Recensé : Paulin Ismard, L’Événement Socrate, Paris, Flammarion, collection « Au fil de l’histoire », 2013, 303 p.
La condamnation à mort de Socrate par l’assemblée athénienne en 399 avant notre ère est, dans la conscience commune, le péché originel de la démocratie. Comment, en effet, un jury de citoyens athéniens a-t-il pu décider de l’exécution de celui qui fut, selon le plus célèbre de ses disciples, « le meilleur et aussi le plus sensé et le plus juste » (derniers mots du Phédon de Platon) des hommes de son temps ? Pour comprendre cette condamnation qui nous paraît scandaleuse, tant Socrate incarne encore de nos jours la figure de l’intellectuel libre victime de l’obscurantisme, il faut non seulement détricoter la légende de Socrate, défaire les strates d’interprétation apologétique ou polémique qui se sont sédimentées au cours des siècles, mais également remettre le procès en situation, dans le contexte à la fois historique, juridique et intellectuel de la démocratie athénienne du IVe siècle. C’est cette double entreprise que mène, avec talent et une grande clarté, l’historien Paulin Ismard dans L’Événement Socrate. C’est elle qui structure son ouvrage : la partie la plus importante (les chapitres 1 à 6) est ainsi consacrée à l’analyse du procès dans le contexte de la fin du Ve siècle, tandis que les chapitres restants (7 à 9) examinent certaines des principales relectures dont le procès a fait l’objet.
Avant de présenter plus en détail le contenu de ces chapitres, il convient de dire un mot du titre qui illustre tant la méthode suivie dans l’ouvrage que le présupposé historiographique qui le guide. Pourquoi parler d’« événement Socrate » ? C’est plus qu’un titre accrocheur. Comme s’en explique l’auteur dès son introduction, l’objectif est d’éclairer le procès de Socrate d’une lumière nouvelle « en prenant au sérieux la nature du débat engagé sur les fondements de la démocratie athénienne » (p. 13). Le procès de Socrate est ainsi un événement au sens même où il permet d’observer le fonctionnement de la démocratie athénienne par l’intermédiaire d’une sorte d’instantané des rapports de force, des luttes et des enjeux qui la traversent à un moment crucial de son histoire. L’Événement Socrate n’est donc ni un nouvelle histoire des derniers mois du maître de Platon et de Xénophon ni une énième tentative pour le disculper ou, au contraire, pour justifier sa condamnation. L’enjeu profond de l’ouvrage est tout autre : parce que « la condamnation du philosophe est […] incompréhensible hors du contexte étroit de la vie politique athénienne de la fin du IVe siècle, qui voit les démocrates reprendre le contrôle de la cité » (p. 21), le plus célèbre procès de l’Antiquité est un lieu privilégié pour étudier les mutations qu’a connues la démocratie athénienne après le siècle de Périclès.
Le procès et l’affaire Socrate dans leur contexte
Le premier chapitre explique la naissance de « l’affaire Socrate », en rappelant notamment le rôle décisif qu’a joué la publication, vers 390, du pamphlet de Polycrate intitulé l’Accusation de Socrate. P. Ismard a raison de souligner le rôle décisif qu’a dû jouer ce pamphlet, qui ne nous est malheureusement pas parvenu et dont on infère le contenu par les allusions que des auteurs ultérieurs y ont faites. De nombreux élèves de Socrate ont en effet répondu aux accusations de Polycrate, rivalisant les uns avec les autres à coup de logos sokratikos pour défendre la mémoire du maître et son héritage. P. Ismard fournit donc, dans ce chapitre, un bref panorama des sources dont nous disposons pour mesurer l’onde de choc de la condamnation de Socrate. Ce panorama lui permet de poser le problème que rencontre tout historien soucieux de comprendre les raisons pour lesquelles Socrate a été condamné : les deux sources principales dont nous disposons, les œuvres de Platon et celles de Xénophon, sont indispensables, mais c’est seulement en résistant à l’entreprise apologétique qui les motive, en les confrontant à d’autres sources et en reconstituant la controverse à laquelle la mort de Socrate a donné lieu, que l’on peut y voir clair. En clair, pour comprendre l’événement Socrate, il faut comprendre comment est née « l’affaire Socrate », comment Socrate est devenu un enjeu polémique, engageant la question même du rapport de la démocratie athénienne à ses élites intellectuelles.
Mais avant l’événement, avant même l’« affaire », il y a bien sûr le procès. Pour le comprendre à son tour, il ne suffit pas de détailler son déroulement : il faut d’abord expliquer à quel point le fonctionnement du droit athénien diffère de celui de nos modernes institutions judiciaires, ce que P. Ismard fait remarquablement bien. Sans séparation des pouvoirs, sans justice professionnalisée et sans ministère public, le procès est avant tout le lieu d’un agôn, d’un affrontement entre deux personnes ou groupes de personne, devant l’instance tierce qu’est l’ensemble des citoyens-juges. Sont ensuite rappelés les différents éléments du procès : la scène d’abord, et notamment l’acte d’accusation de Mélétos, puis les différents protagonistes, enfin la condamnation. Dans ce contexte particulier où le premier rôle échoit à la performance des acteurs du procès, à leur capacité à persuader l’auditoire à toute force, la défense de Socrate, telle que la relatent Platon et Xénophon, est d’une évidente arrogance. Plutôt que de se défendre, Socrate a préféré faire le procès de la démocratie athénienne et mettre en cause les fondements mêmes du régime démocratique.
Les aspects de la subversion socratique
Cette subversion de la rhétorique judiciaire n’est pourtant pas la seule raison permettant d’expliquer la condamnation du philosophe. Il faut aussi ressaisir le contexte proprement politique du procès : le rétablissement de la démocratie après l’épisode oligarchique des Trente (404-403). Même s’il semble évident, comme le rappelle bien P. Ismard, que la plupart des Athéniens ignoraient les thèses de Socrate sur la nature de la politique assimilée à une forme d’expertise, expertise dont la majorité des citoyens était par définition exclue, il n’a pas pu leur échapper, en revanche, que de nombreux oligarques (au premier chef desquels Critias, l’un des Trente) et autres soutiens du régime oligarchique évoluaient dans les cercles socratiques.
Pourtant, contrairement à beaucoup d’historiens, Paulin Ismard refuse de faire du procès de Socrate une affaire strictement politique, un simple règlement de comptes entre différentes factions de la vie politique athénienne. On sait que l’acte d’accusation déposé par Mélétos comprenait trois chefs d’accusation : Socrate ne reconnaît pas les dieux de la cité, il introduit des divinités nouvelles, il corrompt la jeunesse. À propos des deux premiers chefs et de la procédure pour impiété (graphē asebeias) intentée à l’encontre de Socrate, l’historien prévient salutairement le lecteur contre les assimilations hâtives qui verraient dans le procès de Socrate un exemple d’inquisition athénienne. En décrivant les normes des pratiques rituelles de la cité, P. Ismard montre quelque chose d’essentiel : la piété est à Athènes une affaire de comportement social, une affaire de civisme, et non de conscience ou de religiosité individuelle. Bien sûr, Socrate, du moins le Socrate des premiers dialogues de Platon, a défendu une conception de la piété et plus généralement du divin qui s’accorde mal avec les représentations traditionnelles de la religion. Mais faut-il pour autant imputer à cette « théologie » l’accusation d’impiété portée contre Socrate ? Selon Paulin Ismard, ce n’est pas le « démon » de Socrate ou tout autre élément de sa « théologie » qui a pu justifier ce chef d’accusation. Et ce d’autant plus que l’introduction de divinités nouvelles était relativement courante à Athènes. Reprenant la thèse de l’historien des religions Robert Parker [1], P. Ismard défend donc l’hypothèse suivante : les trois chefs de l’acte d’accusation sont « de simples catégories techniques du droit athénien, indispensables à la formulation juridique de tout cas d’impiété, mais sur la réalité desquelles les juges n’avaient pas à statuer en tant que telles » (p. 158). Autrement dit, recourir à une procédure de graphē asebeias contre Socrate impliquait d’énoncer les deux premiers chefs d’accusation, mais pas de les examiner pour eux-mêmes. L’impiété réellement reprochée à Socrate n’est pas tant à chercher dans telle ou telle position relative aux dieux que dans un comportement social et une pratique pédagogique que reflète le troisième chef d’accusation : la corruption de la jeunesse.
Pourquoi l’enseignement de Socrate a-t-il pu être conçu comme une menace pour la cité ? Comment Socrate s’est-il personnellement inscrit dans le champ du politique athénien ? Pour répondre à ces questions, P. Ismard compare, à partir des Dialogues de Platon notamment, les principes de l’éducation sophistique avec ceux qui gouvernent la pédagogie socratique. Enseignement gratuit réservé à quelques initiés, détachant les jeunes et riches Athéniens de leur famille, mettant à mal les valeurs traditionnelles du foyer (oikos), l’enseignement de Socrate a sans nul doute suscité l’hostilité parce qu’il est apparu comme une force subversive de dissolution des liens traditionnels structurant la cité.
Socrate, une menace pour la cité ?
Finalement, quelle est l’ultima ratio justifiant la condamnation de Socrate par les Athéniens ? Son arrogance lors de son procès ? Ses accointances avec le camp oligarchique ? Sa religiosité toute personnelle ? Son enseignement ? Ou tout cela à la fois ? Plutôt que chercher une raison ultime introuvable, la force du livre de Paulin Ismard est de montrer que la réponse à cette question est à trouver non dans tel ou tel aspect de la pensée de Socrate – comme les édifices apologétiques de Platon et de Xénophon pourraient parfois le laisser penser –, mais dans le risque que Socrate a pu représenter pour une cité athénienne se relevant à peine de la guerre du Péloponnèse et de deux épisodes oligarchiques traumatisants. À l’heure de la recherche du consensus indispensable à son harmonie civique, Athènes n’était plus prête à tolérer la piqûre de l’infatigable taon socratique, questionnant inlassablement ses fondements et ses principes. Ce n’est donc pas une seule cause, mais un ensemble de causes qui explique pourquoi les Athéniens ont condamné Socrate. Maigre résultat, pourrait-on penser, que celui de cette enquête. Mais on aurait tort. Comme P. Ismard le rappelle très justement, la condamnation de Socrate est, et n’est rien d’autre que, la décision souveraine d’une assemblée de citoyens qui n’eurent aucunement à motiver leur décision, ni à en mesurer la conformité par rapport à une quelconque législation. Demeure donc un fait que Platon et, dans une moindre mesure, Xénophon, nous relatent, sans qu’il y ait lieu de le mettre en doute : dans son procès, Socrate a mis en accusation ses accusateurs : Mélétos, Anytos et Lycon, bien sûr, mais plus généralement, la démocratie athénienne.
Les relectures du procès
Le livre de Paulin Ismard aurait pu s’arrêter là. Mais c’est une autre force de cet ouvrage que de soutenir (et de montrer) que la dissidence de Socrate lors de son procès résume et préfigure tout à la fois le rapport ambivalent que la pensée occidentale entretiendra, et entretient encore, à la démocratie athénienne. Dans les trois derniers chapitres de l’ouvrage, P. Ismard propose donc une triple relecture du procès de Socrate, autrement dit trois coups de sonde dans l’histoire complexe et chargée de sa réception. C’est d’abord la place du procès dans la littérature chrétienne grecque aussi bien que latine qui est réexaminée, et avec elle le parallèle que celle-ci établit entre Socrate et Jésus, le procès et la mort de Socrate anticipant la martyr du Christ. Tant et si bien d’ailleurs – et Ismard a sur cette question plusieurs pages vraiment fascinantes – qu’il n’est pas impossible de relever quelques traces de l’influence de la littérature socratique sur le Nouveau Testament. Car ce n’est finalement qu’à partir du IIIe siècle et de la reconnaissance du statut divin du Christ dans le dogme chrétien que l’écart entre le martyr de Jésus et celui de Socrate se creuse significativement. P. Ismard s’intéresse ensuite au statut du procès de Socrate à la Renaissance, chez Ficin, Erasme et Montaigne : ce n’est plus le conflit entre religion païenne et religion chrétienne qui est ici au premier plan, mais l’image d’un Socrate démocrate, chantre de la simplicité naturelle de l’homme. P. Ismard montre donc que, chez Montaigne notamment, la figure du Socrate martyr s’efface, tout comme disparaît la comparaison, constante dans la patristique, entre la vie du Christ et celle du philosophe.
Pour finir, P. Ismard se consacre à l’image du procès de Socrate dans l’Europe des Lumières. Il montre à quel point le procès de Socrate a été l’objet de débats et d’interprétations renouvelés. Les libres penseurs n’ont eu en effet aucun mal à voir en Socrate un chantre de la rationalité et de la liberté, victime de l’obscurantisme et du fanatisme religieux. Mais ils ne firent pas l’unanimité. Ismard souligne très justement l’importance du traité de Nicolas Fréret, Des causes de la condamnation de Socrate, paru en 1738, véritable offensive qui retourne contre le philosophe l’accusation de fanatisme religieux. En reconstruisant ces débats et ces querelles autour du procès de Socrate, P. Ismard parvient à détailler comment la figure du Socrate condamné a permis à l’idéal démocratique de pénétrer les consciences et comment elle a servi de modèle à l’homme de lettres pour penser sa place dans l’espace public. Socrate démocrate, Socrate anti-démocrate, Socrate victime du fanatisme et héraut de la liberté, Socrate fanatique et dangereux oligarque, la littérature du XVIIIe siècle s’est appropriée Socrate sous tous ces masques : preuve, s’il en était besoin, de la plasticité de la légende socratique mais également de son inépuisable puissance d’évocation pour l’imaginaire politique.
La lecture du livre de Paulin Ismard est une expérience aussi agréable qu’enrichissante. Agréable parce que le style de l’auteur est direct, d’une clarté limpide, jamais pédant. Enrichissante, parce que, même si ce livre est avant tout destiné à un public large, le spécialiste de l’Antiquité, historien, philosophe ou littéraire, ne manquera pas d’y trouver des informations utiles et des analyses convaincantes ou suggestives. J’ai été particulièrement intéressé par les chapitres consacrés à l’impiété – qui, à de nombreux points de vue, constituent le cœur de l’ouvrage – où Paulin Ismard défend l’une de ses thèses centrales : l’impiété socratique ne doit pas être comprise de façon étroitement religieuse, mais doit au contraire être envisagée dans sa dimension sociale et pédagogique. Cette thèse, très bien défendue par l’auteur, est particulièrement importante, notamment pour le lecteur philosophe, qui a toujours tendance à penser que la conception socratique du divin, telle que Platon, et dans une mesure différente, Xénophon, l’articulent, est celle-là même que les citoyens athéniens, juges de Socrate, identifiaient comme dangereuse. En ce sens, le livre de Paulin Ismard s’inscrit parfaitement dans le renouveau des études socratiques récentes qui s’intéressent moins à reconstruire la pensée authentique du Socrate de l’Histoire (tâche sans doute impossible) qu’à comprendre les stratégies d’appropriation que révèlent les différentes figures de Socrate tant chez ses disciples directs que dans la tradition ultérieure.
Cette attention de plus en plus grande de l’historien comme du philosophe aux transformations des figures de Socrate dans l’histoire est bien le principe qui guide la deuxième partie de l’ouvrage, constituée des chapitres 7 à 9. En lisant ces derniers chapitres, je dois avouer avoir été parfois un peu déçu. Non pas que les 80 dernières pages soient inintéressantes. C’est même tout le contraire : elles sont passionnantes, mais elles sont inégalement développées. Certaines omissions sont surprenantes. Je pense, en premier lieu, à l’étonnante absence du Socrate de Rousseau. Mais on ne peut également que regretter que l’épilogue de l’ouvrage se contente de relater l’incroyable cérémonie organisée autour du procès de Socrate en mai 2012 à Athènes sous les auspices de la fondation Onassis. L’auteur justifie son choix d’arrêter son enquête à la fin du XVIIIe siècle au motif que « plus jamais le procès ne devait […] retrouver sur la scène intellectuelle européenne l’écho polémique qui fut le sien au XVIIIe siècle » (p. 280). Voilà qui est vrai, mais sans doute insuffisant pour justifier de ne pas consacrer ne serait-ce que quelques pages aux débats suscités par l’ouvrage décapant et polémique intitulé The Trial of Socrates [2] d’I.F. Stone, grand journaliste politique américain, défenseur des libertés civiques, pourfendeur du maccarthysme, et auteur de l’influent I.F. Stone’s weekly !
Deux regrets relatifs à la bibliographie, pour finir. Au vu de l’immensité de la littérature secondaire sur et autour de Socrate, il est parfaitement normal que ce livre propose une bibliographie hautement sélective. Mais au vu de la qualité à la fois formelle et scientifique de cet ouvrage, et au vu du lectorat auquel il s’adresse prioritairement, il est vraiment dommage que la bibliographie ne soit, en l’état, que fort peu utilisable. De l’aveu de l’auteur, son rôle est de compléter les références données en notes, mais pour qu’elle puisse remplir cette fonction, il aurait fallu au moins classer les titres sous des rubriques claires qui guident les choix du lecteur désireux d’en savoir plus. J’ajoute qu’il aurait aussi été extrêmement utile de donner en bibliographie une liste des sources antiques faisant allusion au procès. Ce n’est pas, en effet, le moindre des mérites de cet ouvrage que d’apprendre au lecteur non spécialiste que le Socrate qu’il connaît est le Socrate de Platon, mais qu’il en existe beaucoup d’autres, moins connus, sans doute moins spéculatifs, mais tout à fait intéressants.
Ces minces regrets ne sauraient diminuer le plaisir et l’intérêt que l’on prend à la lecture du livre de Paulin Ismard. Synthèse claire et extrêmement informée, ce livre est à recommander à quiconque s’intéresse à Socrate et plus généralement à la démocratie athénienne du IVe siècle.