Que dire encore à propos du procès de Nuremberg ? Comme souvent s’agissant d’un événement historique mondialement connu, on pourrait considérer que tout a été dit, tant la littérature directe ou indirecte consacrée à ce procès est importante. À la fois symbole de l’achèvement de la Seconde Guerre mondiale et procès matriciel de la justice pénale international, le Procès de Nuremberg est un objet historique et (dans une certaine mesure) philosophique d’importance, qui fit immédiatement l’objet de nombreuses études. Toutefois, comme souvent – si ce n’est toujours –, il reste beaucoup à dire sur cette institution, ainsi qu’en témoigne le livre important de Guillaume Mouralis. En décalant la perspective grâce à un appui privilégié sur l’histoire sociale et la sociologie des professions juridiques, il contribue non seulement à produire une image renouvelée du Tribunal, mais aussi à en saisir les effets différés, annoncés dès le titre par la référence à un « moment Nuremberg ».
Déplacement disciplinaire signifie également renouvellement des sources : à une approche centrée sur les textes (statuts, déclarations…) ou sur les décisions, Mouralis oppose une approche focalisée sur des trajectoires : les trajectoires des acteurs ou des groupes d’acteurs, mais aussi celles des idées. En effet, comme l’a déjà montré le beau livre de Philippe Sands consacré aux trajectoires croisées (entre autres) de Raphaël Lemkin et de Hersch Lauterpach (que l’on entraperçoit dans le livre) [1], les catégories juridiques nouvelles élaborées alors gagnent pour être comprises à être lues à l’aune des trajectoires de leurs auteurs, elles-mêmes insérées dans le cours historique du conflit puis de l’après-guerre.
Pour appuyer son raisonnement, Mouralis mobilise un corpus de sources considérables. D’une part une base de données biographiques constituée afin de traiter les données relatives aux juristes membres de la Commission des Nations unies sur les crimes de guerre (CNUCG) créée en 1943 (p. 66), à ceux de la délégation américaine à Nuremberg (p. 233), et enfin à l’ensemble des membres de la délégation française (p. 185). De l’autre, l’exploration d’une vingtaine de fonds d’archives publiques et privées, en France et aux États-Unis, et le recours à une importance documentation. À partir de ce double corpus, ce sont plusieurs fils qui sont tirés de façon non strictement chronologique, permettant à la fois de donner corps à des « délégations » nationales trop souvent résumées par les noms et titres de leurs chefs de file, de resituer dans des généalogies ascendantes et descendantes les catégories juridiques qu’ils furent amenés à forger puis à mobiliser, ou encore d’appréhender la postérité du tribunal, notamment dans ses formes culturelles et politiques.
Une bureaucratie d’hommes et de femmes
Le chapitre d’ouverture du livre, « Les mondes de Nuremberg », donne à voir combien Nuremberg fut aussi une organisation, voire une bureaucratie : comptant jusqu’à un millier d’employés (dont 654 pour la délégation américaine) au printemps 1946, le Tribunal fut une véritable ruche mêlant juristes et non-juristes, entourés d’observateurs dont près de 250 journalistes accrédités. Dispositif de jugement, le Tribunal fut dans un premier temps un dispositif d’enquête, comme en témoigne la masse pléthorique d’archives et de documents collectée par le Parquet, qui reste d’ailleurs comme le souligne l’auteur une source majeure pour l’histoire du nazisme et des atrocités commises par celui-ci.
Le procès, relativement court au regard des procès actuels de la justice pénale internationale, qui peuvent s’étendre sur une décennie, fut préparé en quatre mois, et terminé moins d’un an après son ouverture le 20 novembre 1945. Son organisation fut le fruit d’une division du travail entre Alliés : « Les Américains ont d’abord étayé la charge du complot ; les Britanniques, celle de guerre d’agression ; puis les Français et les Soviétiques, celles de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, respectivement à l’Ouest et à l’Est » (p. 23), avant que la défense présente ses arguments. La simple analyse de la composition des délégations est déjà riche d’enseignements : Mouralis souligne l’importance des juristes exilés d’Europe centrale et orientale dans la délégation américaine, universitaires ou plus rarement praticiens. Particulièrement utiles à la préparation du procès du fait de leurs compétences linguistiques, ces exilés vont se révéler cruciaux, notamment pour analyser les interrogatoires et lors de l’audience.
Toutefois, si l’on considère la profession d’origine, un autre profil plus inattendu émerge de l’analyse de la délégation américaine : la suprématie des avocats praticiens (elite lawyers), plutôt proches de l’élite économique, et travaillant dans de grands cabinets d’affaire, par contraste avec les profils de magistrats plus nombreux dans la délégation française. Les juristes internationaux, souvent familiers des organisations internationales et de la diplomatie étaient davantage présents parmi les membres de la CNUCG, créée plus tôt, en 1943. Les profils des différents groupes parties prenantes dans la préparation puis la mise en œuvre du procès étaient donc particulièrement diversifiés, que l’on considère leurs origines nationales, leurs professions ou leur spécialité juridique.
Ce sont donc ces hommes (et quelques femmes) qui mirent en œuvre les catégories forgées avant la fin du conflit au sein de la CNUCG, dans l’administration états-unienne dès septembre 1944, et dans les négociations entre Alliés durant les derniers mois de la guerre. Mouralis met en évidence trois séquences dans lesquelles, à Londres, à Washington, puis dans l’organisation de Nuremberg, se sont confrontées des conceptions juridiques émergentes relatives à la qualification des crimes commis. Il met ainsi en évidence combien la compréhension de controverses juridiques a priori relativement techniques, voire politiquement complexes, gagne à être éclairée par une analyse des trajectoires biographiques, d’autant plus convaincante qu’il n’existait pas alors de champ académique ou professionnel spécialisé dans le domaine du droit international, et que convergeaient par différents canaux vers cette question des juristes porteurs d’identités contrastées.
L’apport des sciences sociales
Les catégories juridiques forgées le furent de manière toujours fragile et renégociée, comme le montrent Sands – avec son sens de l’intrigue –, et Mouralis en prenant en compte une plus grande diversité d’acteurs. Cette approche lui permet de souligner comment, jusque dans le prononcé du jugement, se jouèrent de subtils arbitrages renvoyant autant à la performativité de ces catégories dans leur capacité à dire l’histoire qu’à la reconnaissance des luttes d’influence qui en avaient sous-tendu la genèse puis le maniement. Ces catégories furent mises en œuvre par des hommes en voie de professionnalisation dans un domaine, celui d’un droit pénal international, passé de façon rapide des enceintes académiques à celle d’une institution pleinement tangible. Mais la création du Tribunal Militaire International ne correspondit pas seulement à un changement d’échelle ou d’institution : elle se traduisit par la conciliation d’impératifs, en premier lieu diplomatiques, et par l’imposition de conceptions dominantes, en particulier de la part des États-Unis envers leurs alliés.
Ces tensions traversaient l’ensemble des activités du Tribunal, reposant sur une organisation par délégations nationales, au nombre de quatre (France, États-Unis, Grande-Bretagne, URSS). Les diffractions nationales se retrouvaient aux différents échelons du tribunal (juges, parquets, services administratifs, interprètes etc.), avec bien sûr des tensions spécifiques entre d’un côté les Alliés occidentaux et de l’autre l’Union Soviétique. La logique de représentation nationale et la logique proprement juridique se combinaient donc de façon plus ou moins aisée, néanmoins conciliées grâce à un certain « syncrétisme institutionnel » mariant tant bien que mal des traditions juridiques nationales diversifiées dans une enceinte judiciaire d’un type nouveau, incarnant la singularité de ce Tribunal sans réel précédent.
Par l’analyse des trajectoires, la mise en évidence du poids des contraintes matérielles, l’insistance sur la co-présence dans des enceintes de négociation, puis pendant plusieurs mois de personnels juridiques et administratifs dans une « petite île en Allemagne », Mouralis rend compte de ce tribunal comme d’un espace social particulier. Si l’approche peut sembler opposée à celle des juristes, par son attention portée aux conditions sociales de la pratique du droit et de la justice, elle contribue à produire des effets heuristiques puissants pour rendre compte des conditions de production et de mobilisation des catégories juridiques. Sans ignorer les enjeux proprement techniques portés par les protagonistes, l’apport du regard de sciences sociales renouvelle considérablement l’appréhension de cette institution, y compris sa postérité qu’analyse Mouralis dans les chapitres 4 à 6, non du point de vue attendu du développement de la justice pénale internationale, mais de celui bien plus original de la référence à ce « moment » dans des mobilisations, en particulier pour les droits civiques aux États-Unis.
Un instrument de combat pour les Africains-Américains
L’un des angles les plus originaux est l’analyse de « l’impensé de la question raciale aux États-Unis » pour reprendre le titre du quatrième chapitre. À vrai dire, il s’agit moins, à la lecture de ce chapitre saisissant, d’un impensé que d’un non-dit : les débats relatifs aux options juridiques développées dans la perspective du procès de Nuremberg furent en partie motivés par la crainte de voir ces catégories mobilisées contre les lois de ségrégation raciale encore en vigueur aux États-Unis, ou dans les empires coloniaux. Ce fut apparent dans les débats relatifs à la possibilité de poursuivre des crimes racistes commis avant le déclenchement du conflit armé, et à la redéfinition des limites de la souveraineté des États à l’égard de leurs ressortissants au regard de ces nouveaux principes. Rarement explicitées, ces contraintes affleurent dans les notes et échanges disponibles dans les archives, comme dans l’examen des prises de position des avocats états-uniens au moment de la création du Tribunal, « les juristes issus du Sud-américain éta[n]t généralement peu disposés à définir et punir les crimes raciaux du nazisme » (p. 123).
Symétriquement, des organisations africaines-américaines ne manquèrent pas de relever que les États-Unis acceptaient de signer un accord selon lequel les persécutions raciales constituaient un crime contre la société internationale. La contradiction liée à la poursuite des crimes nazis par des États eux-mêmes impliqués dans des formes de politique raciales fut d’ailleurs également pointée par les avocats de la défense des dignitaires nazis à Nuremberg, rapprochant les politiques visant les juifs des mesures relatives à la ségrégation des personnes de couleur en vigueur dans le Sud des États-Unis, ou se référant à des Américains célèbres ayant vanté la politique nazie en la matière dans les années 1930.
La question de la mobilisation possible à d’autres fins des catégories forgées à Nuremberg fut donc anticipée dès leur conception. Mais, au-delà des arbitrages juridico-diplomatiques conclus entre 1944 et 1946, les notions et plus généralement le formalisme mis en place à Nuremberg eurent bien des postérités, y compris – et cette dimension était jusque-là mal connue – dans le mouvement des droits civiques états-uniens. Cette postérité n’avait rien d’évident, ainsi des réticences du Procureur Robert H. Jackson, revenu à la Cour suprême, à trancher de manière libérale dans les affaires portées devant la Cour relatives à la discrimination raciale aux États-Unis (il hésita à publier un avis séparé avant de se ranger à l’importance de prononcer un avis unanime dans Brown vs Board of Education).
Les nouveaux principes purent toutefois être cités – avec une certaine timidité – dans des affaires portées devant la Cour Suprême (par exemple concernant la ségrégation raciale dans les logements privés) même si ce type d’argument resta absent du texte des arrêts. Des pétitions reprirent ces références, pour l’une d’entre elles portée par le célèbre sociologue W.E.B. Du Bois en 1947, avant celle plus radicale de 1951 intitulée « We charge genocide » qui se référait explicitement à cette catégorie juridique pour dénoncer le sort fait aux Noirs états-uniens. Plus visibles encore, les procès « fictifs », reprenant le célèbre modèle des tribunaux Russell, allaient permettre de lever l’hypothèque de l’opposition des États-Unis à toute extension ou reprise du droit international dans le contexte de la guerre froide.
En faisant usage du droit issu des traités internationaux et des tribunaux militaires internationaux pour légitimer l’opposition à la guerre au Vietnam et la condamnation du rôle des États-Unis (le Tribunal Russell constitua une forme d’appropriation efficace de la « forme procès » [2] mise en place à Nuremberg, rencontrant un écho médiatique, avant d’être reprise avec moins de portée au sujet des dictatures en Amérique Latine, sur l’Irak ou la Palestine. C’est d’une certaine manière une « histoire culturelle » du tribunal qui apparaît ainsi, également avec l’analyse de quelques films [3], invitant à prendre en compte, bien au-delà des effets d’une décision ou de l’événement judiciaire, l’importance de grands procès dans l’appréhension morale et culturelle du présent [4].
Au regard de son ambition et de l’ampleur des questions posées, l’ouvrage de Guillaume Mouralis laisse parfois sur sa faim, qu’il s’agisse du déséquilibre dans la présentation des délégations nationales (avec en particulier l’absence d’analyse de première main sur la délégation soviétique), ou encore de la mention presque subreptice du rôle des avocats de la défense des dignitaires nazis alors qu’Isabelle Delpla, dans son livre sur le procès Eichmann, a souligné combien leur récit avait pu être structurant dans la logique de certains récits dont celui d’Arendt [5], et sachant de manière plus générale que leur rôle constitue ce que l’on pu qualifier de « mal nécessaire » dans une enceinte aussi polarisée que celle d’un tribunal pénal international [6].
Mais, au-delà de ces quelques limites, ce livre marquant reste avant tout une démonstration fort convaincante de la capacité des sciences sociales et de leurs méthodes à renouveler nos manières de concevoir les mondes juridiques et judiciaires.
Guillaume Mouralis, Le Moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale, Paris, Presses de Sciences-Po, 2019, 264 p.