Recensé : Jean-Paul Martin, La Ligue de l’enseignement : une histoire politique (1866-2016), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 605 p., 29 €.
Le livre que Jean-Paul Martin signe ici, avec la collaboration de Frédéric Chateigner et Joël Roman, répond à une commande des dirigeants de la Ligue de l’enseignement, soucieux d’offrir au public un ouvrage de référence sur leur mouvement. Qui mieux que J. P. Martin pouvait en effet retracer l’histoire longue et complexe de cette nébuleuse associative ? Fin connaisseur de la Ligue, à laquelle il a consacré un doctorat et dont il est par ailleurs l’un des compagnons de route, Jean-Paul Martin a eu carte blanche, à condition de publier les résultats de son enquête en trois ans, pour les 150 ans de l’association.
L’auteur souligne dès l’introduction combien le délai imposé fut pour lui contraignant. Il lui interdisait notamment la consultation des archives « de Moscou » (57 cartons), restituées par la Russie en 2000 et confiées par la Ligue aux Archives nationales en 2014, le conduisant à s’appuyer essentiellement sur la documentation rassemblée à l’occasion de sa thèse, les publications du mouvement et les recherches existantes, généralement centrées sur des périodes restreintes.
Il en résulte un livre dense, parfois aussi touffu que l’enchevêtrement des réseaux de la Ligue, qui met surtout l’accent sur l’histoire politique du mouvement. La structure de l’ouvrage, chronologique dans ses grandes lignes, permet de suivre finement les évolutions de la Ligue selon trois perspectives, dont l’articulation est régulièrement mise en valeur par des chapitres plus thématiques : la laïcité, le rapport à l’État, la fonction politique de l’association.
La genèse du « modèle associatif laïque »
La première partie décrit les débuts de la Ligue de l’enseignement « des origines à 1914 ». Jean Macé en a l’initiative en 1866, autour d’une cause en apparence restreinte mais fondamentalement politique : pour cet adversaire du Second Empire, la diffusion de l’instruction doit en effet déboucher sur une société enfin prête à s’émanciper. L’organisation de la Ligue est alors relativement lâche : elle est surtout le moyen d’encourager et de rassembler sous un label commun des initiatives diverses – bibliothèques, conférences, groupes de lecture – que le cercle parisien tend peu à peu à fédérer.
Les premiers pas de la Ligue semblent ainsi s’inscrire dans la reconquête silencieuse du pays, bien décrite par Philip Nord ([1995], 2013) : en deçà des quelques succès électoraux des années 1860, qui constituent pour ainsi dire la partie émergée de l’iceberg, les opposants libéraux, républicains ou socialistes font vivre une société civile dont le soutien se révèle ensuite crucial dans la proclamation et l’enracinement de la République.
C’est alors surtout que la laïcité devient le mot d’ordre de la Ligue, au moment où l’instauration de la République suscite la résistance du monde catholique. En réaction, dans l’un de ces mouvements de balancier dont l’histoire politique française est coutumière, les républicains raidissent leurs positions. La Ligue de l’enseignement n’est pas épargnée : le relatif pluralisme religieux et politique de ses cercles disparaît au profit d’un combat laïque de plus en plus marqué à gauche.
Elle adopte ainsi une position où Jean-Paul Martin voit le fondement du « modèle associatif laïque ». Ce dernier valorise l’engagement public de structures privées à condition qu’elles adhèrent à un projet civique dont la définition est aussi étroite qu’implicite : républicain et rationaliste, ce qui implique à la fois coopération des œuvres laïques avec l’État et exclusion des œuvres confessionnelles hors de la sphère publique.
La culture civique à la française
L’Union sacrée, suscitée par la guerre et prolongée dans le Bloc national jusqu’en 1924, ne remet que provisoirement en cause le militantisme de la Ligue. Dans une deuxième partie, Jean-Paul Martin décrit sa montée en puissance, des années 1920 à 1960. Réorganisée à la fin des années 1920 en Confédération générale des œuvres laïques, elle devient la tête de pont d’un maillage serré d’associations, elles-mêmes structurées à la fois localement par les Fédérations des œuvres laïques, départementales, et verticalement par les Unions françaises des œuvres laïques, thématiques. Les instituteurs s’y impliquent désormais massivement, contribuant à faire vivre en dehors et au delà de l’école une citoyenneté républicaine qui conjugue loisir éclairé et engagement laïque.
À l’exception de la période vichyste, qui tente de lui substituer une organisation corporatiste, le mouvement est largement soutenu par l’État enseignant, qui met à sa disposition subventions et personnels, délègue des missions de service public à ses œuvres, implique ses dirigeants dans les commissions et conseils où se décide la politique scolaire et périscolaire. C’est l’apogée du modèle associatif laïque, qui voit la Ligue contribuer à la définition et à la réalisation de l’intérêt général aux côtés de l’État, qu’elle veut seconder mais aussi influencer, à la manière d’un groupe de pression.
À ses yeux, la République est en effet bien plus qu’un type de régime politique, bien plus qu’un mode de gouvernement : c’est une société tout entière mobilisée pour défendre ses valeurs émancipatrices, au premier rang desquelles la laïcité, alors indissociable du rationalisme et de l’anticléricalisme.
De la reconquête à la refondation
La troisième et dernière partie rend compte des efforts d’adaptation de la Ligue de l’enseignement à la nouvelle donne politique, sociale et culturelle inaugurée dans les années 1960. La loi Debré sur les relations entre l’État et l’enseignement privé, qu’elle a vigoureusement combattue, fragilise les liens privilégiés entretenus jusqu’ici avec le ministère de l’éducation nationale. Dans ce domaine, les défis auxquels elle doit alors faire face étaient en réalité en germe dès la Libération. La mise en place de l’État-providence s’accompagne en effet d’une segmentation des politiques publiques relatives à l’éducation. Le ministère de l’éducation nationale comme la Ligue voient ainsi leur échapper un certain nombre de secteurs, la jeunesse, le sport, la culture, le tourisme, etc., désormais pris en charge par des directions qui n’hésitent pas à faire appel aux représentants des associations confessionnelles.
Mais la Ligue est aussi confrontée à des évolutions affectant les conditions mêmes de son succès. L’urbanisation tend à modifier profondément la sociabilité souvent rurale dans laquelle s’inséraient les associations du mouvement. Le foisonnement associatif du moment, qui vient les concurrencer, va de pair avec une mutation de l’engagement civique, dont Jacques Ion (1997) a montré comment il se faisait peu à peu plus restreint dans ses causes et dans son implication, plus rétif aussi aux hiérarchies organisationnelles. Les activités de loisirs connaissent en outre un mouvement de professionnalisation, qui entre en contradiction avec la logique militante de la Ligue.
Jean-Paul Martin explique comment, peu à peu, non sans difficulté, la Ligue est conduite à l’aggiornamento. Restructurée en 1967, date à laquelle elle change à nouveau de nom, la Ligue française de l’enseignement et de l’éducation permanente croit un temps à la reconquête laïque, que le programme commun de la gauche puis la victoire de François Mitterrand à la présidence de la République semblent rendre possible. Mais le retrait du projet Savary, qui aurait conduit à l’intégration de l’enseignement privé au sein d’un grand service public d’éducation, impose au mouvement un travail de refondation, dont l’ampleur surprend. Convertie au pluralisme, y compris lorsqu’il implique qu’elle renonce à son rapport privilégié à l’État au profit d’autres associations, elle défend désormais une laïcité humaniste, qui valorise la vitalité de la société civile tout en s’inscrivant dans un républicanisme renouvelé, plus critique à l’égard du néo-libéralisme que de la religion. Elle s’affirme ainsi comme un espace de débats et de réflexion, peu à peu recentré sur l’école qu’elle souhaite voir plus attentive au développement de l’enfant et plus ouverte à la diversité culturelle.
Un modèle pour la République ?
Comme le souligne Jean-Paul Martin en introduction, l’histoire de la Ligue ‒ résumée ici trop rapidement ‒, est aussi un point d’entrée stimulant pour saisir une certaine culture politique française, celle qu’elle cherche à forger chez ses adhérents (jusqu’à 47 000 associations et 3,5 millions de membres en 1982, à l’apogée du mouvement), celle qu’elle impose dans une certaine mesure à l’État enseignant, du moins sous la Troisième République où la collaboration avec l’administration est souvent très étroite. Mais adopter le point de vue de la Ligue ne conduit-il pas à surestimer la puissance de ce modèle associatif laïque ? Vigoureusement soutenu par la Ligue, ce dernier permet-il pour autant de décrire les relations que l’État entretient effectivement avec les associations ?
Les travaux consacrés à la nébuleuse réformatrice des débuts de la Troisième République (Topalov dir., 1999) suggèrent une réponse nuancée. Aux heures les plus anticléricales du régime, scandées par la loi 1901 ou la mise en œuvre de la loi 1905, l’État ne ferme pas la porte aux initiatives privées, qu’elles soient laïques ou confessionnelles. En matière de politique pénale, d’assistance aux indigents, malades ou vieillards, de protection de l’enfance, etc., on le voit au contraire s’appuyer sur un réseau associatif multiforme, qui fait la part belle à ceux qui, parmi les vaincus d’hier, ont renoncé à l’engagement politique au profit de la philanthropie. Présents dans les conseils et commissions où se fabriquent les lois, assidus dans les congrès nationaux et internationaux qui en définissent les enjeux, ils contredisent largement l’idée d’une co-construction de l’intérêt général réservée aux associations laïques.
Même après l’instauration de la loi 1901, dont la Ligue a contribué à faire un instrument du combat laïque, le Conseil d’État fait en outre preuve d’une certaine réticence à l’égard des associations rationalistes trop militantes, qui obtiennent rarement la reconnaissance d’utilité publique. La Ligue de l’enseignement doit elle-même attendre 1930 pour décrocher le précieux sésame ! La quasi-cogestion mise en place avec le ministère de l’instruction publique, qui prend alors le nom de ministère de l’éducation nationale, n’est donc pas généralisable à tous les services de l’État et nous renseigne davantage sur les rapports de la République à l’éducation plutôt qu’à la société civile dans son ensemble.
La fin du modèle associatif laïque renvoie donc sans doute moins à une mutation du rapport de l’État aux associations confessionnelles, qui ont toujours su peu ou prou en tirer des ressources et en infléchir la marche, qu’à une transformation profonde de la culture laïque, dont Jean-Paul Martin montre avec finesse combien elle a pesé et pèse encore sur les recompositions de la laïcité dans le débat public.