Fernand Deligny, qui avait créé un réseau d’accueil pour enfants autistes, réfléchit dans un essai inédit sur la manière dont, dans le développement humain, culture et biologie se nouent – ou ne se nouent pas. Les contributions qui accompagnent la publication de cet inédit mettent en lumière l’originalité de ces réflexions.
« L’enfant n’a jamais vu une cuillère, et on lui en met une entre les mains. Que va-t-il faire ? ». Cette question, posée par le psychologue soviétique Alexis Léontiev (1903-1979) dans son livre sur Le Développement du psychisme, est le point de départ d’un curieux texte de Fernand Deligny (1913-1996) longtemps resté inédit, « La cuillère humaine » (1976). Or, dès lors que l’enfant en question est un autiste profond, comme ceux que Deligny accueillait dans les Cévennes, la question de Léontiev prend une résonance particulière.
Depuis 2007 et la parution des Œuvres de Deligny, les éditions de L’Arachnéen poursuivent sans relâche, aux côtés d’une multiplicité de chercheuses et chercheurs, la publication des divers documents(écrits théoriques et littéraires, correspondances, cartes, photos et projets de films, journaux) touchant à la « tentative des Cévennes », le réseau qu’aménagea Deligny pendant une trentaine d’années (de 1967 à sa mort), avec Jacques Lin et d’autres, pour accueillir les enfants autistes et mutiques que les institutions dédiées à l’enfance ne pouvaient ou ne voulaient pas prendre en charge.
L’Arachnéen publie aujourd’hui ce court texte de Fernand Deligny, « La cuillère humaine », accompagné d’un extrait du journal de Jacques Lin et de photographies d’Henri Cassanas couvrant les premières années du réseau (1967-1969). Ces documents sont enrichis d’une série de contributions originales, situées au croisement de la psychologie et de la philosophie (Yves Clot, Pascal Séverac), de la clinique de l’enfance et de l’histoire du réseau des Cévennes (Sandra Alvarez de Toledo, Anaïs Masson), de l’histoire de l’art et de la poésie (Jean-François Chevrier et Livia Scheller) [1]. On y découvre tout ce qu’implique le fait d’apprendre à manier « une chose aussi simple qu’une cuillère ».
Du sujet à l’individu (idéologie et pédagogie)
Le point de départ de ce recueil, c’est donc un texte envoyé en novembre 1976 à Louis Althusser, Émile Copferman, Isaac Joseph et Franck Chaumon, où Deligny critique, avec l’intelligence et l’ironie mordantes qu’on lui connaît, l’analyse qu’Alexis Léontiev propose de la manière dont un petit enfant « s’approprie une chose aussi simple qu’une cuillère » – apprentissage par lequel l’enfant qui s’en approprie l’usage avec l’aide de sa mère devient un « sujet humain », en même temps que la cuillère correctement maniée acquiert pour sa part le statut d’« objet humain » [2].
Qu’Althusser ait été un des destinataires de ce texte est tout sauf anodin. Car à la même période, comme le rappelle Yves Clot dans sa contribution, Deligny correspondait avec Althusser à propos de sa théorie de l’idéologie et des appareils idéologiques d’État (AIE) suivant laquelle toute idéologie transforme les individus en sujets par une opération d’interpellation (« Hé, vous, là-bas ! ») [3]. Cependant, Deligny récusait le caractère absolu de cette théorie, puisque les enfants autistes, étrangers au langage, ne répondent à aucune interpellation, et ne sont donc pas susceptibles d’être transformés en sujet par un quelconque énoncé, demeurant ainsi réfractaires à toute idéologisation. Plus généralement, Deligny soutenait à partir de ce cas particulier qu’il y a en réalité toujours une part d’humain qui résiste à l’opération idéologique de transformation de l’individu en sujet, opération de subjectivation ou d’assujettissement qui ne peut donc jamais être totale. « C’est à ce moment-là, souligne Yves Clot, contre cette supposée domestication idéologique, [que Deligny] utilise pour la première fois le livre d’Alexis Léontiev – Le Développement du psychisme – qui venait de paraître » (Clot, p. 39).
Avec Léontiev, nous changeons de scène : une mère aide un enfant à apprendre à se servir d’une cuillère. Il semble y avoir un monde entre la situation d’interpellation imaginée par Althusser pour illustrer sa théorie de l’idéologie et la situation pédagogique imaginée par Léontiev pour éclairer le développement psychomoteur de l’enfant : ce n’est plus un échange de paroles mais de gestes, la communication verbale passant derrière une communication pratique ; ce n’est plus une interpellation mais une coopération, celle de la mère accompagnant les gestes de l’enfant ; enfin, ce n’est plus discours mais un objet, la cuillère, qui médiatise le rapport entre individus. Néanmoins, d’une scène à l’autre, comme le démontrent Yves Clot et Pascal Sévérac – qui ont contribué à la (re)découverte en France du collègue de Léontiev, le psychologue russe Lev Vygotski (1896-1934) [4] –, le problème reste pour Deligny sensiblement le même. Il réfute en effet « l’optimisme pédagogique » de Léontiev (Clot, p. 9), qui s’attache surtout à déterminer comment l’enfant réussit à s’approprier l’usage social d’un objet qui lui était étranger, de même qu’il récusait le « pessimisme idéologique » d’Althusser, pour qui tout individu se trouve transformé en sujet par l’opération idéologique. Car dans les deux cas, les enfants autistes témoignent de ce qui échappe et achoppe dans la formation de « parfaits sujets ».
« Nous avons là une parfaite illustration de la manière dont une certaine idéologie conçoit la formation de parfaits sujets. C’est bien ainsi qu’ON fait « des hommes » qui le deviennent « humains » en apprenant, intelligemment guidés, à utiliser comme il convient des « objets » qui sont humains […]. Quant à celui qui, utilisant la cuillère humaine comme un maillet de grosse caisse, en frappe la purée qui gicle de toutes parts, qu’est-ce c’t’« individu » là ? » (Deligny, p. 18, sic).
Quelques-unes des photos reproduites dans l’ouvrage en témoignent : on y voit un enfant autiste surnommé « Cornemuse » manier une cuillère d’une manière que la baronne Staffe ne permettrait pas. Mais c’est plus généralement ce qu’on observe chez tous les enfants, et même chez tous les individus : derrière l’objet, défini par sa fonction historiquement et socialement instituée (qui ne se réalise qu’à condition que la chaîne opératoire de gestes soit correctement apprise), « persiste à préluder » la chose, définie cette fois par ses propriétés naturelles, physiques, indépendantes de toute fonction spécifique (auxquelles les autistes sont particulièrement sensibles) : « La cuillère “objet” est aussi quelqueCHOSE » (Deligny, p. 20), un « non-objet » (Chevrier, p. 142).
De l’objet à la chose (l’activité pour rien)
« Persiste à préluder » : cette expression que Deligny aimait emprunter au psychologue Henri Wallon qu’il considérait comme son « maître », exprime une idée fondamentale de sa pensée comme de sa pratique : dans l’espèce humaine, le développement et l’acquisition des aptitudes culturelles et symboliques, même quand il « réussit », n’efface jamais les facultés naturelles et l’expérience asymbolique qui persistent à préluder envers et contre tout. La seconde nature n’efface jamais la première, qui coexiste avec elle et ne cesse d’y faire irruption ; ou pour le dire en termes spinozistes, « l’état de nature persévère sous ou à l’intérieur de l’état social » (Sévérac, p. 30). Alors que les théories marxistes affirmaient le primat de l’histoire et du social, rabattant toute nature ou essence immuable du côté de l’idéologie – Léontiev luttait à la fois contre la « conception biologisante du psychisme […] développée par Pavlov » et contre la pratique des tests de QI comme « base de l’orientation scolaire » (Sévérac, p. 23) –, les diverses contributions de ce volume rappellent opportunément l’originalité et la radicalité de cette position « naturaliste », qui conduit Deligny à réévaluer et à réinvestir, aux côtés des enfants autistes mutiques, sinon le problème de la nature humaine, du moins le nouage foncièrement problématique de ces deux natures.
On ne croira donc pas que l’opposition de l’individu au sujet, ou de la chose à l’objet inaugure un nouveau dualisme, un fossé infranchissable entre le monde des enfants étrangers au langage et le monde des adultes saturés de symbolique – bref, que Deligny fasse jouer la nature contre la culture.
Car toute la tentative de Deligny s’organise au contraire à partir de la coexistence nécessairement problématique, jamais garantie, de ces deux lignes de développement humain, biologique et culturelle. S’explique ainsi son attention aussi bien aux « dérapages du faire », comme lorsque l’enfant manie la cuiller comme un maillet, qu’à la persistance « de l’activité “pour rien”, hors langage, propre à l’humain aussi », dont témoigne l’intense rapport des enfants autistes aux choses et l’importance de leur « appareil à repérer » (Sévérac, p. 29-30). D’où l’intérêt d’apprécier, comme le font les différentes contributions du livre, non seulement l’importance des théories du développement bioculturel d’André Leroi-Gourhan, d’Henri Wallon ou d’Alexis Léontiev (que Deligny avait lus), mais aussi et surtout le rôle central des affects dans tous les désajustements et réajustements de l’activité, que les contributions proposent d’éclairer à partir de la philosophie et de la psychologie des affects de Spinoza et de Vygotski (que Deligny n’avait pas lus).
Le reste inéducable
Dans la mesure où « La cuillère humaine » est l’occasion pour Deligny de préciser aussi bien la pratique que la conceptualité qu’il élabore à cette époque dans les Cévennes, aux limites de l’éducation, la double distinction de l’individu et du sujet (via Althusser), de la chose et de l’objet (via Léontiev) ne prend son sens qu’à condition d’introduire un troisième terme : l’éducateur.
La vierge à la soupe au lait
Gerard David (1510 -1515)
Car dans la situation d’apprentissage de Léontiev, l’enfant n’est pas seul devant la cuillère : c’est la mère qui médiatise son rapport à l’objet, accompagnant ses gestes pour lui enseigner comment manipuler la cuillère (comme dans le tableau de La Vierge à la soupe au lait, dite Vierge à la cuiller, du primitif flamand Gérard David, reproduite et commentée par l’historien de l’art Jean-François Chevrier dans sa contribution). De même, dans le réseau des Cévennes, ce sont les « présences proches », du nom que Deligny donnait aux adultes vivant aux côtés des enfants autistes, qui médiatisent leur rapport aux choses. Mais justement, pour Léontiev, dans la relation pédagogique, « l’enfant apprend et l’adulte enseigne » ; or Deligny « reproche à Léontiev de passer sous silence ce qui, pour chaque enfant regimbe dans cette histoire » (Clot, p. 52) et dont témoignent les enfants autistes, à savoir « ce par quoi le sujet résiste à n’être qu’enseigné » (Deligny, p. 20). C’est pourquoi, au sein du réseau des Cévennes, la tâche pratique consistera à aménager le milieu dans lequel les enfants évoluent, de manière à rendre attractif ce qui se passe autour d’eux, à leur éviter de rester captifs de gestes trop stéréotypés, à permettre l’éclosion de nouveaux gestes, disposant ici et là des objets « pour rien » – à propos desquels Sandra Alvarez de Toledo et Anaïs Masson livrent une riche discussion à bâtons rompus (p. 78-127). C’est pourquoi Deligny pouvait dire que, à la limite, « l’éducateur n’existe pas, c’est l’activité qui existe » (Deligny, p. 119).
Il n’y a en tout ceci aucune remise en cause de l’éducation. En effet, « il ne s’agit pas de refuser que les enfants apprennent l’usage social des objets : il s’agit de voir ce que l’enfant peut faire au-delà du faire convenu » (Sévérac, p. 36). Par là, il s’agit en outre de manifester la persistance d’un reste inéducable, qui devient d’autant plus visible que l’idée (à la fois constat, postulat et injonction) selon laquelle « il faut éduquer les enfants » [5] produit nécessairement ses propres ratés (d’autant plus violents que l’idée devient idéal) et traduit « l’angoisse de vivre auprès d’enfants dits inéducables » (Sévérac, p. 36). Au fond, ces réflexions sur « La cuillère humaine » ne sont peut-être rien d’autre que l’exploration de ce reste, d’un reste humain, rien d’autre qu’une invitation à aménager le milieu, les circonstances et les choses de telle sorte que, par une sorte de grâce nécessairement imprévisible, (comme) « par inadvertance » (c’est le titre du livre), ce qui demeure inéducable dans l’enfance, réfractaire à toute domestication, puisse s’épanouir hors de toute forme de pathologisation. Ce à quoi Deligny a voué toute sa vie.
Par inadvertance. La « cuillère humaine » de Fernand Deligny (Une proposition d’Yves Clot) avec des textes de Fernand Deligny et Jacques Lin, Sandra Alvarez de Toledo, Jean-François Chevrier, Yves Clot, Anaïs Masson, Livia Scheller, Pascal Sévérac, Paris, L’Arachnéen, 2025, 176 p., 20 €, ISBN 9782373670257
Igor Krtolica, « Zéro de conduite »,
La Vie des idées
, 10 décembre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Fernand-Deligny-Par-inadvertance
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[1] L’existence de ce texte est mentionnée dans la Correspondance des Cévennes (1968-1996) de Deligny (Paris, L’Arachnéen, 2018, p. 604-605), mais il était resté jusque-là inédit.
[2] Cf. A. Léontiev, Le Développement du psychisme (1947), Paris, Éditions sociales, 1976, p. 314 (rééd. Paris, Éditions Delga, 2024).
[3] L. Althusser, « Idéologie et Appareils Idéologiques d’État », La Pensée, n° 151 (juin 1970), repris in Positions, Paris, Éditions sociales, 1976. Cf. les lettres à Althusser de l’automne 1976, reprises in F. Deligny, Correspondance des Cévennes (1968-1996), p. 583 sq.
[4] Voir par exemple : P. Sévérac, Puissance de l’enfance. Vygostki avec Spinoza, Paris, Vrin, 2022 ; Y. Clot, Découvrir Vygotski, Paris, Éditions sociales, 2024.
[5] Cf. S. Audidière, A. Janvier (éd.), « Il faut éduquer les enfants ». L’idéologie de l’éducation en question, Lyon, ENS Éditions, 2022.