Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les Réformes ratées du président Sarkozy, Paris, Flammarion, 2009, 244 p., 18 €.
Voici un ouvrage doublement rare et utile. Il existe en effet très peu de livres dans le paysage éditorial français qui conjuguent rigueur scientifique et effort de pédagogie et d’analyse critique sur les politiques économiques conduites en France. La deuxième originalité de l’opus de Pierre Cahuc et André Zylberberg réside dans son positionnement idéologique : autant la critique antilibérale de Sarkozy est monnaie courante, voire surliquide, autant il est rare de voir des auteurs connus pour leur réticence sur les 35 heures, leur soutien à la déjudiciarisation du marché du travail ou encore la libéralisation de diverses professions règlementées s’attaquer avec autant de virulence à l’actuel gouvernement français.
Étouffement et conciliation
Le livre de Cahuc et Zylberberg prend la parole présidentielle au sérieux. En s’appuyant sur des déclarations de Nicolas Sarkozy ou de membres du gouvernement, ils s’attachent à vérifier, mesure par mesure, si le contenu des réformes proposées et leurs résultats sont conformes aux effets économiques escomptés et, accessoirement, aux espoirs suscités. C’était en effet la promesse du programme présidentiel de Nicolas Sarkozy, « Ensemble tout devient possible », que de conduire le pays sur la voie de la réforme. Les auteurs rappellent, pour mémoire, cette ambition initiale, doublée d’un discours sur la méthode : « Je vous associerai au choix des réformes. Je crois que l’on prend de meilleures décisions si l’on prend le temps d’écouter ceux qui sont concernés sur le terrain, et que les réformes sont mieux appliquées si chacun a pu au préalable les comprendre et les accepter ».
Sur la méthode, les auteurs sont d’emblée critiques, affirmant que celle de Sarkozy tient en deux axes : l’étouffement et la conciliation. Par étouffement s’entend la multiplication de mesures lancées dans le débat (166 dans le cadre de la RGPP – la révision générale des politiques publiques – et 316 dans le rapport Attali), utiles pour noyer dans la masse les mesures les moins réfléchies et abandonner les plus contestables, contrairement à la posture initialement adoptée par le Président, par exemple lors de la commande du rapport Attali (« ce que vous proposerez, nous le ferons »). Par conciliation, on comprendra, de manière plus classique, l’achat de la paix sociale dès lors qu’une réforme est mal engagée. C’est par exemple le cas de la réduction programmée des avantages liés à la carte « famille nombreuse » à la SNCF. Ces avantages, dont le gouvernement annonçait la réduction le 4 avril 2008, étaient finalement renforcés le 11 avril 2008, suite aux pressions des associations familiales… Ou comment changer totalement de position en une semaine !
C’est aussi le cas de la réforme des régimes spéciaux, qui devait « harmoniser les principaux paramètres des systèmes de retraite entre le privé et le public ». Mais, c’est à peine croyable, comme les paramètres secondaires d’un système de retraite sont décisifs (période sur laquelle s’appuie le calcul du montant des pensions, diverses primes, etc.), un récent rapport du Sénat, qui penche pourtant toujours politiquement à droite, rappelait qu’il était « impossible de savoir si la subvention d’équilibre de l’État [affectée aux régimes spéciaux] serait inférieure à ce qu’elle aurait été sans réforme ».
La loi du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail n’échappe pas à la règle. La rupture conventionnelle du contrat de travail qui est instituée permet à un employeur et à son employé de se séparer à l’amiable. Le diable est dans les détails : dans la mesure où l’employé conservera finalement ses allocations chômage pendant trois ans, le gouvernement vient en réalité d’ouvrir la possibilité de la retraite à 57 ans ! Un senior pourra en effet quasiment sans perte monétaire quitter son emploi, en faisant financer par les Assedic cette pré-retraite qui ne dit pas son nom. Difficile d’imaginer mesure plus éloignée du « travailler plus pour gagner plus ». Ce qui est plus grave encore, c’est que les vrais problèmes du marché du travail tels qu’identifiés par Cahuc et Zylberberg, à savoir des institutions coûteuses, une formation professionnelle à la dérive, une réglementation des licenciements trop complexes, un coût du travail trop élevé ou une faiblesse du dialogue social, ne sont que très marginalement traités derrière l’écran de fumée de la loi LME (loi de modernisation de l’économie).
Le chapitre le plus distrayant du livre porte sur les taxis, symbole des professions réglementées, dont les auteurs estiment qu’elles pourraient au total employer près de 500 000 personnes supplémentaires. Sur l’enjeu plus spécifique des taxis, le constat est connu : il n’y a que 15 000 taxis à Paris, un chiffre quasi inchangé depuis 1937. S’il fallait une preuve qu’il existe un potentiel de développement de l’emploi, citons en deux par esprit de largesse : le prix d’une licence atteint aujourd’hui 180 000 euros à Paris (et près de 300 000 à Nice) et le nombre de taxis par habitant est trois fois plus élevé à Londres ou à New York qu’à Paris. Cela ne veut pas dire qu’on pourrait créer 30 000 emplois en Île-de-France, car les réseaux de transport sont différents, mais on ne prend pas grand risque à affirmer que s’est constituée une vraie rente sur ce marché. Or, plutôt que d’augmenter les taxis disponibles sur appel téléphonique (les VPR, très courants à Londres et New York) ou d’émettre de nouvelles licences en indemnisant les propriétaires actuels, le gouvernement a botté en touche. Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, a ainsi cédé à la quasi-totalité des exigences de la Fédération nationale des artisans taxis, tout en travestissant totalement la réalité de l’accord signé avec elle. Si elle put annoncer une hausse du nombre de taxis de 15 000 à 20 000 d’ici à 2010, c’est au prix d’une double manipulation. Tout d’abord le nombre de taxis n’augmentera pas d’ici à 2010, mais un objectif a été fixé à 2012. Ensuite, il ne s’agit pas d’une augmentation du nombre de licences, mais du maximum en « équivalent taxis » qui serait atteint si diverses mesures étaient entreprises (aménagement du parking de Roissy, évalué à 200 taxis supplémentaires, réservation d’une voie sur l’A1, 600 taxis, etc.). Ajoutons à cela une hausse des tarifs de 3 % et on comprendra que le consommateur ne fut pas le grand gagnant de l’affaire.
De la grande distribution au RSA
De manière plus classique, les auteurs reviennent sur la réglementation de la grande distribution, pour dénoncer à la fois la trop faible concurrence entre grandes surfaces (selon l’UFC Que choisir seules 27 % des zones de chalandise sont véritablement concurrentielles, compte tenu de la concentration croissante du secteur) et l’augmentation des marges des super et des hypermarchés, passées de 21,4 à 32,9 % entre 1996 et 2002. Ceci conduit, par exemple, à ce que les prix alimentaires soient plus élevés de 7 % en France que dans le reste de l’Union européenne (l’Union des quinze au moment de ce calcul). De ce point de vue, le président Sarkozy n’a pas changé grand-chose, puisque la possibilité d’accroître la concurrence par les prix, de lutter contre « la vie chère » et de rendre aux consommateurs les fameuses marges arrières obtenues par les grandes surfaces auprès de leurs fournisseurs n’a pas résisté à la pression du groupe UMP lors de son examen parlementaire. Rien de nouveau donc, malheureusement, pour les consommateurs et leur pouvoir d’achat.
En revanche, concernant les heures supplémentaires et leur subventionnement, on entre là dans un univers économique kafkaïen s’il en est. Diverses expériences nord-américaines avaient pourtant déjà conclu (Stephen Trejo, 2003) que la baisse du coût des heures supplémentaires ne conduisait pas à augmenter le nombre d’heures totales travaillées, mais uniquement à augmenter le contingent d’heures supplémentaires déclarées au détriment des salaires de base. Une étude de 2006 portant sur la France (Chagny et Ducoudré, 2006) évaluait le nombre d’heures supplémentaires réellement effectuées avant la réforme. Elle concluait que la moitié des heures supplémentaires n’était pas déclarée. La défiscalisation des heures supplémentaires conduit donc naturellement à « blanchir » des heures supplémentaires déjà effectuées, mais sans effet économique sous-jacent, sinon de coûter 6 milliards d’euros par an à l’État, sans incitation particulière à l’investissement ou à l’embauche. On notera d’ailleurs que les auteurs, plutôt hostiles à la réduction du temps de travail, n’entrent pas dans le débat sur l’enrichissement de la croissance en emplois (en l’occurrence son appauvrissement), mais on doit ajouter à leur argumentaire que financer l’accélération de la hausse du chômage dans la conjoncture actuelle est quand même un arbitrage assez invraisemblable.
Le dernier chapitre porte sur le revenu de solidarité active, le fameux rSa, dont les auteurs notent avec humour que le revenu et l’activité sont en minuscules dans le sigle officiel. Le rSa répond à un problème connu : l’incitation financière à travailler pour un allocataire du RMI ou des minima sociaux est très faible. Malgré la prime pour l’emploi (PPE), passer de 0 à 500 euros de revenus d’activité ne rapportait que 93 euros bruts en 2007 (car le RMI, de 447 euros, était alors perdu et la PPE n’était que de 40 euros par mois). Compte tenu des droits connexes liés au RMI, Denis Anne et Yannick L’Horty ont même estimé qu’une personne seule devait travailler 25 heures au niveau du SMIC pour avoir un niveau de vie supérieur en reprenant un emploi plutôt qu’en restant au RMI. En raison d’un financement quelque peu famélique, le rSa ne changera pas fondamentalement cette situation.
La tentative d’évaluation du rSa illustre également une certaine dérive gouvernementale : le rSa n’aura été évalué que quatre à cinq mois avant sa généralisation. Pourtant, Martin Hirsch se sera autorisé à affirmer que le taux mensuel de retour à l’emploi était accru de 30 % grâce au rSa. Manque de modestie certainement : le taux de sortie mensuel, estimé sur un nombre limité de départements, passerait en effet de 3 % à 3,9 %, ce qui est d’autant moins impressionnant que dans ces départements, en raison du dispositif préexistant de l’intéressement, le rSa ne procure aucun avantage financier réel les trois premiers mois, soit sur 75 % de la période étudiée. Bref, comme l’a rappelé François Bourguignon, directeur de l’École d’Économie de Paris et responsable de cette évaluation, « nous n’avons pas eu assez de temps ». Autant on pouvait se féliciter de cette tentative d’évaluation scientifique d’une politique publique, autant on peut regretter l’instrumentalisation politique de cette expérience et la précipitation à généraliser une mesure sans en mesurer les effets de moyen terme.
Néanmoins, s’il faut reconnaître ces limites, cela ne veut pas dire que le rSa, quoiqu’insuffisant et généralisé dans l’urgence pour contrecarrer les effets d’image désastreux du paquet fiscal, soit néfaste ou inutile. Certes, le taux marginal d’imposition des travailleurs les plus pauvres restera de 38 %, autant que celui des plus riches, et très loin de l’impôt négatif de - 40 % pratiqué sur certaines catégories de population aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Mais il s’agit quand même d’un progrès ou, à tout le moins, de la seule mesure gouvernementale ayant un effet redistributif, compte tenu du mode de financement finalement retenu. Il faut, quand même, avoir l’honnêteté de le reconnaître.
En guise de conclusion, citons Cahuc et Zylberberg : « Les réformes réalisées pendant les dix-huit mois de la présidence Sarkozy n’ont aucune raison de réduire le chômage, d’accroître l’emploi ou d’améliorer le pouvoir d’achat. Elles ont même plutôt tendance à aggraver les problèmes qu’elles devaient résoudre tout en creusant le déficit public ». Le grand mérite de cet ouvrage est de permettre de continuer à penser les réformes structurelles dont la France a besoin, quand le contexte conjoncturel invite à les passer par pertes et profits. On retiendra aussi l’idée avancée d’une réforme profonde de la démocratie sociale du pays, pour aller vers une véritable représentativité des syndicats, des modes de financement transparents, un « syndicalisme de service » pour lier la protection sociale en partie à l’adhésion aux syndicats ou encore la dénonciation du cumul des mandats (dont la disparition était recommandée par le comité Balladur mais fut abandonnée par la Présidence de la République). En effet, on ne peut que s’inquiéter de la faiblesse des corps intermédiaires français ou du peu d’implication de la plupart des élus dans leur mandat national lorsqu’ils sont en situation de cumul. C’est une des explications des difficultés à aller de manière sensée au bout d’une réforme lorsqu’elle est engagée, mais sans doute pas la seule. On aurait pu ajouter la faible quantité d’enseignement en économie proposée aux collégiens, lycéens ou étudiants français, un certain manque d’esprit critique en matière économique dans les médias généralistes et, de manière mieux partagée, un désintérêt croissant pour l’évaluation ou l’analyse rétrospective. On peut aussi aller plus loin que cet ouvrage en faisant la nécessaire distinction entre les réformes nuisibles (loi de modernisation de l’économie avec sa rupture conventionnelle de contrat, heures supplémentaires, paquet fiscal), l’inutile ou l’inexistant (réforme des professions réglementées, grande distribution) ou le positif mais sous-dimensionné (rSa). Il n’est en effet pas inutile de procéder à cette hiérarchisation, car la mobilisation sociale croissante, qui n’a guère aujourd’hui de débouché propositionnel, suppose de mettre au débat public des propositions claires et argumentées en matière de politique économique et sociale, mais aussi de faire un premier bilan de l’action gouvernementale.