Lev Vygotski mérite d’être redécouvert au-delà de sa réputation pédagogique. Il a vécu la période tragique du stalinisme en travaillant jusqu’au dernier moment de sa courte vie à une psychologie de la liberté.
Lev Vygotski mérite d’être redécouvert au-delà de sa réputation pédagogique. Il a vécu la période tragique du stalinisme en travaillant jusqu’au dernier moment de sa courte vie à une psychologie de la liberté.
L’œuvre de Vygotski est inséparable de son époque et pourtant lui échappe. Mort de la tuberculose en juin 1934 à Moscou à l’âge de 38 ans, il fut gravement inquiété à la fin de sa vie par le régime soviétique, comme nombre d’artistes, d’écrivains, d’intellectuels de ce temps. Son nom peut être malheureusement ajouté à la liste de tous ceux qui ont connu alors un destin plus ou moins funeste. Accusé, pour ce qui le concerne, de se livrer à un travail « antimarxiste et bourgeois » en psychologie et d’être le chef de file d’une « science mensongère » — la pédologie — interdite par décret en 1936, son nom disparut même des bibliothèques jusqu’en 1956. Il ne fut pas assassiné comme Mandelstam, Meyerhold, Babel ou Pilniak et n’a pas eu non plus à payer trop chèrement par l’auto-censure sa survie physique comme Eisenstein, Chostakovitch, Pasternak ou Malevitch. Il a fallu cependant attendre 1985 pour disposer en français de son livre devenu classique, Pensée et langage, qui vient d’être réédité [1].
Vygotski ne s’était pourtant pas engagé à moitié dans les transformations révolutionnaires de son temps, et il a même pris avec passion le tournant d’octobre 1917. Avoir vingt ans à ce moment-là et pouvoir échapper aux discriminations antisémites donnait des ailes. Ses études à Moscou à peine terminées par la soutenance d’un mémoire consacré à Hamlet de Shakespeare qui servira plus tard à sa thèse de 1925 intitulée Psychologie de l’art, il rentre à Gomel où sa famille est installée. Il travaille à l’Institut pédagogique où il installe un laboratoire de psychologie auprès des jeunes enfants, mais développe aussi ses responsabilités dans le milieu qu’il avait commencé à fréquenter à Moscou autour du réputé Théâtre d’art de C. Stanislavski. Plus de soixante critiques des pièces jouées alors et publiées dans les journaux locaux conservent la trace de cette activité qu’il voyait comme « un pont aérien » entre la scène, les comédiens et le nouveau public drainé par la révolution. En 1924, il est rappelé dans la capitale pour participer à la rénovation « marxiste » de l’Institut de psychologie après une détonante communication sur la conscience devant un Congrès qui réunissait les meilleurs spécialistes de la « réflexologie » alors en vogue. Sa connaissance de Marx et de Spinoza, comme son expertise expérimentale, impressionnent.
Persuadé d’être au début d’une ère d’émancipation à laquelle il voulait contribuer, Vygotski n’était pas un « tiède » pour autant. En témoigne en 1919 la grande liberté de ton de sa critique de la pièce écrite par V. Maïakovski, pour célébrer le premier anniversaire de la Révolution d’Octobre, Le Mistère-bouffe, mise en scène par V. Meyerhold avec des décors du peintre K. Malevitch, alors tous trois très engagés auprès du pouvoir bolchévique [2]. Vygotski en appelle certes à un nouveau théâtre porté par la Révolution mais, décidément, cette pièce est insupportable sur scène tant elle est soumise, selon lui, aux forces du « marché idéologique » du moment. Et, encore en 1926, en pleine gestation accélérée du stalinisme, il écrit, dans la Signification historique de la crise en psychologie, en faisant l’inventaire critique de la psychologie de son temps, que la psychologie marxiste présentée alors comme une solution relève de la scolastique. L’ouvrage restera dans un tiroir et dès ce moment-là Vygotski est catalogué. Il le sait et devra en 1932 se défendre des accusations absurdes de la commission des purges à l’intérieur de l’Institut de psychologie de Moscou qu’il avait rejoint moins de dix ans avant [3].
Découvrir Vygotski aujourd’hui n’est pourtant pas seulement réparer une injustice historique. En un sens, c’est même le redécouvrir, tant sa réception mondiale s’est faite dans les années 1960, à partir des premières traductions en anglais, sous les auspices de la supposée vertu émancipatrice des instruments du savoir et du langage. Il a alors été vu comme le spécialiste des interactions de tutelle entre l’adulte et l’enfant, un « géant endormi » selon la formule du psychologue américain J. Bruner [4]. Mais le Vygotski qu’on redécouvre aujourd’hui est tout autre. Il peut surtout permettre de résister au vertige du « psychologisme » affectant tous les domaines de la vie sociale. Le diagnostic avait déjà été fait par R. Castel en 1981 : « De même que Marx a vu dans la religion le soleil d’un monde sans soleil, le psychologique est en train de devenir le social d’un monde sans social » [5]. On veut bien, en effet, s’occuper un peu partout — souvent mal — des gens qui « posent problème », mais c’est pour ne pas s’occuper des problèmes réels que posent les gens. Cet hygiénisme, qui croit pouvoir aseptiser la vie sociale, la dépolitise, à la ville comme au travail, à l’école comme en santé publique.
La psychologie de Vygotski prend le contre-pied de cette tentative de pasteurisation d’un social sans conflit. Il ne cesse d’insister sur la fonction sociale et psychique de la controverse et ce, dès l’enfance : « c’est seulement dans la dispute, dans la discussion qu’émergent les éléments fonctionnels qui déclenchent le développement de la réflexion » [6]. Et ce, par exemple, jusque dans l’intimité apparente du langage égocentrique du tout petit : quand ce dernier commence, pour surmonter une difficulté pratique imprévue, à se parler à lui-même en pensant à haute voix, c’est véritablement à un « monologue collectif » qu’on assiste. L’enfant s’y contredit lui-même : ses pensées s’opposent entre elles, comme dans un collectif, les avis s’opposent entre eux pour faire le tour d’une question. C’est là le mécanisme même d’une appropriation du réel par opposition de points de vue extérieurs l’un à l’autre, source vive dont l’enfant fait une ressource pour son activité propre. Le développement du langage intérieur lui-même sera à la mesure de la vitalité dialogique du social. Vygotski multiplie les exemples où l’on s’applique à soi-même l’action des autres entre eux ou envers nous-mêmes, allant jusqu’à soutenir que tout fonctionnement psychique naît deux fois d’abord sur le plan social, puis psychologique, d’abord entre individus comme catégorie interpsychique, puis au plan personnel comme catégorie intrapsychique. La conflictualité interne du sujet, base de sa dynamique mentale, ne peut même se maintenir sans relais social qui l’alimente en énergie conflictuelle. Privée de l’oxygène dialogique de la dispute sociale, la respiration psychique interne vire à l’apnée, ce qui naît deux fois meurt aussi deux fois : la relation sociale d’abord (l’interpsychique) et partant la relation à soi (l’intrapsychique).
La psychologie de Vygotski, comme c’est maintenant solidement établi, n’emprunte pas seulement à l’Éthique de Spinoza [7] mais plus secrètement peut-être au Traité politique :
sans doute tandis que Rome délibère, Sagonte périt, mais en revanche, lorsqu’un petit nombre décide de tout en fonction de ses seules passions, c’est la liberté qui périt et le bien commun. Car les dispositions intellectuelles des hommes sont trop faibles pour pouvoir tout pénétrer d’un coup. Mais elles s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en discutant ; c’est en examinant toutes les solutions qu’on finit par trouver celles qu’on cherche, sur lesquelles se fait l’unanimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant » [8].
Le dialogue, ici, n’est pas fait pour étouffer les problèmes sous des consensus factices. Il sert à trouver, au prix du conflit, les « angles morts » pour faire du neuf. C’est aussi ce qui donne sa force collective à l’individu et qui faisait écrire à Vygotski : « Ce qu’il y a de personnel dans l’individu n’est pas le contraire du social, mais sa forme supérieure » [9].
Le pouvoir soviétique s’est attaqué à cette ventilation sociale de la vie mentale, au risque d’anesthésier la société. Et ce, jusqu’aux pratiques les plus prometteuses dont faisait partie, par exemple, le travail de Vygotski auprès des enfants déficients [10]. Car l’ainsi nommée « pédologie », qui ne passa pas le cap des années 1930, s’adossait à une certaine psychologie de l’enfance « anormale » répondant, dans le tourbillon social de la guerre civile, aux problèmes posés par la multitude d’enfants abandonnés, délinquants, déficients intellectuels, sourds, aveugles, sans réelle prise en charge. Vygotski soutient — résultats à l’appui — que les très nombreux enfants retardés par une déficience physique ou mentale ne doivent pas être traités comme des handicapés si l’on ne veut pas qu’ils le deviennent. Le diagnostic doit porter moins sur la déficience que sur la manière dont se comporte l’enfant déficient. Il faut moins chercher à « recouvrir l’endroit malade avec du coton », qu’à frayer avec lui une voie de surcompensation de sa déficience pour la dépasser.
Comme d’autres psychologues de son temps, il a fait l’expérience clinique qu’avec une déficience nait à la fois une impuissance et une énergie. L’enfant cherche d’abord à tout prix à surmonter sa difficulté́ en prenant des chemins détournés pour la compenser. Sinon par leurs effets, mais au moins par leur déroulement, les processus vitaux chez les enfants déficients mentaux sont d’abord plus créateurs que chez les enfants « normaux ». Les obstacles qu’ils rencontrent sont un barrage où s’accumulent les réserves d’énergie cachées. Le surplus vital d’un développement original s’en trouve stimulé. Mais cette vitalité compensatoire qui transforme la faiblesse en force tourne habituellement mal. Le plus souvent, loin d’être une surcompensation réelle, ce développement original, à l’issue d’une lutte, s’enferme dans des buts fictifs où l’enfant se défend avec sa maladie ; où, vaincu, il se protège par sa faiblesse. Or, cette surcompensation factice résulte le plus souvent d’un défaut d’organisation de sa vie sociale. Son énergie ne trouve plus de quoi s’alimenter dans la vie collective. Les collectifs où il est impliqué le privent de tout répondant réel et font, finalement, dégénérer sa déficience en handicap. Il se coupe alors des forces vives de l’altérité, en se soustrayant lui-même à l’énergie relationnelle du monde social. Vygotski n’a jamais cessé de travailler à contrer ce risque, au point d’en faire un enjeu théorique de sa psychologie.
Il faut alors parier sur la régénération du collectif en chacun d’eux. Alors que ces enfants « ont lâché la collectivité » [11], Vygotski propose, en restaurant au passage « le travail collectif de la parole » [12], de leur donner à imaginer ce qui peut être fait en le faisant avec d’autres. Traduit en termes spinozistes, il s’agit de renverser une imagination qui s’est simplifiée, déliée du vivant possible, rétrécie derrière le bouclier du déjà vécu ressassé, en une imagination plurielle exposée aux rapports de convenance, de différence et d’opposition entre les choses et entre les autres. Il s’agit de faire basculer, à plusieurs, le rapport entre les forces centripètes et monologiques du déjà-fait et du déjà-dit et les forces centrifuges et dialogiques du pas-encore-dit et pas-encore-fait. Vygotski compte sur l’aiguillon de l’émulation dans l’imitation affective pour lutter contre la propension de chacun à ramener l’inconnu au connu.
La perspective vygotskienne marche donc à l’affect. Elle se fait l’écho, dans l’action et pas seulement sur le plan théorique, de l’esprit de l’Éthique :
L’affect dont nous pâtissons ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect plus fort que lui et qui lui soit contraire, c’est-à-dire seulement par l’idée d’une affection corporelle contraire et plus forte que l’affection dont nous pâtissons » [13].
Mais l’affect est toujours, en quelque sorte, un contact social avec soi-même, la manière dont, de concert avec les autres, chacun, embrayant passivité et activité, définit et redéfinit au moyen de son propre passé la possibilité qu’ont les circonstances de l’affecter.
Au bout du compte, Vygotski fait le pari de l’histoire. L’un de ses livres s’appelle Histoire du développement des fonctions psychique supérieure [14]. C’est que le développement a d’abord une histoire. Et cette dernière n’est pas pour Vygotski le passé. C’est la transformation du passé en devenir ou l’échec de cette transformation. Le plus intéressant dans ce que sont les hommes c’est encore ce qu’ils peuvent devenir. Ils ne sont tout entiers ni dans ce qu’ils font dans l’instant, ni dans ce qu’ils disent ici et maintenant. Car ce qu’ils font et ce qu’ils disent dans ces circonstances n’est jamais que ce qui a surgi et s’est accompli à un moment, au point de collision de plusieurs réalisations possibles. Qu’il soit verbal, gestuel ou pratique, le comportement n’est jamais qu’« un système de réactions qui ont vaincu » [15]. L’activité réalisée apparait après une lutte, un conflit incessant entre plusieurs possibilités rivales. Même inaccomplies, elles font partie du réel de l’activité. « Le comportement tel qu’il s’est réalisé est une infime part de ce qui est possible. L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » [16]. Le réalisé n’a donc pas le monopole du réel. Ce qui ne s’est pas encore fait ou qui ne s’est pas encore dit — l’activité impossible, empêchée ou ravalée — fait partie du réel de l’activité. Le possible n’est pourtant jamais regardé par Vygotski comme un inactuel occulte sur lequel tabler, mais comme un actuel ouvert par et avec l’expérience des autres.
C’est que l’œuvre de Vygotski fait de l’expérience socio-historique des générations successives une propriété constitutive de la vie psychique la plus personnelle. Artéfacts techniques et symboliques, outils, langages, œuvres, règles et institutions sont de véritables accumulateurs de l’énergie potentielle laissée en repos dans les « choses » du monde social par cette expérience historique [17]. Comme autant de prothèses vitales, ce patrimoine de pratiques, transmissible d’une génération à l’autre, conserve en dehors de chacun les instruments qu’il doit faire siens pour vivre. Il excède bien sûr de très loin ce que chaque individu peut en faire, mais surtout il se présente comme une énigme pour le petit d’homme, énigme qu’il ne peut résoudre seul, tant sa dépendance initiale est grande. Il doit en effet atteindre dans son développement ontogénétique, ce qui est atteint chez l’animal naturellement par l’hérédité. Les acquis de l’espèce sont en quelque sorte derrière chaque animal qui naît mais devant chaque enfant à sa naissance. Pour les rejoindre, il doit produire une activité d’appropriation à la fois tournée vers les objets du monde et vers l’activité d’autrui portant sur ces objets. Et ce, sans garantie d’avance.
Des zones de proche développement lui sont bien sûr plus ou moins ouvertes par les adultes comme autant d’étayages successifs pour se mesurer à ces énigmes. Dans ces zones, l’apprentissage précède le développement potentiel. Ce que Vygotski a écrit, par exemple, à propos de la formation des concepts chez l’enfant est désormais classique. C’est la partie de son œuvre la mieux connue dans laquelle il montre que le conflit entre les concepts quotidiens et les concepts scientifiques explique les progrès de la conceptualisation de l’enfant [18]. Mais dans ces zones de développement il n’est pas seulement question d’apprendre à faire ou à penser. Car ce sont des zones sensibles. Chaque enfant s’y sent capable de réaliser avec d’autres ce qu’il n’est pas encore capable de réaliser seul. Il vit alors une tête au-dessus de lui-même. Non sans tiraillement, sans joie de comprendre éventuelle mais aussi sans embarras ou résistances possibles. Dans ces zones sa puissance fluctue. Le « répondant » dont il dispose est poussé aux limites, il doit chaque fois y mettre du sien. Entre l’expérience qu’il a et celle qu’il fait alors, les oscillations entre passivité et activité se distinguent par leur intensité. On comprend alors pourquoi Vygotski peut écrire que celui qui dès le début a séparé pensée et affect s’est ôté à jamais la possibilité d’expliquer les causes de la pensée aussi bien que celles de la transformation des affects [19].
Il n’y a donc pas de développement sans affects, au risque que ces derniers obèrent ce développement. Dans sa Théorie des émotions [20], à la fin de sa vie, il instruit avec une patience rare la controverse entre Descartes et Spinoza sur ce thème, à la lumière des travaux de recherche de son temps. Il dit alors œuvrer à une psychologie des affects. Nos affects montrant clairement que nous ne faisons qu’un seul être avec notre corps, note-t-il dans une veine toute spinoziste, et les passions étant le plus fondamental de la nature humaine [21], il faut alors expliquer comment « non seulement ne disparaît pas, à titre de phénomène accidentel et anormal, la capacité de souffrir, de se réjouir et d’avoir peur, mais comment elle s’accroît et se développe avec l’histoire de l’humanité et le développement de la vie intérieure de l’homme » [22]. Le destin de ces affects n’est pas écrit d’avance et leur force pousse dans des sens opposés. Ils désorganisent le rapport au monde des sujets, mais n’ont pas le même effet, ne donnent pas la même allure à la vie, selon qu’ils sont plutôt passifs ou actifs. Non sans flottement, en balance entre activité et passivité, les premiers diminuent la puissance d’agir alors que les seconds l’augmentent quand le sujet parvient à faire du déjà vécu un moyen de vivre autre chose. Au contraire, quand, pour lui, l’expérience en cours n’est plus qu’un moyen de vivre et revivre toujours la même chose, la passivité empoisonne la vie. La perezhivanie est le mot russe qui désigne cet éprouvé vital, ce contact social avec soi-même, source d’énergie stimulée ou perdue, dont Vygotski fait de plus en plus une unité de base essentielle pour son analyse. C’est le prisme singulier par lequel l’enfant réfracte en lui l’action des circonstances, le passage au cours duquel la vie s’intensifie pour le meilleur et pour le pire.
La clinique est ici importante. Prenons l’exemple qu’en donne Vygotski, emprunté à la pratique d’une de ses consultations où se présentent trois enfants [23] affectés par la même situation violente. Leur mère alcoolique et dépressive les bat. Elle est allée jusqu’à tenter de précipiter l’un d’eux par la fenêtre. Mais ils n’ont pourtant pas la même vie, loin s’en faut. Le plus âgé a adopté la position subjective du chef de famille qui entend veiller le moins mal possible sur tous les autres, mère comprise. Cet éprouvé (perezhivanie) l’a transformé en doyen sans âge, loin des intérêts habituels d’un enfant de 10-11 ans. Précocement vieilli sans avoir grandi, l’affect a fait de lui un petit adulte prématuré, en miniature, au développement sacrifié. Il mesure le drame de la situation. Il y répond par une intelligence de la nécessité qui permet à ses frères et à lui d’éviter le pire. Pourtant cette intelligence de la situation le prive dramatiquement de son enfance, au prix de devenir unilatéralement « sérieux », s’efforçant de contrôler la situation. Il est bien relié au réel. Actif dans son monde. Mais c’est à un monde rétréci que son activité le relie. Elle est elle-même parcimonieuse, affairée certes, mais craintive, au rayon d’action limité.
À l’opposé, l’éprouvé du plus petit se signale par une confusion psychique morbide. Il est mutique et énurétique. Il n’a aucune conscience claire de la situation et son expérience, prise au filet du drame qui s’est refermée sur lui, le tient prisonnier d’une situation qu’il subit en toute passivité, véritablement délié du monde.
Le cadet, lui, est pris dans un « étau », dans les filets d’un flottement affectif entre amour, haine et angoisse de la haine. Il est paralysé par le pressentiment de l’action impossible. En mal de développement, l’affect attisé est sans issue. Son expérience est à vif. Il veut ce qu’il ne veut pas et ne veut pas ce qu’il veut : partir au plus vite de la clinique, mais ne pas rentrer à la maison. La passion éprouvée pour cette « mère-sorcière » est sans destin possible dans son activité, actuellement rongée par l’angoisse. Et elle risque bien de le rester, tant qu’un autre affect plus fort ne viendra pas faire mentir ce destin en développant sa conscience affective.
L’âge est ici décisif. Il fixe les moyens disponibles chez chacun pour se mesurer aux circonstances présentes et futures. Mais l’aîné, en s’affranchissant mieux du présent, hypothèque l’avenir. Et l’étayage qu’il offre à ses frères, pas vraiment à même de faire seuls ce qu’ils peuvent faire avec lui, les prépare peut-être mieux à dépasser plus tard de ce qu’ils ont vécu. Rien n’est sûr et tout dépendra de ce que les circonstances rendront à nouveau possible pour transformer ou non le passé de chacun en moyen de vivre autre chose ; pour renverser le rapport des forces entre ce qui les accable et l’action possible grâce à des affects plus forts et contraire à ceux dont ils pâtissent. Contre toute naïveté sociale, la notion de perezhivanie permet d’instruire les causalités affectives qui feront dégénérer, ou pas, la déficience en handicap.
Vygotski ne cesse de tester cette conceptualisation dans des contextes très diversifiés. On n’en retiendra qu’un exemple, qui lui permet, à la fin de sa vie, de renouer explicitement avec les engagements esthétiques de sa jeunesse. Il écrit en 1932 un article sur le travail des comédiens sur scène où la notion de perezhivanie lui sert de fil rouge pour revenir au paradoxe sur le comédien de Diderot. Ce dernier a soutenu la thèse du « sang-froid » constitutif du travail de l’acteur. Jouer sur scène n’est pas ressentir les émotions comme dans la vie. C’est un métier qui s’apprend pour créer l’illusion de l’émotion. Vygotski entre dans la discussion un peu comme le psychologue français A. Binet avait regardé, juste avant 1900, le théâtre comme un laboratoire des sciences de l’esprit. Une enquête menée auprès des plus grandes comédiennes et comédiens de son temps avait conclu que Diderot se trompait et que l’acteur éprouve nécessairement le sentiment de son rôle.
Vygotski, connaisseur intime des scènes de théâtre, cherche à démêler ce problème. Il sait que Diderot tient quelque chose d’important fondé sur des faits établis. La scène n’est pas la vie. C’est un artifice. Mais il sait aussi qu’au théâtre d’Art de Moscou, C. Stanislavski a fait sa réputation autour de la notion de perezhivanie. Dans ce cadre, l’affect véritable, l’éprouvé n’est pas du « trompe l’œil », les émotions observées ne sont pas fausses. On n’y « singe » pas les sentiments. Contre les clichés d’une théâtralité qui abîme le théâtre, on ne peut pas représenter le rôle, il faut l’éprouver avec authenticité. Vygotski partage donc avec Stanislavski un fait, lui aussi bien établi, aussi bien sur scène qu’en psychologie : les sentiments ne se commandent pas. Et on ne les convoque pas à volonté. Pour y croire — et on doit y croire — il faut qu’ils soient vrais.
Sortir du paradoxe implique alors de poser autrement le problème. La vie transposée sur les planches n’est pas la vie, c’est une autre vie, la vie imaginée par l’auteur de la pièce et prêtée aux personnages. Et les comédiens doivent à leur tour imaginer ces circonstances pour les vivre comme si elles étaient vraies. Dans les situations inventées mises en scène, l’affect doit être vrai, mais c’est l’activité d’imagination qui l’engendre. La vérité de la fiction se soumet la volonté. Pour Stanislavski, l’exercice conscient pour vivre comme vraies les actions imaginées ne peut se faire qu’entre les acteurs eux-mêmes, aux prises avec l’échange réel et ses improvisations, même s’il est artificiellement créé. Sans jamais plonger en soi-même mais en cherchant dans le partenaire : c’est ainsi que chacun libère sans le vouloir sur scène les réserves inconscientes insoupçonnées de sa propre « mémoire affective ». Ses replis mis au service de la vie du personnage s’extériorisent en émotions.
Vygotski est resté sceptique sur l’idée controversée, empruntée au psychologue français T. Ribot, d’une mémoire strictement « affective » [24] ; réservé aussi sur les tentations naturalistes du travail de Stanislavski. Car les émotions sont aussi celles d’une époque, d’une culture, d’un milieu social, des conventions théâtrales. Elles n’ont rien d’éternel et c’est forcément au travers d’une histoire collective de la société que les affects de la perezhivanie se réalisent et qu’ils s’y transforment dans la psychologie concrète de l’acteur [25].
Il reste qu’on peut bien échapper au « paradoxe » : la vérité et la sincérité des sentiments doivent toujours être là, mais ces sentiments ne sont pas les mêmes à la ville et sur le plateau. En passant de la vie ordinaire à la scène, le jeu habituel des fonctions psychiques se fait autrement. Les liaisons et hiérarchies antérieures se défont et se refont. C’est un autre système psychologique qu’on voit en dehors de la scène et sur les planches. L’imagination s’en empare. Elle se subordonne la volonté comme l’intelligence ; laquelle doit même se plier aux mouvements du corps. L’activité de la conscience, pour être créatrice, doit faire confiance à l’inconscient ordinairement ravalé. De nouveau alliages fonctionnels s’expérimentent, des connexions spéciales se frayent qui relient ce que la vie quotidienne délie le plus souvent. Au total, l’intelligence de l’affectivité grandit quand le contact collectif avec soi-même est exigé, soutenu et répété pour que rien ne sonne faux. Il faut prendre et reprendre des libertés avec ses habitudes. Aucune fonction ne reste en place quand on est une tête au-dessus de soi-même. Il y faut du sang-froid, pour parler comme Diderot, non pour leurrer les spectateurs, mais pour donner à l’imagination une puissance émancipatrice. Vygotski voit dans le théâtre le laboratoire d’un autre fonctionnement psychologique, d’une autre vie que les spectateurs peuvent toucher du doigt. Quand le théâtre atteint ce niveau, la vérité de l’imaginé entre au service de la vie ordinaire.
S. Zweig écrivait à la même époque, en 1931, dans son livre sur Freud : « maintenant que l’art d‘interprétation du psychanalyste a montré à l’âme les entraves secrètes qui arrêtent son essor, d’autres pourraient lui parler de sa liberté » [26]. Vygotski en fait peut-être partie.
par , le 17 juin
– L. Vygotski, Pensée et langage, nouvelle édition, La Dispute, Paris, 2025.
– L. Vygotski, Conscience, inconscient, émotions, deuxième édition, La Dispute, Paris, 2017.
– L. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, La Dispute, Paris, 2014.
– M. Brossard, Vygotski. Lectures et perspectives en éducation. Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2004.
– Y. Clot, Travail et pouvoir d’agir, deuxième édition, PUF, Paris, 2017.
– Y. Clot (Dir.). Vygotski maintenant, La Dispute, Paris, 2012.
– Y. Clot, Découvrir Vygotski, Éditions sociales, Paris, 2024.
– P. Sévérac, Renaître. Enfance et éducation à partir de Spinoza, Hermann, Paris, 2021.
– P. Sévérac, Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza, Vrin, Paris, 2022.
Yves Clot, « Lev Vygotski : la psychologie par gros temps ? », La Vie des idées , 17 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Lev-Vygotski-la-psychologie-par-gros-temps-6522
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[1] L. Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, Paris, 2025.
[2] Voir S. Dreyer, « Le Mistère-Bouffe de Maïakovski. Moyen âge et Avant-garde », dans Michèle Gally et Marie-Claude Hubert (dir.), Le médiéval sur la scène contemporaine, Presses universitaires de Provence, 2014. p. 127-135.
[3] Y. Clot, Découvrir Vygotski, Éditions sociales, Paris, 2024, p. 18.
[4] J. Bruner, Culture et modes de pensée, Retz, Paris, 1986, p. 170.
[5] R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Éditions de Minuit, Paris, 2011, p. 178.
[6] L. Vygotski, Pensée et langage, op. cit, p. 115.
[7] Voir P. Séverac, Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza, Vrin, Paris, 2022.
[8] Spinoza, Traité politique, IX, 14, P.-F. Moreau trad., Éditions Réplique, Paris, 1979, p. 33.
[9] L. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, La Dispute, Paris, 2014, p. 548.
[10] L. Vygotsky, Défectologie et déficience mentale, K. Barisnikov et G. Petitpierre (dir.), Neuchâtel, Delachaux et Nieslé, 1994.
[11] Op. cit, p. 173.
[12] Op. cit, p. 192.
[13] B. Spinoza, Éthique IV, proposition 7, corollaire, Trad. P.-F. Moreau, Puf, Paris, 2020, p. 357.
[14] La Dispute, Paris, 2014.
[15] L. Vygotski, Conscience, inconscient, émotions, La Dispute, Paris, 2017, p. 74.
[16] Op. cit, p. 76.
[17] L. Vygotski, Conscience, inconscient, émotions, op. cit., p. 71 et 92.
[18] Y. Clot, Découvrir Vygotski, op. cit., p. 77 et suivantes.
[19] Pensée et Langage, op. cit., p. 71.
[20] L. Vygotski, Théorie des émotions. Étude historico-psychologique. L’Harmattan, Paris, 1998.
[21] Op. cit., p. 267.
[22] Op. cit., p. 245.
[23] L. Vygotski, La science du développement de l’enfant, textes pédologiques (1931-1934), Peter Lang, Lausanne, 2018, p. 113.
[24] C’est ce qu’atteste une lettre de L. Gourevitch, la principale collaboratrice de C. Stanislavski : dans, M. C. Autant-Mathieu, Le système de Stanislavski. Genèse, histoire et interprétation d’une pratique du jeu de l’acteur. Eur’Orbem Éditions, Paris, 2022, p. 249.
[25] Vygotski s’appuie sur l’école d’E. Vakhtangov, disciple original de C. Stanislavski, travaillant la conscience sociale déchirée de la Russie privée de tout au début des années 1920 : voir B. Zakhava, E. Vakhtangov et son école, Éditions du progrès, Moscou, 1973. Sur cette question de l’esprit du temps, M. C. Autant-Mathieu, « D’un Revizor à l’autre (petite histoire du « mal russe » à travers ses représentations scéniques) », Revue Russe n°34, 2010, p. 57-72.
[26] S. Zweig, Sigmund Freud. La guérison par l’esprit. Livre de Poche, Paris, 2011, p. 136.