Le sociologue américain Harrison White a contribué de façon décisive à développer l’analyse des réseaux sociaux. Outre ses travaux dans ce domaine, sa synthèse théorique et sa compréhension des formations sociale irriguent divers champs comme la sociologie de l’art et la sociologie économique.
Le quotidien américain The New York Times a récemment rendu hommage à Harrison White, « sociologue révolutionnaire (et impénétrable) », essayant de relier sa biographie à ses idées souvent jugées iconoclastes [1].
Harrison Colyar White (1930-2024) est en effet une figure majeure de la sociologie nord-américaine contemporaine. Ses élèves enseignent dans les universités les plus prestigieuses (Mark Granovetter à Stanford, Scott Boorman à Yale, Peter Bearman à Columbia, etc.). Il en est de même, plus généralement, pour les auteurs qui s’inspirent à un titre ou un autre de ses travaux. L’analyse des réseaux sociaux, dont il est un contributeur majeur, réunit à présent des milliers de chercheurs dans le monde dans les colloques qui lui sont consacrés, notamment la conférence Sunbelt organisée annuellement par l’INSNA (International Network for Social Network Analysis ou Réseau International pour l’Analyse des Réseaux Sociaux), et elle alimente l’ensemble des sciences sociales contemporaines en leur permettant de créer des ponts avec d’autres disciplines comme la physique ou la biologie. La sociologie économique et la sociologie de l’art, en particulier, intègrent ses contributions dans leurs corpus de travaux de référence.
En France, il est reconnu depuis longtemps pour ses contributions à l’étude des réseaux sociaux (qui, en dehors de ce domaine spécifique, sont citées par exemple par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme (1999)), ses travaux sur les marchés en sociologie économique (cités entre autres par Pierre Bourdieu dans son ouvrage tardif sur les structures sociales de l’économie) et en sociologie de l’art (cités par des spécialistes comme Raymonde Moulin, Pierre-Michel Menger ou Nathalie Heinich). Il est cependant peu identifié en sociologie fondamentale. La traduction en français par deux d’entre nous de son livre le plus théorique (Identité et contrôle) a suscité un certain intérêt de la part des chercheurs les plus préoccupés de théorie. Cependant, son œuvre n’a pas encore touché la communauté des chercheurs en sciences sociales de façon aussi large que les travaux d’auteurs étrangers de cette génération, dont les ouvrages sont régulièrement cités et intégrés aux enseignements de sciences sociales en France, tels que Howard Becker, Erving Goffman, Niklas Luhmann, Anthony Giddens — ou même, dans la génération suivante, Mark Granovetter, qui fut son étudiant de thèse.
Réputée difficile d’accès, l’œuvre d’Harrison White est plus facile à aborder si on la resitue dans son parcours de physicien et de mathématicien passant progressivement des méthodes d’analyse des structures sociales à une théorie plus générale. C’est pourquoi nous revenons succinctement sur certaines étapes de sa carrière avant de nous centrer sur son ouvrage le plus théorique.
De la physique à la sociologie
La carrière sociologique de ce physicien de formation s’amorce probablement en 1956-57, lors de son passage au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (CASBS) (Centre pour les Études Avancées en Sciences Comportementales) de l’Université Stanford. Créé quelques années auparavant (1954), c’est un laboratoire de recherche interdisciplinaire qui accueille en résidence des scientifiques qui étudient l’une des « cinq disciplines sociales et comportementales fondamentales que sont l’anthropologie, l’économie, les sciences politiques, la psychologie et la sociologie » [2]. Au fil des années, on peut y trouver des chercheurs déjà très reconnus comme les économistes Kenneth Arrow et Franck Knight, l’anthropologue Edward E. Evans-Pritchard ou le politiste Karl Deutsch. Ce dernier, qui enseigne alors au Massachussetts Institute of Technology (MIT), avait repéré parmi ses étudiants Harrison White, un jeune physicien prodige (entré au MIT à 15 ans) intéressé par les sciences sociales. Deutsch l’a convaincu de venir passer une année (1956-1957) dans ce centre de Stanford.
White vient de soutenir sa thèse de physique l’année précédente, et s’engage par la suite dans une thèse de sociologie sous la supervision de Marion Levy qui a étudié sous la direction du sociologue américain Talcott Parsons. Cette thèse de sociologie, soutenue en 1960, constitue l’aboutissement d’une reconversion disciplinaire déjà largement entamée à la suite de l’année à Stanford. En effet, après ce séjour, White passe une année universitaire à l’Université Johns Hopkins, puis il est recruté à l’Université Carnegie Mellon. Il est ensuite invité à rejoindre l’Université de Chicago en 1959 comme « associate professor », ce qui lui permet enfin de travailler au sein d’un département de sociologie. C’est là qu’il fait la connaissance, entre autres, du sociologue Everett Hughes. Il passe en 1963 de Chicago à Harvard, où il effectue une grande partie de sa carrière, avant de rejoindre l’université Columbia après un bref passage de deux ans par l’Université d’Arizona.
C’est donc un parcours académique classique pour un membre de l’élite universitaire américaine, notamment au sein de certaines universités de la Ivy League telles Harvard ou Columbia. Moins classique est son parcours scientifique marqué par une grande diversité thématique, mais aussi par une cohérence méthodologique, et par une évolution théorique qui le fait progressivement intégrer les aspects discursifs et symboliques dans une conception du monde social au départ marquée par un structuralisme et un formalisme assez stricts.
De la modélisation de la parenté à l’analyse des réseaux sociaux
Le premier ouvrage de Harrison White, très technique, est une modélisation des liens de parenté (White, 1963), considérée comme un ensemble de liens entre des personnes caractérisées par leurs positions respectives. White s’inspire du travail du mathématicien français André Weil, qui a collaboré avec Claude Lévi-Strauss sur Les Structures élémentaires de la parenté et rédigé une annexe du célèbre livre de l’anthropologue. Rappelons qu’il s’agit de sociétés fermées, structurées en clans, avec des relations de parenté très codifiées. White esquisse dans son livre l’idée d’équivalence structurelle, c’est-à-dire de similarité de position dans la structure qui rend les éléments plus ou moins substituables (par exemple pour le choix très contraint des conjoints, tel qu’il est décrit dans les observations de Lévi-Strauss). Si l’on décrit la parenté comme un ensemble de relations entre des positions définies par l’appartenance à des groupes familiaux et par des rapports de filiation, deux positions sont structurellement équivalentes si elles ont des places similaires dans la structure. Par exemple, pour une même personne, deux tantes du côté de la mère sont dans une situation d’équivalence structurelle.
Au début de sa carrière sociologique, White met l’accent sur les méthodes, cherchant des modèles mathématiques pour les phénomènes sociaux. Il n’y a donc pas dans ses premières publications l’explicitation d’une position théorique comme on en trouve dans les textes d’auteurs formés en philosophie ou en sciences sociales. Cependant, sa volonté de modéliser des structures l’inscrit dans une forme de structuralisme. Il existe évidemment de nombreuses variantes de cette orientation de recherche. En France on la rattache souvent aux œuvres de Claude Lévi-Strauss, ou en sociologie, celles de Pierre Bourdieu. Dans cette tradition française, la dimension « mentaliste », celle des structures cognitives, est très importante. Dans les traditions anglophones, et notamment dans l’anthropologie britannique dans laquelle White trouve une partie de son inspiration, cette dimension est beaucoup moins présente. La structure est plutôt vue comme un ensemble de relations entre des personnes ou des groupes. Ainsi, dès 1940, l’anthropologue Alfred Radcliffe-Brown écrivait : « l’observation directe nous révèle que ces êtres humains sont reliés par un réseau complexe de relations sociales. J’utilise le terme de "structure sociale" pour désigner ce réseau de relations réellement existantes. » (Radcliffe-Brown, 1940, p. 2) [3]. Cette conception se retrouve dans les travaux des anthropologues britanniques des années 1950, notamment John Barnes et Elisabeth Bott, qui présentent les définitions de la notion de réseau social dont White s’inspire un peu plus tard. Pour ces chercheurs, un réseau social est un ensemble de relations (ou de formes routinisées d’interaction) entre des personnes ou des groupes, les liens entre les personnes pouvant traverser les frontières de groupes ou de communautés plus ou moins institutionalisés.
Mais plus que les relations concrètes entre personnes, ce qui intéresse White ce sont les liens entre des positions dans la structure, positions dans lesquelles les personnes sont amenées à se trouver à un moment ou un autre. C’est ainsi qu’il essaiera de modéliser les changements d’emploi en cascade amorcés par le déplacement d’une personne dans un système d’emplois donné (White, 1970). Chaque emploi est considéré comme une position dans une structure et le passage d’une personne d’une position à une autre, libère la position de départ, qui devient accessible pour une autre personne, qui libère à son tour un emploi, etc.
Lorsque White est recruté à Harvard en 1963 comme professeur assistant, le premier grade d’une carrière universitaire dans le système américain de la « tenure », il découvre l’ouvrage de l’anthropologue britannique Elizabeth Bott, Family and Social Network (1957) (Famille et réseau social, non traduit), qui le passionne car les réseaux qu’elle décrit forment une structure qu’il lui semble possible de modéliser, notamment en développant la notion d’équivalence structurelle, dont il avait jeté les bases dans ses travaux sur la parenté. L’équivalence structurelle désigne une similarité de position dans un réseau. L’idée de White est que si l’on parvient à décrire un réseau de façon assez détaillée, avec les différents liens, alors certains éléments du réseau vont être en relation avec les mêmes éléments tiers (voir Godart, 2011). Cette similarité correspond à des positions. L’analyse purement structurelle du réseau devrait alors permettre de mettre au jour ces positions, sans forcément disposer d’autres informations. Par exemple, si l’on analyse les interactions dans un collège, sans savoir au départ qui sont les personnes, l’analyse des équivalences structurelles fera apparaître des blocs de professeurs (qui ont les mêmes élèves) et d’élèves (qui ont les mêmes professeurs).
Encore faut-il élaborer des algorithmes mathématiques pour mesurer les équivalences (qui ne sont jamais parfaites) et déterminer les blocs. White imagine des méthodes pour identifier des éléments du réseau qui présentent le plus de similarité par leurs positions et baptise les regroupements obtenus par le terme de « blockmodels » (modèles à blocs) (Lorrain et White, 1970 ; Breiger, Boorman et White, 1976), ouvrant ainsi un champ de recherche important (Doreian, 2009).
À Harvard, il forme de jeunes chercheurs en sociologie comme Mark Granovetter, Barry Wellman, et John Padgett, inaugurant ce qui a parfois été appelé la « révolution de Harvard ». Reprenant des notions issues de l’anthropologie britannique, et leur ajoutant des méthodes quantitatives nouvelles rendues possibles par le développement des outils informatiques, ces auteurs, avec d’autres travaillant sur des thèmes proches (James Coleman, Ronald Burt et Nan Lin à Chicago, Claude Fischer et Linton Freeman en Californie), posent les fondements de l’« Analyse des Réseaux Sociaux » (ARS), autour de laquelle s’est constituée au début des années 1970 une communauté scientifique appelée à croître considérablement.
White n’est pas à cette époque un théoricien exprimant une conception personnelle du monde social. C’est d’abord un chercheur spécialisé dans les mathématiques appliquées aux sciences sociales, et son œuvre d’alors est peu dissociable des travaux des jeunes chercheurs qu’il a conseillés, dont certains sont devenus plus célèbres que lui (par exemple Mark Granovetter qui a été inclus en 2014 dans la liste de potentiels nobélisables [4]). Il faut donc revenir un peu sur l’analyse des réseaux sociaux, dont White et ses étudiants ont contribué de façon centrale à forger les cadres analytiques et méthodologiques.
L’analyse des réseaux sociaux se concentre sur des relations plus ou moins pérennes entre des personnes ou des groupes. Pour détecter et analyser ces réseaux, les chercheurs peuvent utiliser différentes stratégies. Ils peuvent délimiter des ensembles d’entités sur un critère de partage de ressources (par exemple appartenir à une même petite entreprise, ou un même club de sport, et avoir des relations émanant d’une activité partagée) et documenter de la façon la plus complète possible les relations entre ces entités. C’est ce que l’on appelle en général les réseaux complets. L’analyse de modèles de blocs élaborée par White avec ses collaborateurs (Lorrain, Boorman, Breiger, voir plus haut) s’applique particulièrement bien à ce type de données. Mais les analystes de réseaux peuvent également examiner les relations autour de chaque personne au sein d’un échantillon de type classique (sans lien entre les personnes interrogées), reconstituant ce que l’on appelle en général des réseaux personnels. Cette approche a particulièrement été développée par un doctorant de White, Barry Wellman (1979) et un autre jeune chercheur avec lequel il était également en contact, Claude Fischer (1982). Enfin, les chercheurs de ce domaine peuvent aussi chercher à identifier des chaînes relationnelles dans des accès à des ressources (par exemple trouver un emploi grâce à des relations qui le procurent ou qui mettent les personnes en contact avec d’autres qui recrutent). Cette approche a été mise en œuvre sur les conseils de White, qui était leur directeur de thèse, par Nancy Howell Lee dans une recherche sur les jeunes femmes cherchant à avorter (1969) et par Mark Granovetter sur l’accès à l’emploi (1974).
L’analyse des réseaux sociaux a connu un développement important parce que, dès lors que l’on se donne les moyens de les détecter, les réseaux sont omniprésents dans le monde social. Cela permet aux analystes de réseaux d’aborder tous les domaines des sciences sociales à partir d’un angle particulier, celui des relations « dyadiques » (entre deux entités) et des réseaux qu’elles constituent. C’est l’occasion de rappeler que les réseaux sociaux dont il s’agit dans ces travaux diffèrent des médias sociaux (social media en anglais) apparus dans les années 2000 et appelés souvent également, en français, « réseaux sociaux ». Cela suscite des problèmes récurrents de terminologie dans la recherche de langue française, mais pose aussi la question de l’effet du développement de ces médias sur les relations interpersonnelles (Grossetti, 2014) et celle du rôle joué par la recherche en analyse de réseaux sur le développement des géants de l’Internet tels Google et son algorithme PageRank (Brin et Page, 1998).
La sociologie économique figure parmi les domaines traités de façon approfondie par White et qui ont révélé le potentiel des analyses de réseaux sociaux. Ce domaine a aussi été pour lui une source d’évolution de sa pensée, ce pourquoi nous nous y arrêtons brièvement.
Refonder la sociologie économique à partir des réseaux
L’activité économique a toujours intéressé White, qui avait consacré sa thèse de sociologie aux relations entre les différents services d’une même firme, s’efforçant d’en dégager la structure à partir d’entretiens et de questionnaires auprès des responsables de services (soutenue en 1960, la thèse a pour titre « Research and Development as a Pattern in Industrial Management : A Case Study in Institutionalisation and Uncertainty », soit « La recherche et développement comme modèle dans la gestion industrielle : une étude de cas sur l’institutionnalisation et l’incertitude », non traduit). L’intérêt de White pour l’activité économique et les marchés s’ancre aussi dans une recherche effectuée avec son épouse Cynthia White, historienne de l’art, sur les impressionnistes et les marchés de l’art (White et White, 1991). Les deux auteurs ont analysé l’émergence et l’organisation de marchés de l’art impliquant des marchands et des critiques. En France, cet ouvrage a exercé une influence profonde sur la sociologue Raymonde Moulin et, après elle, sur une grande partie de la sociologie de l’art, aussi bien en France qu’aux États-Unis. Les activités artistiques resteront un de ses thèmes de recherche tout au cours de sa carrière, lui donnant des exemples de structures sociales émergentes et l’incitant à développer le concept de style, comme harmonie des pratiques (White, 1993).
Abordant les marchés de façon plus générale, il s’est écarté rapidement des théories dominantes en économie, qu’il connaissait très bien, ainsi que certains des auteurs qui les ont formulées, et a fondé son approche sur le concept de l’équivalence structurelle détaillé plus haut. Son modèle des marchés considère le réseau des producteurs, de leurs fournisseurs ainsi que de leurs clients, et définit des situations d’équivalence entre des entreprises en compétition. S’observant réciproquement et s’ajustant en permanence sur les quantités et les prix, les entreprises finissent dans certaines conditions par se stabiliser au sein d’un ensemble en équilibre provisoire que White appelle un marché. La première formulation de ce modèle figure dans l’article de 1981 Where Do Markets Come From ? (« D’où viennent les marchés ? », non traduit). On peut considérer qu’en s’attaquant à un objet clé des économistes (les marchés), White a contribué fortement à instituer ce qui sera plus tard appelé la « nouvelle sociologie économique ». Ce courant aborde l’ensemble de l’activité économique sans forcément s’interdire, comme c’était le cas pour les sociologues auparavant, de reconsidérer les sujets d’étude et les concepts centraux des sciences économiques, à l’instar des marchés ou de la formation des prix. White est revenu plus tard sur son modèle, avec de nouveaux développements (White, 2002 ; White, Godart et Corona, 2008), amorçant un dialogue avec des chercheurs du courant de l’économie des conventions (Favereau, Biencourt et Eymard-Duvernay, 2002). Attaché aux analyses structurelles il n’adhérait pas aux théories individualistes de l’économie dominante, dont il jugeait les fondements trop fragiles, mais cela ne l’empêchait pas de défendre une approche mathématisée (ou formalisée) de l’analyse des activités économiques.
En parallèle de ses travaux sur les réseaux ou l’économie, White a accumulé des notes de travail plus théoriques qu’il a entrepris de synthétiser dans un ouvrage au cours des années 1990. Cet ouvrage est souvent considéré comme une évolution importante de sa pensée, le structuralisme initial se complexifiant fortement par l’intégration d’une dimension liée au langage et aux significations, et par l’exploration de formations sociales d’amplitudes variées qui vont bien au-delà des réseaux.
Les formations sociales
En 1992 paraît son ouvrage Identity and Control. A Structural Theory of Social Action (Princeton University Press) (Identité et contrôle : Une théorie structurelle de l’action sociale). Le livre sera retravaillé avec divers collaborateurs (dont l’un d’entre nous, Frédéric) et réédité en 2008 avec un autre sous-titre, « une théorie de l’émergence des formations sociales » [5].
Le changement de sous-titre indique une évolution, non du contenu fondamental du livre, mais de la perception que White et ses co-auteurs avaient de la perspective d’ensemble proposée par l’ouvrage. D’une structure faite d’un agencement de positions, on passe à une organisation sociale où les positions sociales interagissent avec des formes discursives pour constituer des formations sociales de plus en plus complexes.
S’appuyant sur une base de cas considérables, pour une bonne part correspondant à des études issues de la communauté des analystes de réseaux, il entreprend dans ce livre de construire un cadre théorique général en forgeant ses propres concepts, choisissant des termes usuels qu’il dote d’un sens nouveau ou forgeant des néologismes qui lui sont propres. Son livre n’est pas une théorie sociale au sens habituel, c’est plutôt une ontologie, un inventaire des formations sociales qui constituent l’organisation sociale, une organisation qu’il perçoit comme un « gel de polymère » ou « un minéral avant qu’il ne durcisse » plutôt que comme un cristal clairement ordonné que suggèreraient des approches structurelles plus rigides. Autrement dit, les formations sociales ne sont jamais complètement stables, elles sont mouvantes, susceptibles d’évoluer plus ou moins brusquement ou de façon plus progressive.
La texture de ces formations sociales se perçoit à travers les formes d’incertitude qui traversent les activités. White en distingue trois types, qui renvoient à autant de dimensions de l’organisation sociale. La contingence concerne ce qu’il nomme le biophysique, c’est-à-dire l’environnement naturel sur lequel l’activité sociale n’a qu’une prise limitée. « Est-ce qu’une tempête s’approche des côtes ? » est un exemple de ce type d’incertitude. Un autre type d’incertitude, l’ambiguïté, porte sur les significations : « Est-ce bien cela qu’il a voulu dire ? ». Les significations sont au cœur de l’ontologie d’Harrison White (White, Godart et Thiemann, 2008) et elles sont toujours en lien avec les positions sociales. Pour désigner l’incertitude sur ces positions, il a choisi un terme ancien, peu usité, l’ambage (c’est le terme qu’il utilise en anglais, au singulier, et que nous avons conservé en Français dans la traduction de son livre). « Obtiendrai-je une promotion ? » est une question qui peut illustrer l’ambage. Cette décomposition des formes d’incertitude, très originale, indique que la trame de l’organisation sociale est constituée de trois dimensions intimement mêlées, le biophysique, les significations et le social. Les trois dimensions sont en interaction permanente, surtout les deux dernières. White montre ainsi que maintenir l’ambage à un niveau acceptable implique souvent d’accroître l’ambiguïté, comme lorsqu’un personnage politique cherche à conserver des alliances avec des partenaires par ailleurs en désaccord en évitant toute prise de parole qui le ferait assimiler à un camp ou un autre.
Les deux concepts les plus fondamentaux, qui forment le titre du livre, sont l’identité et le contrôle
Opposé aussi bien aux approches centrées sur une structure ou un système qui seraient considérés comme stables qu’aux théories individualistes qui se fondent sur des acteurs dotés de logiques d’action bien identifiables et modélisables, White laisse de côté les concepts classiques de la sociologie (acteurs, groupes, etc.) et définit des « identités », soit toute source d’action à laquelle des observateurs peuvent attribuer un sens [6]. Pour lui, il n’y a pas d’individus auxquels on attribue une rationalité, une logique d’action ou des dispositions : les personnes sont des cas particuliers d’identités et une même personne peut générer des identités multiples (par exemple en tant que mère, professionnelle, militante…). Ces identités peuvent être aussi des collectifs, voire parfois des processus. Ce sont au fond les sujets des verbes qui apparaissent dans les récits. White définit cinq sens de l’identité : comme entité émergente trouvant des appuis dans les interactions ; comme source d’innovation ; comme « face » perçue par les autres ; comme description a posteriori ; et enfin comme personne au sens plus classique lorsque ces différents aspects se combinent. Face aux incertitudes, les identités construisent, à travers les activités dans lesquelles elles sont impliquées, des appuis pour établir une position, ces appuis étant désignés par le concept de « contrôle ». Le contrôle n’est donc pas ici associé systématiquement à un pouvoir de coercition, mais à la possibilité pour les identités de se maintenir dans une certaine continuité.
Ces deux concepts fondamentaux, qui donnent au livre son titre, situent son approche à l’écart de tout aspect « mentaliste » qui intégrerait des hypothèses sur ce qui se passe dans les esprits humains. Les significations sont centrales, mais elles apparaissent dans les discours ou les activités sans qu’il soit nécessaire de les rattacher à des intentions, des stratégies, des représentations ou des dispositions. C’est ce qui le différencie d’un auteur comme Pierre Bourdieu, lui aussi très influencé par le structuralisme, et qui déconstruit également la notion d’individu, mais qui fonde sa théorie sur des hypothèses relatives à la façon dont la structure sociale influe sur des dispositions infra-conscientes. Le centrage sur les significations rapproche White des approches désignées en France par le label « pragmatique », mais il s’en éloigne par une conceptualisation très précise des structures sociales.
En effet, si le caractère contingent et fluctuant des identités et de leurs tentatives plus ou moins discordantes de contrôle fait penser au monde que décrit la mécanique quantique, les significations produites, et observables, permettent de déceler des régularités qui font penser au monde plus stable de la gravitation, si l’on peut nous pardonner cette analogie un peu approximative pour la pensée d’un physicien devenu sociologue.
Le premier type de formation sociale qu’il décèle est celui des liens dyadiques (i. e. entre deux entités) entre les identités, liens révélés par les récits et qui s’agrègent dans des réseaux. Il retrouve alors tout le domaine de l’analyse des réseaux sociaux, qu’il a contribué à organiser et que nous avons évoqué plus haut. Mais, alors que beaucoup de praticiens de l’analyse des réseaux font de ceux-ci la structure fondamentale du monde social, White ne s’y attarde que le temps d’un chapitre, et s’en évade rapidement pour aborder des formes d’ordre social qui s’autonomisent à partir des réseaux, qui s’en « découplent » pour reprendre le terme qu’il utilise. Ces ordres, qu’il appelle des « disciplines », sont une généralisation de ce qu’il avait observé sur les marchés, lorsque les entreprises ayant des clients ou des fournisseurs similaires s’alignaient les unes par rapport aux autres. Ce type d’ordre produit par des liens similaires avec des entités extérieures est ce qu’il appelle une « interface ». Mais l’ordre peut aussi émerger des ajustements au sein d’un ensemble donné d’identités, comme harmonie entre elles, c’est ce qu’il appelle une « arène ». Enfin, l’ordre peut se construire par des délibérations plus formelles, c’est ce qu’il appelle un « conseil ». Les trois types de disciplines caractérisent des formes collectives qui apparaissent dans le magma social. Une même forme collective peut être structurée par une ou l’autre des disciplines selon les moments. Par exemple un ensemble d’artistes peut devenir une interface lorsque les relations avec l’extérieur (public, critiques, marchands) se polarisent et les place en situation d’équivalence, il est une arène lorsque les artistes définissent par leurs interactions une « essence » de leur art et il devient un conseil lorsque ces artistes décident collectivement d’actions d’organisation interne ou de défense de leur art par rapport à des menaces extérieures. Au-delà, White définit une forme de régularité plus diffuse, qu’il appelle le « style ». Le style est une harmonie qui peut désigner une atmosphère sociale temporaire aussi bien que des constructions artistiques très réflexives.
Pour White, l’organisation sociale ne s’arrête pas là, elle est aussi faite d’institutions, un type de formation sociale fondé sur des règles, qu’il désigne par le terme « rhétorique ». Les institutions (et les rhétoriques) ne sont pas seulement formelles, elles sont souvent tacites, comme celle qui se perçoit dans les files d’attente par exemple. Cette perspective va au-delà des définitions habituelles du concept d’institution, tout en restant compatible avec elles. Allant vers des agrégats de plus en plus massifs, il définit ensuite des « régimes » qui sont des équilibres massifs et durables entre des activités diverses. Cela lui permet d’aborder des phénomènes comme le patriarcat ou le capitalisme.
Si elle est fluctuante, l’organisation sociale est cependant très contraignante et les tentatives d’action, c’est-à-dire de modification locale de cette organisation, se trouvent sans cesse confrontées à des logiques de blocage, qu’il décrit comme une « Mer des Sargasses » de l’activité sociale. Mais l’organisation sociale est aussi un appui pour les identités et elle ouvre des possibilités d’action au gré de ses fluctuations.
Cette construction intellectuelle, plus ontologique que théorique, qui apparaît parfois plutôt comme un assemblage d’intuitions profondes que comme une architecture très régulière, qui est de surcroît rédigée dans un langage difficile, parfois très allusif, se prête à des interprétations très diverses. À sa parution, le livre a dérouté la plupart des sociologues, à l’exception notable d’Andrew Abbott. Ce dernier, dans une recension (Abbott, 1994), met en avant la profonde originalité du livre et les ouvertures qu’il procure et suggère aux lecteurs de le lire en entier sans chercher à tout comprendre, puis de revenir sur les parties qui résonnent le plus avec leurs propres préoccupations, avec la certitude d’y trouver des perspectives totalement originales. Et c’est bien ainsi que les chercheurs en sciences sociales de tous les pays ont progressivement appris à l’utiliser. Il ne s’agit pas d’une théorie « prête à l’emploi » qu’il suffirait d’appliquer à un problème de recherche. C’est plutôt un concentré d’idées et de perspectives qui est extrêmement inspirant lorsqu’on en choisit certaines pour les réinterpréter et les intégrer à sa propre pensée. À ce titre, White peut dans une certaine mesure être considéré comme un sociologue pour sociologues, comme il y a des « musiciens pour musiciens » qui inspirent leurs confrères mais demeurent peu accessibles pour un public plus large.
Le parcours intellectuel de White peut faire penser à celui d’un philosophe, lui aussi formé aux mathématiques et à l’ingénierie, comme Ludwig Wittgenstein. Parti d’une recherche de rationalisation de l’analyse des activité sociales par l’élaboration de modèles mathématiques précis, un peu comme Wittgenstein a cherché au début à affranchir la philosophie de la métaphysique, White a accordé progressivement de plus en plus d’importance aux significations et au langage (auquel il avait l’ambition de consacrer un ouvrage qu’il n’a jamais pu achever), comme le philosophe s’est concentré sur les jeux de langage. Cette analogie est évidemment très limitée, d’autant plus que White n’a jamais cessé de produire des modèles mathématiques, notamment sur l’activité économique, de collaborer avec des chercheurs plus orientés vers l’empirie, et qu’il n’a pas renoncé à décrire des structures sociales. Mais elle peut aider à appréhender cette figure très singulière de la sociologie.
Un héritage multiple
Après son décès en mai 2024, alors que les hommages se multipliaient, ses nombreux collaborateurs et lecteurs ont parfois découvert l’ampleur d’une œuvre dont ils ne percevaient souvent que des fragments, à travers des techniques, des thèmes de recherche ou des intérêts théoriques particuliers. Les membres de la parenté académique de White commencent à se rendre compte de l’étendue considérable de son influence dans de nombreux secteurs des sciences sociales. Certains, plus intéressés par les méthodes que par la théorie, et qui avaient souvent été déconcertés par Identité et Contrôle, commencent à prendre la mesure de l’importance de ce livre. D’autres, plus engagés dans les débats théoriques, perçoivent de plus en plus à quel point les propositions de White, si elles sont formulées de façon très abstraite, s’ancrent dans des réflexions méthodologiques et une connaissance approfondie de plusieurs domaines de recherche.
L’inventaire de l’héritage de cet auteur « révolutionnaire » et « insondable » à la fois, pour reprendre les qualificatifs de l’article du New York Times cité en introduction, est en cours. On peut penser qu’il aura des effets dans de nombreux domaines des sciences sociales. Dans la communauté des analystes de réseaux, dont la principale organisation (l’INSNA) a été fondée par l’un des anciens étudiants de White (Barry Wellman, également décédé en 2024), malgré le développement des techniques et la diversification des thèmes traités, qui ont accompagné une croissance soutenue des pratiquants, les questions fondamentales abordées par White reviennent sur le devant de la scène. En sociologie économique, son apport, combiné à celui de ses anciens étudiants, dont Mark Granovetter et John Padgett, offre des perspectives importantes pour discuter des théories économiques dominantes. La sociologie de l’art et des pratiques culturelles a intégré depuis longtemps sa théorie des marchés, mais elle découvre depuis quelques années l’intérêt de notions comme celle de style, appliquée notamment aux industries culturelles comme la mode (Godart, 2016). Et l’on pourrait multiplier ainsi les domaines thématiques où sa pensée offre des perspectives nouvelles. Enfin, sur le plan de la théorie, White est devenu une référence incontournable [7] et n’a pas fini d’inspirer des commentaires et des développements.
Références
– Abbott, Andrew, 1994, « Book Review : Identity and Control : A Structural Theory of Social Action. By Harrison C. White », Social Forces 72-3, 895-901.
– Boltanski, Luc, et Chiapello, Ève, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
– Boorman, Scott A., Breiger, Ronald, et White, Harrison C., 1976, « Social Structure from Multiple Network, II Role Structures », American Journal of Sociology, 81-4, 1384-1446.
– Brin, Sergueï et Page, Lawrence, 1998, « The Anatomy of a Large-Scale Hypertextual Web Search Engine », Computer Networks and ISDN Systems, 30, pp. 101- 117.
-Doreian, Patrick, 2009, « Positional Analysis and Blockmodeling », in Robert A. Meyers (ed), Encyclopedia of Complexity and Systems Science, Springer, New York, 6913–6927.
– Favereau, Olivier, Biencourt, Olivier, et Eymard-Duvernay, François, 2002, « Where do markets come from ? From (quality) conventions ! » in O. Favereau et E. Lazega, eds., Conventions and structures in economic organization : markets, networks and hierarchies, Edward Elgar, Cheltenham, pp. 213-252.
– Fischer, Claude S., 1982, To Dwell among Friends : Personal Networks in Town and City, Chicago, Chicago University Press.
– Godart, Frédéric, 2011, « Structural equivalence », in Encyclopedia of Social Networks (Vol. 2, pp. 825-826). SAGE Publications, Inc., https://doi.org/10.4135/9781412994170 – Godart, Frédéric, 2016, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte.
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Pour citer cet article :
Alain Degenne & Frédéric Godart & Michel Grossetti, « Harrison White, pionnier de l’analyse des réseaux »,
La Vie des idées
, 18 mars 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Harrison-White-pionnier-de-l-analyse-des-reseaux
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Notes
[1] « Harrison White, Groundbreaking (and Inscrutable) Sociologist, Dies at 94 » (New York Times, 12 Juin 2024).
[3] « direct observation does reveal to us that these human beings are connected by a complex network of social relations. I use the term « social structure » to denote this network of actually existing relations ».
[5] C’est cette seconde version que deux d’entre nous (Michel et Frédéric) ont traduite en français (White, 2011). Pour l’anecdote, le projet de traduction est antérieur à la deuxième version. La traduction, pour laquelle Harrison White a passé de longs mois à Toulouse avec l’un d’entre nous (Michel), a été conduite en parallèle de l’élaboration de la nouvelle version.
[6] Sur ces points voir entre autres Grossetti et Godart, 2007.
[7] Voir la notice qui lui est consacrée dans l’ouvrage dirigé par Cyril Lemieux sur les livres importants des sciences sociales (Lemieux, 2017).