La sortie sur les écrans de cinéma en septembre 2013 du film d’Arnaud Desplechin Jimmy P. Psychothérapie d’un Indien des plaines, adapté d’un ouvrage de Georges Devereux initialement publié en 1951 [1], est l’occasion de faire connaître à un public plus large que les psychiatres, les psychanalystes et les anthropologues la pensée de l’une des grandes figures des sciences humaines et sociales du XXe siècle.
Maîtres et disciples
Né à Lugós en Hongrie en 1908, Georges Devereux émigre en France à l’âge de dix-huit ans. Il se forme initialement en physique et en chimie auprès de Marie Curie. En 1931, à l’Institut d’Ethnologie de Paris, il suit les enseignements de Marcel Mauss qu’il considère jusqu’à sa mort comme son maître. À la fois psychanalyste et anthropologue, à l’instar de son compatriote Géza Róheim [2], il séjourne successivement chez les Sedang Moï du Viêt-Nam et chez les Indiens Mohave d’Amérique du Nord. Ce sont ces derniers, dont il estime être l’élève, qui le conduisent — il me l’a souvent répété —, à comprendre véritablement la pensée de Freud.
Professeur dans plusieurs universités américaines où il enseigne l’anthropologie, naturalisé américain (1941), mais profondément déçu par la société américaine à laquelle il reprochait son incompréhension de la psychanalyse et la prégnance d’un modèle culturaliste auquel il opposait ce qu’il appelait « l’universalité de la culture », il rentre en France en 1963. Claude Lévi-Strauss lui propose alors un enseignement d’ethnopsychiatrie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Devereux est le créateur d’une démarche résolument pluridisciplinaire : comprendre la dimension culturelle des troubles mentaux et la dimension pathologique de la culture en évitant le double écueil qui consisterait l’un, à relativiser toute la psychiatrie, l’autre à psychiatriser toute la culture.
À partir d’une investigation consistant à mettre en relation les processus du psychisme et ceux de la culture (de toutes les cultures et non seulement de celle dont est originaire celui qui souffre de troubles mentaux), Devereux construit une psychothérapie originale qui ne vise pas d’abord la réadaptation, car il estime que certaines sociétés sont elles-mêmes pathogènes et entraînent les individus dans ce qu’il appelle des processus de « déculturation [3] ».
Plutôt que d’expliquer d’emblée en quoi consiste cette théorie et cette pratique complexe (qui ne peut être menée que dans la longue durée d’une relation au fil des associations libres, comme le montre bien le film d’Arnaud Desplechin), je choisis de partir de ma rencontre avec Georges Devereux, lui aussi éminemment complexe. Ce qui m’a frappé lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans son appartement d’Antony en région parisienne, où je fus amené ensuite à me rendre environ une fois par mois, c’est la relation de cordialité qu’il instaurait alors qu’il demeurait le maître. Il m’a dit d’emblée en substance, comme il a dû dire à tous ses élèves : « Si vous voulez faire votre thèse avec moi, nous devons nous tutoyer ». Il favorisait, d’une part, cette proximité et même cette amitié alors que, d’autre part, il était hors question de travailler avec Devereux sans cheminer dans la démarche qu’il avait tracée. Il estimait qu’il était l’héritier direct de Freud. Entre ce dernier et lui, il devait y avoir seulement Róheim et Ferenzci [4]. Devereux ne se souhaitait pas de successeur ; et, au sens strict, seule la clinique transculturelle de Marie Rose Moro qui ne l’a d’ailleurs pas connu s’inscrit directement dans son sillage.
Cultures rêvées
De son pays d’origine, la Hongrie, Devereux ne voulait pas entendre parler, comme il ne voulait pas entendre parler du phénomène religieux autrement qu’en termes d’hallucination psychotique. Je me suis aperçu progressivement qu’il avait sensiblement modifié sa filiation. Lui qui a écrit la quasi-totalité de son œuvre en anglais donnait l’impression d’être né en France ; il avait d’ailleurs changé de nom à l’âge de vingt-quatre ans, optant pour un patronyme à consonance française. En fait, il venait d’une famille juive germano-hongroise de Transylvanie, région qui fut rattachée à la Roumanie en 1920. Mais il avait occulté une partie de cette identité, l’avait remplacée. Il avait ainsi choisi la langue et la culture françaises au détriment de la langue et de la culture allemandes, puis la culture des Indiens des Plaines contre le judaïsme, et la civilisation athénienne contre la société militariste de Sparte. Le peuple dans lequel il se reconnaissait était le peuple Mohave, qui avait su développer ce qu’il appelait une « culture du rêve » et lorsqu’il est mort, ses cendres ont été répandues dans l’océan Pacifique, au large de leur terre, ainsi qu’il l’avait souhaité.
Devereux avait trois grands adversaires : d’abord les religions et les drogues, qui nous faisaient, disait-il, quitter le réel. Les religions lui apparaissaient comme une espèce de toxicomanie, alors que lui-même fumait beaucoup (quatre paquets de cigarettes par jours). Un troisième ennemi le mettait dans une grande colère : la psychanalyse lacanienne.
L’inventeur de l’ethnopsychanalyse était convaincu du lien indissociable entre l’expérience de ce que les anthropologues appellent un « terrain » (qui commence par la rencontre des autres dans le décentrement de soi) et l’expérience de la cure psychanalytique (au cours de laquelle nous réalisons la découverte de l’autre en nous et le scandale de l’inconscient). C’est la raison pour laquelle il attendait que tous ceux qui s’engagent dans une recherche de terrain s’engagent également dans une cure analytique dont il nous prévenait que nous ne sortirions pas indemnes. Ce que je fis pendant six ans. Cette expérience personnelle de la psychanalyse était de sa part plus qu’une incitation ; une obligation. Il disait à tous ses élèves : « Si vous voulez devenir des anthropologues, vous devez passer par la psychanalyse. Parce que si vous n’êtes pas psychanalysé, vous allez projeter vos fantasmes sur les autres ». Et il avait raison.
Orthodoxies et marginalités
Georges Devereux entretenait des relations difficiles avec le milieu universitaire. S’il s’était fâché avec la plupart des anthropologues, il avait néanmoins trois amis : l’helléniste anglais Eric-Robertson Dodds, Claude Lévi-Strauss et Roger Bastide, ces derniers l’ayant aidé à obtenir sur le tard un poste de vacataire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
On ne peut guère imaginer deux pensées et deux personnalités plus différentes que Devereux et Bastide [5]. Le premier insistait sur le traumatisme que peut provoquer la rencontre des cultures : ce qu’il appelait l’« acculturation antagoniste » entraînant une déculturation et un abandon du mythe au profit du symptôme. Bastide, à l’inverse, sans négliger pour autant l’étude des processus d’acculturation qui échouent, était beaucoup plus sensible aux transculturations qui réussissent comme dans les métissages brésiliens. Il ne partageait en rien la vision désabusée et pessimiste de Devereux, qui était aussi celle de Freud et de Lévi-Strauss. Mais une très grande estime et une profonde amitié liait les deux hommes. C’est Roger Bastide qui avait préfacé les Essais d’ethnopsychiatrie générale [6]de Devereux. Et je me souviens de l’immense chagrin de ce dernier lorsque je lui ai appris que Roger Bastide, que j’avais connu malade, venait de mourir.
Par «
acculturation », on désigne deux types de phénomènes distincts :
1. les processus par lesquels un enfant formé dans une culture donnée acquiert les comportements, les normes et les valeurs de cette culture. L’acculturation n’est rien d’autre alors que la socialisation.
2. la domination d’une culture par une autre qui, imposant ses propres valeurs, conduit la culture dominée à adopter (consciemment ou inconsciemment) les modèles de la culture dominante. La colonisation peut être considérée comme la forme majeure de l’acculturation.
La déculturation qui est souvent une conséquence de l’acculturation dans cette seconde acception est un processus de perte d’identité. Le sujet désinvestit non seulement la culture dans laquelle il a été socialisé mais toute autre culture. La déculturation a alors pour corollaire la désymbolisation et la désublimation.
Pour compléter ce bref panorama des relations du fondateur de l’ethnopsychiatrie avec la pensée anthropologique de son époque, il convient d’ajouter qu’il manifestait une haine (mot un peu trop fort), ou du moins une méfiance (peut-être un peu trop faible) pour l’anthropologie culturelle nord-américaine, notamment les travaux de Margaret Mead. Il ne tolérait pas le relativisme culturel, ce qui le conduisait à adopter une position universaliste qui m’apparaît aujourd’hui extrêmement crispée. Voilà donc Devereux, qui professait une fidélité absolue à Freud et une forme de conservatisme positif, tout en s’accommodant de la marginalité à laquelle l’académie le reléguait : il resta précaire à l’Université, et ce ne fut qu’en 1964 que la Société Psychanalytique de Paris le reconnut au titre de simple adhérent.
Une pensée originale, mais cloisonnée
Devereux était donc une personnalité surprenante, un mélange d’audace et de conservatisme, de douceur et de rigidité qui pouvait parfois aller jusqu’au dogmatisme. Mais dans le domaine des sciences humaines et sociales, il a inventé une méthode d’une rigueur et d’une fécondité exceptionnelle. J’ai progressivement évolué par rapport à Georges Devereux. Je suis devenu un disciple infidèle, mais suis resté disciple cependant. Ce qui doit à mon avis être remis en question est la dureté des frontières qu’il établissait. Il distinguait des structures névrotiques et des structures psychotiques de l’individu et du social, il affirmait que le chaman est un malade mental, il avait tendance à durcir le « principe de réalité » freudien [7] et était aussi très redevable du structuralisme des années 1950-60, fondé sur des invariants. Il posait enfin sur les sociétés dites « occidentales » un diagnostic de schizophrénie croissante alors que nous sommes entrés depuis, me semble-t-il, dans une époque de dépression.
En dépit de ces réserves, deux apports de sa pensée me paraissent inestimables.
1/ Georges Devereux est le fondateur d’une théorie de la connaissance : l’« épistémologie de la complémentarité » qu’il a élaborée à partir du principe d’incertitude d’Heisenberg (1927) en tirant toutes les implications que ce dernier pouvait avoir dans l’étude des relations unissant la vie psychique et la culture. Heisenberg a montré que l’on ne pouvait observer un électron sans créer une situation qui le modifie, que l’on ne pouvait déterminer simultanément avec une même précision la position et la vitesse d’un électron ou, pour dire les choses autrement, la nature ondulatoire et la nature corpusculaire d’une particule sous un microscope.
C’est à partir de ce principe de la physique quantique que Devereux crée en 1938 l’épistémologie de la complémentarité dont il donne la formulation de la manière suivante : tout phénomène est redevable d’au moins deux explications, d’une explication psychologique et d’une explication anthropologique, mais cette double démarche ne peut être menée simultanément. Conscient, comme le dira Robert Bresson à partir de son travail de cinéaste, que l’« on ne peut montrer tous les côtés en même temps », Devereux souligne l’impossibilité de tenir à la fois un discours en terme de culture et un discours en termes de psychisme. Il construit alors la démarche de l’ethnopsychiatrie comme la plus résolument opposée à toutes les attitudes de type additive, fusionnelle et synthétique dans lesquelles il voit une paresse des intellectuels, ou du moins de l’intelligence.
Ce qu’il convient d’affirmer dans ces conditions est la disjonction méthodologique de l’approche psychanalytique et de l’approche anthropologique et leur inclusion épistémologique, le psychisme étant de la culture intériorisée (ou introjectée [8] comme disent les psychanalystes) et la culture du psychisme projeté.
2/ De la relation d’incertitude d’Heisenberg, Devereux tire une seconde conséquence : la réintégration du chercheur dans le champ de l’observation. De même qu’Heisenberg a montré que l’on ne peut observer un électron sans créer une situation qui le modifie, Devereux constate que la présence de l’observateur perturbe l’observé et crée un phénomène nouveau qui n’aurait pas lieu sans lui ou si le sujet de l’observation était un autre que lui. Il s’agit de réintroduire le physicien dans l’expérience de l’observation physique (Einstein, Heisenberg), le peintre dans le tableau (Velasquez, Frida Khalo), le cinéaste dans le cinéma (de Jean Renoir à Agnès Jaoui), le thérapeute dans la thérapie et, avec Devereux, l’observateur et son affectivité dans le champ des sciences humaines et sociales.
La modification du phénomène étudié, modification créée par la présence de l’observateur (en anthropologie) ou du thérapeute (en psychanalyse) ne constitue pas seulement pour l’auteur de De l’angoisse à la méthode [9], une cause de déformation dont il conviendrait de neutraliser les effets par des processus d’objectivation (et notamment de mise à distance quantitative) mais bien au contraire une source d’information extrêmement précieuse qu’il convient d’exploiter en revenant sur l’observateur, et plus précisément en analysant la nature de la perturbation contre-transférentielle provoquée en lui.
Le transfert est le processus de projection des affects de l’analysé sur l’analyste. Le contre-transfert est la réaction de l’analyste aux discours (et aux silences) de l’analysé. Or la situation transférentielle et contre-transférentielle est loin de se limiter au cadre de la cure psychanalytique. Elle existe également dans la relation que l’anthropologie construit avec les individus des sociétés qu’il étudie. Georges Devereux s’aperçoit qu’il n’éprouve aucune affinité pour la culture sedang moï et va même jusqu’à développer à son égard ce que les psychanalystes appellent un « contre-transfert négatif » alors qu’il tombe littéralement amoureux de la culture des indiens Mohave qui provoque cette fois en lui un « contre-transfert positif ». C’est une expérience que j’ai aussi personnellement effectuée en étudiant respectivement la hajba (rite du mariage traditionnel dans l’île de Djerba) et les cultes de possession au Brésil.
Devereux introduit donc la psychanalyse au cœur même de l’anthropologie. Il estime que l’analyse de la perturbation provoquée dans l’inconscient du chercheur fait partie intégrante du mode de connaissance qui est celui des sciences humaines. Nous apprenons beaucoup des réactions des autres à notre présence. Nous apprenons plus encore en prenant conscience de nos propres réactions à leurs réactions. Bref nous ne pouvons parvenir à l’objectivité (laquelle ne peut être, selon le mot de Bachelard, qu’« approchée ») qu’en analysant ce qui se joue dans la subjectivité et l’intersubjectivité.
Ces quelques pages sont bien insuffisantes pour rendre compte d’une pensée aussi exigeante et aussi complexe [10] : celle d’un chercheur cosmopolite qui se déplace méthodiquement entre les langues et les cultures (malaise, vietnamienne, grecque, nord-américaine), celle d’un érudit qui parle huit langues : anglais, sedang, mohave, malais, magyar, roumain, allemand, français, les quatre dernières ayant été acquises depuis son enfance. Il convient ici de parler de son apport à la philologie et à la mythologie grecque, ce qui est d’autant plus remarquable que c’est à l’âge de cinquante-cinq ans qu’il commence à apprendre le grec ancien [11].
Il faut encore ajouter que Devereux publie des contes et écrit de nombreux poèmes de l’âge de seize à vingt-quatre ans, époque où il rencontre Eugène Ionesco et Klaus Mann à Paris. Mais ce n’est pas tout. Il n’est pas possible de parler de Georges Devereux sans évoquer sa grande passion pour la musique (en particulier Mozart et Schubert) qu’il partage avec son contemporain Vladimir Jankélévitch. Devereux, comme Jankélévitch, était lui-même pianiste. Ce que l’on remarquait en entrant dans le petit appartement d’Antony, hors le désordre et les livres par milliers, empilés plus que rangés, était le piano. Les dernières années de sa vie — il meurt en 1985 à l’âge de soixante-dix-sept ans — furent partagées entre la recherche, son enseignement à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, ses élèves et la musique (jusqu’à sa disparition, celui qu’une blessure à la main avait empêché de devenir concertiste composa des œuvres pour piano).
Ses préoccupations multiples et sa curiosité insatiable n’avaient rien toutefois de l’éclectisme (qu’il détestait). Car il séparait scrupuleusement, de manière somme toute bachelardienne, la rationalité scientifique et l’émotion artistique. Ce que montre bien le film d’Arnaud Desplechin à travers les interactions du couple Amalric-Devereux/Benicio del Toro — Jimmy Picard est la solidarité engagée dans la relation ethnopsychanalytique pour laquelle les processus de la connaissance sont indissociables de l’acte de la reconnaissance. Tel me paraît l’homme, l’auteur, le penseur : un être chaleureux profondément impliqué dans ses relations aux autres, un savant intransigeant.