Dans le premier tiers du XXe siècle, une école littéraire a brillé sous l’appellation de « merveilleux scientifique ». Puisant dans la fiction, la science et les techniques, elle a nourri les imaginaires de la modernité.
Dans le premier tiers du XXe siècle, une école littéraire a brillé sous l’appellation de « merveilleux scientifique ». Puisant dans la fiction, la science et les techniques, elle a nourri les imaginaires de la modernité.
Aux confins de la littérature dite fantastique et de la vulgarisation scientifique, telle qu’elle s’est développée en France au cours des années 1860-1900 [1], naît au tournant du siècle une école littéraire singulière. Grossièrement, elle recouvre les trente premières années du XXe siècle. On la désigne communément sous l’appellation de « merveilleux scientifique ».
C’est sur ce mouvement peu connu que, dans un livre original et solidement charpenté, Fleur Hopkins-Loféron s’est penchée. Elle s’est livrée à l’étude d’un corpus de plusieurs centaines d’ouvrages dont les auteurs, à quelques exceptions près, semblent être tombés dans l’oubli.
Si les noms de Maurice Leblanc (auteur de la série des Arsène Lupin, dont la première apparition date de 1905), de Gaston Leroux (Le Mystère de la chambre jaune en 1908, Le Fantôme de l’opéra en 1910, puis la série des Chéri-Bibi commencée en 1913) ou bien encore de Gustave Le Rouge (La Princesse des airs en 1902 ou les 18 fascicules du Mystérieux Docteur Cornélius publiés en 1912 et 1913) jouissent encore – en raison d’adaptations télévisées ou de republications [2] – d’une certaine reconnaissance, les écrivains considérés ici ne semblent pas, sauf pour quelques amateurs, représenter un grand intérêt.
Qui lit encore Michel Corday, André Couvreur, Augustin Galopin, Gabriel Bernard ou encore Guy de Taramond ? Or la publication de ces romans – on pourrait citer également Jean de la Hire et Octave Béliard – au cours des années 1890-1930 est symptomatique d’un imaginaire en construction, puisant à la fois dans la fiction, les découvertes scientifiques et la diffusion des techniques contemporaines.
Parmi ces auteurs, polygraphes de tout poil (journalistes, feuilletonistes, ingénieurs, médecins), un nom se détache : celui de Maurice Renard (1875-1939), auteur en 1920 de Des mains d’Orlac, porté au cinéma en 1924 par Robert Wiene puis en 1935 par Karl Freund avec Peter Lorre. C’est lui qui popularise le néologisme de « merveilleux scientifique » en 1909.
Maurice Renard se veut le théoricien de ce genre littéraire et entend définir les règles d’un modèle qui doit beaucoup à H. G. Wells (La Machine à explorer le temps publié en 1895, L’Île du docteur Moreau en 1896, L’Homme invisible en 1897), à Edgar Allan Poe (La Vérité sur le cas de M. Valdemar, une nouvelle publiée en 1845) ou encore à J.-H. Rosny aîné (auteur de La Guerre du feu en 1909 ou bien de La Force mystérieuse, en 1913), un peu moins à Jules Verne qui meurt en 1905 et qu’il ne reconnaît pas parmi ses inspirateurs, mais plus à Villiers de l’Isle Adam (L’Ève future, en 1886) ou encore Stevenson (L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, publié en 1886 également).
Le « merveilleux scientifique », que Renard qualifie également de « roman d’hypothèse », se caractérise par la place qu’y tiennent science et technique dans la narration. Renard se voulait écrivain-expérimentateur, constructeur d’intrigues appuyées sur des expérimentations irréalisables (greffe d’une tête ou de mains, xénogreffes entre animal et humain, entre végétal et animal, voyage dans la quatrième dimension, traversée la matière), mais présentées sous l’aspect d’une rationalité irréprochable.
À défaut de déployer son intrigue dans un futur imprécisé, le merveilleux scientifique imagine les conséquences possibles d’inventions contemporaines. Quand bien même ces récits foisonneraient-ils de machines foutraques et singulières, ainsi que de dispositifs n’ayant jamais vus le jour, ils participent d’une histoire culturelle des sciences et des techniques amorcée au milieu du XIXe siècle, accélérée dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, pour entamer une première diffusion de masse au cours des années 1920-1930.
Le merveilleux scientifique témoigne de l’imaginaire stimulé par une électricité balbutiante, porté par ces nouveaux médias que furent le téléphone, la TSF ou le cinéma, encouragé par les débuts de l’aviation et de l’automobile et par les découvertes scientifiques dont la presse se fait alors l’écho (rayons X, radium, polonium).
Or, contrairement au roman d’anticipation, ces inventions (réelles ou fictives) n’ont pas, dans la trame narrative, pour finalité immédiate une projection dans le futur. Pas ou peu de dimension prospective, mais, poussée dans ses retranchements, exacerbée ou détournée, la science dérive : elle conduit les protagonistes sur des voies totalement inattendues.
Si la dimension scientifique est le soubassement sur lequel s’élabore l’intrigue, ce qui importe le plus est l’aléa et l’aventure (on y retrouve les traits stéréotypés de ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature populaire »). Dans la plupart de ces récits, plus qu’un bond dans le futur, c’est un pas de côté qui est proposé au lecteur. L’extraordinaire et le surnaturel l’emportent sur la raison et la science.
Il s’agit de procédés narratifs qui, de facto, s’inscrivent dans la continuité de ce que pourrait être un conte de fées. À la baguette magique succède le rayon X ou l’onde hertzienne. Le paranormal se substitue à la rationalité. Étrange étrangeté, le roman parascientifique, comme le désigne également Renard, explore dans le présent un surnaturel en voie de normalisation. La déviance ainsi maîtrisée est posée hors de la norme, construite précisément à partir de cette anormalité qui, renversée, apparaît alors comme normalité.
Au cours de la période étudiée, le merveilleux-scientifique s’inspire de nouveaux savoirs – ophtalmologie, catoptrique, optique physiologique –, mais aussi de pseudosciences. Le scientisme de M. Homais est alors supplanté par un intérêt grandissant pour les parasciences (hypnose, télépathie, spiritisme, fakirisme, tables tournantes) [3].
Dans ces récits, souvent illustrés, la question du panoptisme est récurrente. Ils sont grandement inspirés par les recherches en matière d’optique instrumentale et par les travaux sur les lumières visibles et invisibles (découverte de l’effet thermique de la lumière, mise en évidence de l’infrarouge et de l’ultraviolet, découverte de radiations). Ainsi, l’agencement de la découverte des rayons X, du cinéma et les prolégomènes de la métapsychologie sont à l’origine de machines délirantes fictionnelles permettant de voir à l’intérieur des corps, de lire les rêves, voire de les diriger ou, plus improbable encore, de communiquer avec les morts et l’au-delà, comme Edison (cofondateur en 1878 de la Société théosophique) l’avait envisagé en esquissant le projet d’un spirit phone qui lui aurait permis de dialoguer avec des défunts.
S’appuyant sur la théorie des régimes scopiques (modèle optique, théorique et pratique, dominant à une époque donnée), l’auteure discerne dans le merveilleux scientifique un désir d’extension du domaine du champ du visible. Les romans publiés attestent d’une volonté de percer le voile du visible, de rendre visible ce qui était dérobé au regard et ainsi de faire émerger des phénomènes autres. Les dispositifs techniques imaginés autorisent le passage de l’infiniment petit au gigantisme, du microbe au macrobe. Ils permettent un regard radiographique après, par exemple, une contamination au radium ou la mise au point de dispositifs de rétrovision permettant de rejouer des scènes du temps passé, projetées ou rendues visibles dans l’espace présent. Ils s’inscrivent dans une narrativité de longue durée, celle du miroir magique des contes de fée, passé au tamis de l’optique physiologique et de l’astrophysique.
En s’interrogeant également sur les images qui abondent dans ces publications (l’ouvrage comporte 80 illustrations, couvertures, vignettes), Fleur Hopkins-Loféron, historienne de l’art – ce livre est issu d’une thèse en histoire de l’art – déborde les limites habituelles de la discipline pour accorder son intérêt à la petite imagerie, à la publicité et à tout ce qui compose les études visuelles. Chaque grande scansion de son travail (« voir au-dedans », « voir au-delà », « voir l’envers ») souligne la nécessité d’un renouveau dans le champ de l’histoire de l’art, au contact des cultures visuelles, d’un champ littéraire jusqu’ici encore peu exploré et de l’archéologie des techniques.
De fait, l’étude du corpus « merveilleux scientifique » participe mutatis mutandis à une histoire des sciences et des techniques, à une approche originale de la perception de cette histoire et de l’imaginaire qu’elle suscite.
par , le 29 mars
Patrice Carré, « Une littérature enchantée », La Vie des idées , 29 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Fleur-Hopkins-Loferon-Voir-l-invisible
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[1] Bruno Béguet (sous la direction de), La science pour tous. Sur la vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914, Paris, Bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers, 1990.
[2] Il faut ici saluer le travail considérable de Francis Lacassin (1931-2008), tout particulièrement pour la collection 10/18.
[3] On pourra se reporter aux travaux de Nicole Edelmann. Voir entre autres Nicole Edelmann, Les Métamorphoses de l’hystérique, du début du XIXe siècle à la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2003, et Histoire de la voyance et du paranormal du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2006.