Dans la Grèce antique, les rites religieux visaient à produire un état de réceptivité particulier. Ce livre, consacré aux outils de la rencontre sensorielle avec les dieux, contribue au sensory turn qui renouvelle actuellement les études historiques.
Quels rôles jouaient les sens dans les rites grecs antiques ? Que ressentaient les Grecs quand ils sacrifiaient à leurs dieux ? Quelles musiques, quelles odeurs, quels goûts venaient exciter leurs sens ? Telles sont les questions qu’Adeline Grand-Clément se propose d’aborder à partir d’une hypothèse simple, mais riche de perspectives : la combinaison spécifique de stimulations sensorielles accompagnant ces rites visait à produire, chez les participants, un état de réceptivité accrue propre à leur faire ressentir la présence divine.
Contextes sensoriels
L’auteure ne prétend pas épuiser un tel sujet, mais ouvrir des chemins dans un champ encore peu arpenté et contribuer au sensory turn qui renouvelle depuis quelques années les études historiques. Si les anthropologues ont ouvert cette voie, les historiens des religions anciennes ne peuvent pas, eux, se fondre dans l’univers sensoriel qu’ils étudient. Ils doivent se contenter du puzzle fourni ici par un auteur ancien, là par un règlement religieux sur pierre, ailleurs par les ruines d’un sanctuaire.
Adeline Grand-Clément propose « une sélection partielle et partiale » de ces éléments. À l’image des anthropologues, elle opte pour une approche émique et comparatiste. D’une part, les catégories utilisées par les Grecs eux-mêmes sont reprises par l’historienne, qui entend le rite comme « un acte singulier visant à établir une forme de communication avec des entités invisibles », reprenant la définition formalisée par Angelos Chaniotis.
D’autre part, la comparaison avec d’autres civilisations permet de poser à la documentation ancienne des questions nouvelles. Une « échappée en pays tamoul » est proposée, pour mettre en perspective rites grecs antiques et rites hindouistes de l’État indien du Tamil Nadu. Mais la question demeure : où et quand les Grecs effectuaient-ils ces rites et pour quelles raisons faisaient-ils ces choix ? Les quatre dossiers parcourus par l’auteure montrent que ces dimensions spatiales et temporelles étaient conditionnées par les mythes.
Sensuel, trop sensuel
Le portrait dressé dans ses Caractères par le philosophe Théophraste (370-265 avant notre ère) du « superstitieux » définit ce dernier comme celui qui ressent à l’excès la présence des dieux et y répond par des excès de rites. L’auteure le qualifie d’« hypersensible rituel » et relie ce portrait au mépris de certains Grecs pour des divinités d’origine étrangère, dont les cultes étaient jugés trop bruyants, trop sensuels, trop sensoriels.
L’Hymne homérique à Déméter, composé au VIIe siècle avant notre ère et racontant l’errance de la déesse agraire, pose la question du choix du sanctuaire d’Éleusis, bourgade du sud d’Athènes où la déesse recevait un culte qu’ont étudié Jan Bremmer ou Kevin Clinton notamment. Adeline Grand-Clément montre qu’Éleusis devait son titre éloquent d’« odorante » au séjour mythique que la déesse y fit et aux plantes et aromates qu’elle y apporta, d’après la légende.
Dans la grotte de Pitsa, proche de Corinthe, une tablette peinte déposée en offrande aux Nymphes représentait une scène de sacrifice insistant sur les dimensions sonores (joueurs de flûte et de lyre) et olfactives (fumées s’élevant de l’autel) du rite. En une mise en abyme, la scène et la grotte illustrent l’importance donnée par les Grecs à la rupture sensorielle induite par les rites, qui ne vont pas sans des lieux, odeurs, ambiances sonores ou visuelles inhabituelles.
Un détour par le théâtre, notamment par l’Ion d’Euripide et l’Œdipe à Colone de Sophocle, qui se déroulent tous les deux dans un sanctuaire, confirme la sensation d’étrangeté induite chez les Grecs par ces lieux. Que ce soit par la beauté du sanctuaire delphique chez Euripide ou par la frayeur qu’inspirent aux personnages de Sophocle les déesses Euménides, associées à l’effroi et à la vengeance divine.
Les objets et les substances du rite
Les rites grecs mobilisaient des substances et des objets contextuellement sacrés, mais qui appartenaient au quotidien. Leurs propriétés relevaient donc de leurs modes d’utilisation, de leurs multiples symboliques et du contexte qui leur conféraient des propriétés inhabituelles.
Les règlements rituels inscrits à l’entrée des sanctuaires interdisaient l’usage de divers objets ordinaires ou le dépôt de certaines offrandes, selon des logiques souvent locales. Malgré les recommandations de Marcel Mauss, l’historien a prêté trop peu d’importance aux matières de ces objets, qui expliquent souvent leur interdiction par leur impureté. La dimension sensorielle n’était néanmoins jamais absente, comme le montre l’exemple de la flûte, préférée aux instruments de bronze autrement plus sonores et qui auraient couvert prières ou chants.
La question des psychotropes et de leur usage en contexte rituel a été posée de longue date par l’anthropologie, surtout depuis que Mircea Eliade a proposé d’analyser certains rites grecs au prisme du chamanisme. Mais un examen attentif montre que les Grecs ne faisaient usage d’aucune substance psychoactive en contexte rituel, pas même à Éleusis, où le kykéon bu par les participants semblait davantage symbolique. De même à Delphes, où les fumigations de laurier n’avaient pas d’autre but que de marquer le temps de la consultation du dieu par sa prophétesse.
Bien qu’omniprésent dans les rites grecs, le vin n’y jouait pas non plus le rôle d’un psychotrope. Il y conservait son rôle de boisson quotidienne, servant d’offrande aux dieux et d’instrument de sociabilité avec eux. L’ivresse qu’il pouvait induire n’était donc pas un moyen d’entrer en contact avec le divin. Les Bacchantes d’Euripide le montrent, avec leurs héroïnes « prises par Dionysos » et obéissant aux ordres du dieu, non pas parce qu’elles ont bu son vin, mais parce qu’elles ont rejoint son culte.
Gestes, voix, vêtements
Les corps des Grecs eux-mêmes jouaient un rôle clé dans ces rites et contribuaient à leur déroulement, à leur contextualisation, en distinguant du quotidien ces temps d’entrée en contact avec un monde divin qui les exposait à des sensations extraordinaires.
Les gestes effectués en contexte rituel étaient également ceux du quotidien, puisque les fonctions de prêtre et prêtresses n’étaient pas assumées par des professionnels formés. Mais des gestes simples pouvaient prendre en contexte rituel une portée symbolique et sensorielle.
Le déchaussement prescrit par de nombreux règlements rituels s’expliquait certes par l’impureté présumée de la chaussure ou de son matériau, mais il accompagnait aussi l’interdiction de porter une ceinture, un bandeau, un foulard ou tout autre lien réel ou symbolique qui entravait le corps, sa liberté de se mouvoir et de ressentir la présence divine.
De même, le silence s’imposait pour certaines phases du sacrifice animal, dont l’auteure reprend la grille d’analyse par Vinciane Pirenne-Delforge. Son contraire apparent, l’ololugè, était un cri rituel poussé collectivement par les femmes lors de la mise à mort de l’animal sacrifié. Cris et silences participaient d’une même logique : scander le rituel, en marquer les phases successives, de manière à rendre collectives et simultanées les sensations associées.
Les vêtements du rite étaient aussi ceux du quotidien, mais avec une attention portée à leur couleur. Les teintes prescrites – parmi lesquelles l’auteure étudie surtout le rouge – ne semblaient pas avoir de signification unique et commune à tous les contextes. Elles constituaient plutôt une forme de rupture visuelle avec le quotidien, et donc un autre moyen sensoriel de distinguer les acteurs et les moments du rite.
Au plaisir des sens
Adeline Grand-Clément constate donc la grande diversité des contextes, des modes et des outils sensoriels de rencontre rituelle avec le divin. Mais elle identifie aussi une constante : la rupture avec les sensations ordinaires et quotidiennes permettant le contact avec ces entités par essence autres.
Les historiens ont, d’après elle, négligé le plaisir des sens que les Grecs tiraient de la rencontre avec leurs dieux. Un plaisir que l’auteure propose de qualifier de « synesthésie » au sens grec du terme : la perception commune d’un ensemble de stimuli sensoriels simultanés. Commune aux hommes, mais peut-être aussi aux dieux, qui étaient eux aussi pensés comme des êtres sensoriels.
Étudier l’histoire des sensations revient donc à penser d’autres systèmes esthétiques, d’autres façon de ressentir le monde et de le rendre présent. L’auteure y voit, en conclusion de ce parcours sensoriel, une autre façon de répondre à l’une des urgences du monde contemporain : la nécessité de nous rendre à nouveau sensibles à la nature qui nous entoure et que nos sens émoussés ont fini par négliger.
Adeline Grand-Clément, Au plaisir des dieux. Expériences du sensible dans les rituels en Grèce ancienne, Paris, Anacharsis, 2023, 416 p., 26 €.
Kevin Bouillot, « Sensations divines »,
La Vie des idées
, 7 juillet 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Grand-Clement-Au-plaisir-des-dieux
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