, elles soulignent tout l’intérêt de la démarche adoptée par Jan Goldstein. Car au travers du cas Leroux, c’est la question du rapport entre histoire personnelle et histoire avec un grand H qui est posée par l’auteure. Or là où beaucoup se contentent d’une pâle vulgate « psy », elle a le mérite d’aborder frontalement le sujet et de proposer un modèle interprétatif associant histoire et psychanalyse. La tentative séduira ou non, elle intéressera en tout cas les historiens de la médecine et tous ceux qui s’interrogent sur le lien entre névroses individuelles et destinée collective.

par Aude Fauvel, le 25 juin 2010

Pour citer cet article :

Aude Fauvel, « Hystérique mais pas si folle », La Vie des idées , 25 juin 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hysterique-mais-pas-si-folle

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Gallimard/Seuil, 2003.

[2Nicole Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du XIXe siècle à la Grande Guerre, Paris, Éd. La Découverte, collection « l’Espace de l’Histoire », 2003.

[3Mark S. Micale, Hysterical Men : The Hidden History of Male Nervous Illness, Cambridge, Harvard University Press, 2008.

[4Voir à ce sujet ses deux précédents ouvrages : Console and classify : the French psychiatric profession in the nineteenth century (Cambridge/New-York, Cambridge University Press, 1987, traduit en français : Consoler et classifier : l’essor de la psychiatrie française, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1997) sur l’essor de la psychiatrie en France et The post-revolutionary self : politics and psyche in France, 1750-1850 (Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2005) sur l’influence de la philosophie spiritualiste dans le XIXe siècle français.

[5Pour une analyse récente des pratiques et des discours sexuels, voir : Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs : les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2007.

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