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Recension Histoire

De Lemberg à Nuremberg

À propos de : Philippe Sands, Retour à Lemberg, Albin Michel


par Constance Pâris de Bollardière , le 28 septembre 2017


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Dans un ouvrage hybride, l’avocat Philippe Sands conduit une enquête intime et passionnante sur les origines des termes « génocide » et « crime contre l’humanité ». Il y invite à réfléchir à l’emboîtement des échelles individuelle et collective pour penser la Shoah et les crimes de masse.

Recensé : Philippe Sands, Retour à Lemberg, trad. par Astrid von Busekist, Paris, Albin Michel, 2017, 544 p, 23 €. (Titre original East West Street, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 2016.)

East West Street emprunte simultanément à la biographie familiale, au journal de recherche, à l’enquête judiciaire ainsi qu’à la microhistoire de la Shoah et du droit pénal international. Il s’agit en cela d’un livre difficilement classable. Le choix du récit littéraire pour restituer une recherche est loin d’être un phénomène isolé. L’enquête de Philippe Sands sur l’histoire de sa famille pendant la Shoah rappelle notamment celle d’Ivan Jablonka dans l’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus [1], mais s’en démarque par l’attention prêtée à d’autres protagonistes comme par la centralité accordée aux questions juridiques. L’investigation menée par l’auteur est en effet multiple, même si elle gravite autour de la ville de Lemberg et de son rapport intime au droit pénal international.

Lemberg, Lwów, Lviv : carrefour des nations, matrice du droit pénal international

C’est une invitation de l’université de droit de Lviv (nommée Lemberg sous l’Empire austro-hongrois et l’occupation allemande) qui déclencha le début de la recherche au cœur d’East West Street. L’avocat international franco-britannique et professeur de droit au University College London Philippe Sands [2] y avait été convié à donner une conférence sur sa conception et sa pratique du droit pénal international. Lemberg étant la ville natale de son grand-père maternel et parisien Léon Buchholz (1904-1997), il accepta l’invitation. S’ensuivit une plongée dans le passé de cette métropole galicienne malmenée par les empires et déchirée par les conflits nationaux, couplée à une recherche sur la vie de Léon et le sort de sa famille pendant la Shoah, questions sur lesquelles les connaissances de P. Sands étaient alors extrêmement fragmentaires. Sa recherche révéla une coïncidence troublante qui élargit l’enquête bien au delà de son cadre initial : c’est à Lemberg, et plus particulièrement au sein de la faculté de droit, que se formèrent les juristes juifs Raphael Lemkin (1900-1959) et Hersch Lauterpacht (1897-1960), auteurs respectifs des définitions juridiques du génocide et du crime contre l’humanité et, en ce sens, acteurs-clés du Tribunal de Nuremberg. Bien qu’immergé depuis des années dans l’héritage juridique du procès qui a placé pour la première fois les dirigeants d’un État devant une cour internationale, P. Sands ignorait les circonstances dans lesquelles Raphael Lemkin et Hersch Lauterpacht développèrent leurs concepts distincts. Les liens d’amitié tissés avec le fils d’Hersch Lauterpacht, Eli Lauterpacht, lui-même enseignant en droit, ne l’avaient pas non plus amené à savoir que leurs ancêtres avaient vécu de part et d’autre de la rue centrale de la bourgade galicienne de Żółkiew, East West Street. De cette coïncidence naquit ce beau livre qui mêle l’investigation sur sa propre famille à l’histoire des juristes de renom à l’origine de sa profession. Aux parcours personnels et intellectuels de Lemkin et Lauterpacht s’ajoute celui de Hans Frank (1900-1946), l’avocat nazi et gouverneur général de Pologne, où se situait la ville de Lemberg.

Le récit d’East West Street n’est pas chronologique, mais passe d’un protagoniste à un autre, scindant la quête familiale de P. Sands en plusieurs étapes. En résulte une narration captivante enchevêtrant voyages, rencontres, découvertes archivistiques et réflexions personnelles sur le nazisme, l’histoire de la Shoah, la mémoire, la psychologie et la justice internationale. P. Sands tisse constamment des liens entre ces multiples enquêtes et fournit ainsi une matière riche et originale. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés au procès de Nuremberg, et donnent matière à des scènes dans lesquelles les deux juristes, Raphael Lemkin, venu sans invitation officielle, et Hersch Lauterpacht, membre de la délégation britannique, font face à Hans Frank, un des 22 nazis jugés entre novembre 1945 et octobre 1946 dans la salle d’audience 600. Cette confrontation d’idées dont la maturation fait l’objet d’une étude attentive tout au long de ce livre vient conclure l’ouvrage. Les accusés nazis y étaient alors enfin condamnés pour leurs crimes. Parmi les millions de victimes de ces derniers se trouvaient les familles des deux juristes juifs ainsi que celle de P. Sands.

Le crime, l’individu et le groupe

Cette articulation entre les victimes individuelles et les groupes auxquels elles appartenaient est au cœur de l’ouvrage. Les novices en droit international y trouveront une approche limpide de la genèse des expressions « génocide » et « crime contre l’humanité ». Le premier terme, mûri par Raphael Lemkin depuis le procès du jeune Arménien Soghomon Tehlirian, jugé à Berlin en 1921 pour l’assassinat de l’ancien ministre ottoman Talaat Pasha, visait à protéger les groupes face aux États. Docteur en droit de l’université de Lemberg, avocat à Varsovie dans l’entre-deux-guerres, Lemkin se réfugia aux États-Unis en 1941 où il obtint un poste de professeur de droit à l’université Duke de Caroline du Nord. Ayant emporté des piles de décrets nazis dans ses bagages, le juriste se plongea dans leur analyse. Il y décela l’ampleur des crimes en cours dans l’Europe occupée et y puisa le contenu d’Axis Rule in Occupied Europe, publié en novembre 1944 [3]. Au chapitre 9 de cet ouvrage, Lemkin exposait sa conception du « génocide », un acte commis à l’encontre d’individus, « non pas dans leur capacité individuelle, mais en tant que membres de groupes nationaux » (p. 179), crime au jugement duquel il était bien déterminé à contribuer.

Hersch Lauterpacht, lui aussi docteur en droit diplômé de l’université de Lemberg puis de Vienne, s’attacha de son côté avec autant de résolution à la question de la protection des individus. Influencé par la constitution autrichienne des années 1920 dans laquelle « l’individu est placé au centre de l’ordre légal », Lauterpacht ne cessa d’approfondir sa réflexion sur la nécessité d’inscrire la protection de l’homme dans le droit international. Étudiant à partir de 1923 à la London School of Economics, Lauterpacht y rédigea une troisième thèse de doctorat dans laquelle il exposa son projet « révolutionnaire » d’« utilisation de principes généraux de droit national afin de renforcer les obligations internationales » envers les individus (p. 82). Publiée en mai 1927, sa thèse fut immédiatement saluée et demeure jusqu’à nos jours une base fondamentale du droit pénal international. Juriste renommé, Lauterpacht fut nommé en 1937 à la tête de la chaire de droit international de l’université de Cambridge. Ses travaux, comme l’obtention de ce poste prestigieux, l’amenèrent à jouer un rôle central dans le procès de Nuremberg, où il fut membre-conseiller de la délégation britannique. En juillet 1945, Lauterpacht proposa au procureur général américain à Nuremberg, Robert Jackson, qui vint de lui-même solliciter le célèbre juriste, de formuler l’accusation de « crime contre l’humanité ». Un mois auparavant, An International Bill of the Rights of Man, le fruit de ses années de réflexion, avait été publié par Columbia University Press.

Pour Lemkin, seul le terme « génocide » permettait de pointer du doigt le véritable projet nazi de destruction de groupes entiers ainsi que ses motivations raciales (p. 335). Le professeur de l’université Duke ne s’arrêtait pas uniquement sur le sort des Juifs, désignait les nazis comme « ennemis du genre humain » et estimait que la destruction de groupes allait « au delà des crimes contre l’humanité » (p. 336). Conscient du sort spécifique des Juifs pendant la guerre, Lauterpacht était pour sa part plutôt favorable à une « investigation spéciale » à leur sujet (p. 106), mais estimait que la protection juridique des groupes nuirait à l’objectif essentiel que représentait celle des individus (p. 281). Le professeur de Cambridge craignait par ailleurs que l’accusation de génocide ne « renforce les instincts tribaux latents » et ne contribue, à l’encontre de son objectif, à opposer les groupes les uns aux autres (p. 281, 291). C’est durant les mois du procès de Nuremberg que se confrontèrent concrètement pour la première fois les idées de Lemkin, le compilateur passionné, et celles de Lauterpacht, le penseur pragmatique. Quelles que fussent leurs divergences intellectuelles et personnelles, les deux juristes se retrouvaient dans leur soif de justice et leur travail inlassable en vue qu’aucun État ne soit plus en mesure de persécuter et d’anéantir ses sujets. Les débats sur la pertinence et les conséquences de la distinction entre génocide et crimes contre l’humanité continuent de nos jours [4], et sont évoqués par P. Sands dans son épilogue.

Cette analyse de la fabrique du droit pénal international et des coulisses du procès de Nuremberg, étudiée à l’échelle de deux de ses penseurs, représente la contribution scientifique la plus précieuse d’East West Street. Mais au delà de la question juridique qui constitue la toile de fond de l’ouvrage, ce dernier est traversé de réflexions contiguës sur cette articulation entre l’individuel et le collectif. On retrouve en effet la même préoccupation dans l’attention portée à la recherche minutieuse sur le sort des proches des trois principaux protagonistes originaires de Lemberg, victimes du crime que Lemkin et Lauterpacht s’attachaient à définir. Cette obsession revient aussi dans les passages consacrés aux motivations de Miss Elsie Tilney, la mystérieuse missionnaire anglaise ayant porté un secours anonyme à la fille de Léon Buchholz (p. 135), dans la défense des bourreaux tentant de se dédouaner de leur responsabilité individuelle en invoquant celle de l’État qu’ils avaient ordre de servir (p. 339) ou enfin dans la culpabilité collective allemande que pointait Raphael Lemkin (p. 178).

La traque du génocide à Nuremberg

Fidèle au fil conducteur de sa recherche, P. Sands suit avec une attention scrupuleuse l’occurrence des expressions « génocide » et « crime contre l’humanité » à Nuremberg. Au grand désespoir de Raphael Lemkin et malgré sa détermination à le remettre à l’ordre du jour, le premier ne connut pas le retentissement du second, et ne figura pas dans le verdict final. Mais P. Sands met volontairement l’accent sur les quelques mentions du terme « génocide » malgré son faible poids dans le procès. Les dernières pages de l’ouvrage viennent à ce titre rappeler que les efforts de Lemkin furent en définitive loin d’être vains. Peu après Nuremberg fut adoptée la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide par l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies le 9 décembre 1948.

Philippe Sands privilégie aussi les moments du procès relatifs aux crimes susceptibles de concerner les familles de Raphael Lemkin, de Hersch Lauterpacht et de son grand-père Léon Buchholz. Les chapitres finaux d’East West Street mentionnent en effet les massacres de Juifs ayant eu cours dans la région de Lemberg, notamment à travers le témoignage de Samuel Rajzman, comme les dépositions de Hans Frank à propos du sort réservé à la population juive du Gouvernement général de Pologne. Il aurait été bon toutefois de rappeler que, si des témoins juifs furent certes entendus au procès de Nuremberg et que les persécutions et massacres des populations juives furent régulièrement documentés, ces révélations se trouvèrent englouties sous une masse d’autres informations et dénonciations. Ni la spécificité ni l’ampleur des crimes commis contre les Juifs ne furent pleinement reconnues dans le prétoire de Nuremberg [5]. Si cela est bien entendu suggéré au fil des pages, notamment lorsque P. Sands souligne que Lauterpacht lui-même n’insista pas sur les victimes juives dans le travail qu’il fournit au cours du procès (p. 339), il aurait été éclairant de le dire de manière plus explicite.

Il est cependant essentiel de souligner la rigueur de la recherche menée par P. Sands, appuyée sur des archives variées et une connaissance approfondie des acteurs qu’il présente. Certes, l’auteur ne discute pas les questions méthodologiques soulevées par sa démarche et son mode d’écriture ni ne questionne l’inscription de son travail dans les sciences sociales ou l’histoire du droit. Mais sa recherche n’en est pas moins méticuleuse et ses nombreuses sources sont référencées de manière détaillée en fin d’ouvrage.

La transmission intergénérationnelle de différentes expériences vécues liées à la Shoah est enfin une des autres questions soulevées au fil d’East West Street, qu’il s’agisse des secrets enfouis dans la famille de Léon Buchholz ou de l’attitude divergente des enfants de dirigeants nazis vis-à-vis de leur père [6]. La psychologie des personnages pétris de culpabilité ou figés dans une posture de déni, comme les détails les plus intimes qui affleurent dans la recherche de P. Sands, est abordée avec pudeur et finesse. Il était fondamental que soit publié en français ce travail fouillé, créatif, délicat et acclamé outre-Manche : l’ouvrage a remporté le Baillie Gifford Prize et été désigné « Meilleur livre de l’année » dans la catégorie « Non-fiction : livre narratif de l’année » lors des British Book Awards de 2017.

par Constance Pâris de Bollardière, le 28 septembre 2017

Pour citer cet article :

Constance Pâris de Bollardière, « De Lemberg à Nuremberg », La Vie des idées , 28 septembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-Lemberg-a-Nuremberg

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Notes

[1Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus : une enquête, Paris, Seuil, 2012.

[2Philippe Sands est également l’auteur de Lawless World : Making and Breaking Global Rules, Londres, Penguin, 2006. Il a dirigé plusieurs ouvrages dont Justice for Crimes Against Humanity (avec Mark Lattimer), Oxford, Hart Publising, 2003 et From Nuremberg to the Hague : The Future of International Criminal Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

[3Axis Rule in Occupied Europe : Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress, Washington, D.C., Carnegie Endowment for International Peace, Division of International Law, 1944.

[4William Schabas, Genocide in International Law. The Crime of Crimes, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 15.

[5Michael R. Marrus, «  The Holocaust at Nuremberg  », Yad Vashem Studies, vol. 26, 1998, p. 5-41  ; Annette Wieviorka, Le procès de Nuremberg, Paris, Liana Levi, 2017 [1995], p. 194-196 et L’Ėre du témoin, Paris, Hachette, 1998, p. 93-94.

[6Cette piste a ouvert un développement plus poussé dans un documentaire de David Evans dont P. Sands fut le scénariste, My Nazi Legacy, Wildgaze Films, 2015.

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