La représentation des écrivaines au cinéma fait-elle l’objet d’un traitement spécifique ? Victimes ou réfractaires, ces femmes permettent de poser la question de l’auctorialité sans la limiter à la sphère littéraire.
La représentation des écrivaines au cinéma fait-elle l’objet d’un traitement spécifique ? Victimes ou réfractaires, ces femmes permettent de poser la question de l’auctorialité sans la limiter à la sphère littéraire.
Jane Austen, Françoise Sagan, Violette Leduc, Sylvia Plath, Emily Dickinson, Mary Shelley, Beatrix Potter… Pas grand-chose de commun, à première vue, entre ces écrivaines, que ne relient ni leur origine ni leur époque ni les genres littéraires dans lesquels elles se sont illustrées (romans de formation, récits autobiographiques, poèmes lyriques ou métaphysiques, contes gothiques, livres pour enfants). Dans les vingt dernières années, chacune d’elles s’est pourtant vu consacrer un film – deux dans le cas de Jane Austen [1] –, ou une partie conséquente d’un film dans le cas de The Hours (Stephen Daldry, 2002), triptyque dont un volet porte sur Virginia Woolf [2], mais auquel le célèbre roman de l’écrivaine, Mrs Dalloway, donne toute sa cohérence. La vogue des biopics consacrés à des écrivaines semble même s’amplifier depuis 2010, avec, pour la seule année 2018, pas moins de trois films de ce type : Colette de Wash Westmoreland, Mary Shelley de Haifaa Al Mansour et Astrid de Pernille Fischer Christensen sur la romancière pour enfants Astrid Lindgren.
Comment comprendre l’attrait des cinéastes pour des figures qui, semblables en cela à leurs équivalents masculins, n’ont pourtant rien de cinégénique ? Si la représentation des écrivains – personnages éminemment statiques – pose, de façon générale, des problèmes de mise en scène dont les réalisateurs s’acquittent avec plus ou moins d’habileté [3], y a-t-il des spécificités notables dans le traitement réservé aux autrices ? Autrement dit, comment la question du genre s’invite-t-elle dans les films qui leur sont consacrés ?
À travers une sélection d’exemples puisés dans les trente dernières années, on verra tout d’abord que les vies d’écrivaines portées à l’écran permettent d’aborder, au travers de ces figures exemplaires, la condition des femmes et, bien souvent en l’occurrence, les injustices qui leur ont été faites. Toutefois, loin d’être des cantonnées au statut de victimes, les écrivaines revêtent aussi, et parfois au sein des mêmes films, une dimension éminemment transgressive, tendant vers un affranchissement de la domination masculine. De ce point de vue, on observera l’importance que revêtent la question du nom et celle de l’auctorialité, point de jonction crucial entre la problématique de l’écriture, présentée comme le sujet premier de tels films, et une revendication fondamentale du féminisme consistant à rendre chaque femme auteur de son destin.
Sans surprise, les destins tragiques ont longtemps eu la faveur des cinéastes qui ont jeté leur dévolu sur des écrivaines souffrant de névroses (Violette Leduc dans Violette) et/ou de dépression sévères les ayant parfois menées jusqu’au suicide (Sylvia Plath dans Sylvia ; Virginia Woolf dans The Hours). Lier le génie à la faille de l’artiste est, certes, un ressort dramatique traditionnel des films sur les écrivains, permettant de donner un peu de piquant à des figures autrement bien cérébrales. Toutefois, la question des causes de ces troubles psychologiques et de leur prise en charge prend souvent des accents de réquisitoire dans les films consacrés aux écrivaines, quand le sort réservé aux femmes n’est pas directement présenté comme une des causes de leurs malheurs.
Ainsi, le film de 2003 consacré par Christine Jeffs à Sylvia Plath semble en partie imputer la responsabilité du suicide de la poétesse à son abandon par son mari Ted Hughes, autre poète du film, que les féministes outre-Atlantique ont depuis bien longtemps érigé en symbole de l’asphyxie du génie féminin par la domination masculine [4]. Dans le film, ce personnage de mari infidèle, abandonnant ses enfants aux soins d’une épouse en proie à la dépression, est présenté de manière négative non seulement par son comportement dans la sphère privée mais aussi par la vision anti-romantique de l’écriture qu’il professe. Voyant sa femme – incarnée par la gracile Gwyneth Paltrow – en proie aux tourments de la création, Ted Hughes, auquel prête ses traits le viril Daniel Craig, énonce ainsi sans ambages sa prosaïque conception de l’écriture comme travail : « You’ve just got to pick a subject and stick your head into it ».
Une telle position de professionnel de la plume, contraire aux valeurs de l’art qui prévalent généralement dans les films sur les poètes, achève de condamner le personnage masculin aux yeux du spectateur. À vrai dire, la question de la création poétique reste de toute façon annexe dans ce film qui n’accorde que bien peu de place à son œuvre en tant que telle et suit surtout avec une fascination quelque peu morbide l’engloutissement de Sylvia Plath dans la dépression jusqu’à son suicide final [5].
Sur un mode moins doloriste et plus explicitement féministe – révélateur du renouveau de ce questionnement dans les années 2010 –, Violette de Martin Provost, sorti en 2013, dresse le portrait d’une écorchée vive, Violette Leduc (jouée par Emma Devos), et son sauvetage par l’écriture. Plus que cette seule écrivaine, c’est la solidarité féminine qui est mise en avant par le cinéaste. On y voit en effet le rôle essentiel joué par Simone de Beauvoir – incarnée par Sandrine Kiberlain – dans la carrière littéraire de Violette Leduc, qu’elle incita à écrire et aida à se faire publier. Dans le film, l’écriture est présentée à la fois comme un sauvetage individuel (« Je ne connais pas de plus beau salut par la littérature », affirme à son sujet Beauvoir dans une interview donnée à la BBC reconstituée pour l’occasion) mais aussi comme une entreprise de salut public. En effet, le film montre aussi la portée collective conférée par l’autrice du Deuxième sexe à ce destin singulier de jeune bâtarde en quête éperdue d’amour et de reconnaissance. À ce titre, elle invite Violette Leduc à faire « quelque chose de constructif » de la démolition dont elle a été l’objet, notamment en racontant dans Ravage son avortement calamiteux : « vous rendrez service à bien des femmes », estime-t-elle alors. C’est précisément ce passage du livre qu’on voit Beauvoir défendre âprement auprès de Gallimard, en affirmant avec fermeté aux hommes qui lui font face : « il faut bien une fois pour toutes que ces choses-là soient dites ». Elle cède en revanche à l’éditeur en censurant le passage du livre sur les amours lesbiennes de Violette Leduc, coupe que cette dernière vivra littéralement comme une « mutil[ation] ». Cette violence symbolique est présentée dans le film comme la cause d’une crise nerveuse de l’héroïne traitée par l’institution psychiatrique avec une violence qui n’a, cette fois, rien de métaphorique puisqu’elle y sera internée et y subira des électrochocs.
L’enfermement des femmes jugées déviantes et la violence de traitements psychiatriques infligés suite à des évaluations médicales douteuses et hâtives est au cœur d’un autre film, plus ancien, consacré à une écrivaine. An Angel at my Table de Jane Campion, sorti en 1990, relate en effet le destin de Janet Frame [6] (incarnée par Kerry Fox) victime d’un diagnostic erroné de schizophrénie qui lui valut d’être enfermée pendant huit ans dans un hôpital psychiatrique et soumise à des centaines d’électrochocs. Dans le film, un tel traitement semble surtout sanctionner son impuissance à se conformer au destin tracé pour elle, comme le montre la scène du film imaginée par Jane Campion et sa scénariste Laura Jones, où l’héroïne, paralysée par le regard scrutateur d’un inspecteur, quitte brutalement la salle de classe où elle était en train d’enseigner et s’enfuit dans la campagne. On l’y voit alors se dépouiller symboliquement de ses vêtements trop étriqués d’institutrice, fugue impulsive présentée comme la cause directe de son internement.
Dans le film de Jane Campion, la jeune femme sera ensuite littéralement sauvée par la littérature puisque seule l’annonce de la réception d’un prix décerné à ses nouvelles lui évite in extremis la lobotomie à laquelle on la destinait. Ce prix providentiellement reçu lui donnera les moyens de voyager et de s’adonner à la création littéraire, présentée comme une véritable planche de salut dans le film. Si la tentation d’expliquer l’œuvre par la vie est récurrente dans les biopics et répond à d’évidents impératifs scénaristiques, dans le cas des écrivaines, l’écriture apparaît donc plus nettement encore comme un exutoire, une stratégie d’affirmation de soi, voire de survie, faisant de ces autrices, parfois à leur corps défendant, des porte-parole de leur sexe.
De nombreuses écrivaines sont présentées à l’écran comme des victimes du contrôle social et biologique qui s’exerce sur elles, du moins pendant une partie de leur vie, mais elles incarnent aussi, et parfois en même temps, une forme de transgression, notamment par les propos progressistes qui leur sont souvent attribués, parfois de façon apocryphe.
Dans les films qui leur sont consacrés, il n’est pas rare d’entendre les écrivaines dénoncer la condition des femmes, tant au sein du couple que dans la société. Il en va ainsi de Colette, incarnée par Keira Knightley, qui ne fustige pas tant les incartades de son mari Willy, incarné par le charismatique Dominic West, que les mensonges qu’il lui sert et l’asymétrie des relations au sein du couple (il invoque les fameux « man’s needs » pour justifier ses infidélités répétées). Rejetant son statut de « poor little wife », Colette exige de lui une parfaite honnêteté et refuse d’être cantonnée à la sphère domestique, en affirmant crânement : « I want to be a part of things ». La question des droits d’auteur, dont Willy réussit longtemps à la spolier, va également devenir un motif essentiel de rupture. Cette question, dont les enjeux symboliques seront abordés plus loin, revêt une dimension économique, récurrente dans les biopics consacrés aux écrivaines. Au début des Amants du siècle (Diane Kurys, 1999) sur la liaison entre Sand et Musset, la sujétion matérielle des femmes à leur époux est aussi un des griefs exprimés par la romancière contre le mariage et cette revendication prend une forme évidemment plus structurée dans Violette, où Simone de Beauvoir fait de l’indépendance financière un préalable indispensable à l’émancipation des femmes et s’emploie, plus généralement, à donner un contenu politique et une portée féministe au destin malheureux de Violette Leduc.
Cette nécessaire autonomie est associée à une autre revendication, très concrète mais fondamentale, celle d’avoir une « chambre à soi », comme l’affirme Virginia Woolf dans le célèbre essai du même titre, A Room of One’s Own (1929), resté un classique de la littérature féministe. La nécessité pour les femmes de pouvoir s’extraire de la sphère domestique pour se livrer à une activité créatrice n’est pas explicitement formulée par la romancière dans le film The Hours (Stephen Daldry, 2002) mais elle transparaît de manière oblique dans le destin d’un des trois personnages féminins que le film entrelace. Adaptant le roman du même titre de Michael Cunningham, le réalisateur met en résonance les vies de trois femmes à un moment précis de leur existence. Située en 1923, la première partie du film est consacrée à Virginia Woolf, sous les traits de Nicole Kidman, au moment où elle rédige Mrs Dalloway tout en luttant contre la dépression, unité temporelle brisée uniquement lors des plans d’ouverture et de clôture du film qui montrent son suicide en 1941 et orientent ainsi la réception du film. Le deuxième volet du film se penche sur Laura Brown (Julianne Moore à l’écran), femme au foyer enceinte dans le Los Angeles de la fin des années 1940, souffrant elle aussi d’une mélancolie aiguë, qui renoncera de justesse à mettre fin à ses jours mais abandonnera son mari et son petit garçon. Enfin, la troisième partie du film est consacrée à Clarissa Vaughan (Meryl Streep) éditrice new-yorkaise au tournant du XXIe siècle, qui assiste, impuissante au suicide de son auteur (et amour de jeunesse) Richard Brown, dont on découvrira qu’il est l’enfant abandonné autrefois par Laura Brown, l’héroïne du deuxième volet du film. Si Laura n’entre pas à proprement parler dans la lignée d’artistes maudits dépeinte par le film, sa conquête d’un espace à soi est présentée comme une nécessité vitale et elle est, d’une certaine façon, à nouveau liée à la littérature. Pour échapper à l’espace domestique qui l’oppresse, la jeune mère se réfugie en effet dans une chambre d’hôtel où elle a prévu de se suicider et se plonge dans la lecture de Mrs Dalloway. Une image fantasmatique la montre submergée par les eaux – en écho au suicide de Woolf - puis elle se ravise brutalement et rejoint provisoirement son foyer ; mais la suite du film nous apprend qu’elle a fini par abandonner définitivement sa famille pour devenir bibliothécaire au Canada. Cet emploi assurera non seulement son indépendance financière mais lui « sauve[ra] » la vie, comme elle l’expliquera rétrospectivement dans la scène qui renoue tous les fils du film. Dans cette scène où s’explicitent les enjeux féministes du film, elle ne cherche pas à obtenir le pardon pour cet abandon qui a plongé sa famille dans le désespoir, mais présente son acte comme le résultat d’une simple alternative entre la mort, à laquelle son désespoir la condamnait, et la vie qui s’offrait à elle en partant : « I chose life », dit-elle simplement.
La transgression associée aux personnages d’écrivaines ne se situe donc évidemment pas uniquement sur le plan verbal mais aussi sur le plan des mœurs et des conduites. Sorti en 2018, Mary Shelley nous rappelle ainsi que la jeune Mary Wollstonecraft Godwin, incarnée par Elle Fanning, n’avait que seize ans quand elle entama une relation illicite avec un homme marié du nom de Percy Shelley et quitta le domicile familial pour vivre avec lui, affirmant à sa suite sa volonté de faire primer ses désirs sur les impératifs familiaux et sociaux. Plus audacieuse encore est George Sand, incarnée avec naturel et simplicité par Juliette Binoche dans le film de Diane Kurys Les enfants du siècle, centré sur sa liaison fougueuse avec le jeune Musset de dix ans son cadet. Néanmoins, dans l’un et l’autre cas, les écrivaines mises en scènes n’échappent pas complètement au statut de victimes identifié plus haut, leur partenaire masculin se révélant au fil des films passablement toxique et de plus en plus négligent. Rien de tel, en revanche chez la jeune Françoise Sagan, éprise de liberté, à laquelle la même Diane Kurys prête l’étrangeté des traits de Sylvie Testud, dans son film de 2008. Elle y insiste sur le vent de liberté que fait souffler autour d’elle la jeune romancière anticonformiste, dispendieuse et, accessoirement, bisexuelle. Significativement, il s’agit là d’un trait commun à de nombreux biopics d’écrivaines, où la tentation homosexuelle est une des formes les plus récurrentes de transgression. Celle-ci peut être simplement suggérée, comme dans The Hours où l’on voit Virginia Woolf déposer un baiser sur les lèvres de sa sœur, ou explicitement dévoilée, comme dans le cas de Violette Leduc, à travers l’évocation de sa liaison lesbienne de jeunesse mais aussi l’amour éperdu – à sens unique – qu’elle manifeste tout au long du film pour sa bienfaitrice, Simone de Beauvoir. Chez Colette, la préférence pour les femmes est suggérée tout au long du film mais s’affirme surtout dans la dernière partie, qui voit l’écrivaine s’affranchir de l’emprise de Willy et entamer une liaison avec la célèbre Missy, tournant qui se traduit aussi, comme on le verra, par un changement de style vestimentaire.
Le caractère transgressif des écrivaines se traduit en effet sur le plan visuel par l’accent mis dans de tels films sur certains aspects physiques ou certains choix d’habillement atypiques. Ainsi, dans le film de Campion, l’indocilité de Janet Frame se caractérise-t-elle par la chevelure rousse hirsute qui la rend reconnaissable tout au long du film malgré le changement d’actrices qui l’incarnent à différentes époques de sa vie. Symboliquement, tout le monde dans le film semble vouloir domestiquer cette chevelure rebelle et, de la même façon, la jeune femme semble toujours mal à l’aise, littéralement maladjusted, dans les vêtements qu’elle porte.
Si l’étrangeté semble ici plus subie que choisie, dans d’autres cas, l’adoption d’un accoutrement particulier relève d’un choix et participe de la construction d’une persona d’écrivain que le développement de la photographie puis des médias audiovisuels ont contribué à immortaliser [7]. En l’occurrence, s’agissant des écrivaines, la construction de cette figure publique implique parfois par une appropriation des codes masculins. De ce point de vue, l’évolution vestimentaire du personnage de Colette dans le film de Wash Westmoreland est significative. Si Willy, son Pygmalion de mari, entretient habilement la confusion entre Colette et son héroïne Claudine, pour lancer la célèbre série du même nom dont il fait une marque déposée (« a brand »), l’écrivaine finira par s’affranchir de cette image forgée par son mari pour adopter un costume d’homme comme sa compagne Missy, la célèbre travestie avec laquelle elle entame une carrière artistique audacieuse.
Il en va de même dans le cas bien connu de George Sand qui adopte une tenue masculine – Juliette Binoche arbore dans le film pantalon et cigare – pour être plus libre de ses mouvements et, aux mêmes fins, se choisit un prénom d’homme pour pouvoir écrire sans affronter les jugements réservés aux femmes, affirmant dans le film de Kurys vouloir être « un écrivain, pas une femme qui écrit ». Tel ne sera pas le choix d’autres écrivaines portées à l’écran pour lesquelles la conquête de l’auctorialité sous leur nom propre représente un enjeu symbolique majeur et le signe d’une maîtrise de leur destin.
Écrire sous son nom fut longtemps, pour les femmes, une pratique socialement réprouvée, leur faisant courir le risque d’être considérées comme des « femmes publiques », avec toutes les connotations injurieuses que l’on peut entendre derrière cette locution. Elles furent donc souvent amenées à choisir un nom, celui de leur père, ou de leur mari ou d’adopter un pseudonyme [8]. La question ne se pose évidemment pas de la même de manière selon les époques dépeintes dans nos films mais le problème de l’auctorialité y est néanmoins très présent et tout particulièrement – hasard du calendrier ou tendance révélatrice ? – dans deux films sortis en 2018 : Mary Shelley et Colette.
Le film de la féministe saoudienne Haifaa Al Mansour montre ainsi une Mary Shelley révoltée à l’idée que son nom ne figure pas sur la couverture de son Frankenstein. De fait, le roman est initialement paru de manière anonyme avec une préface de son mari auquel, dès lors, nombre de lecteurs attribuèrent la paternité de l’œuvre. Dans le film, c’est finalement le père de Mary qui réparera cette injustice en assurant la réimpression du roman sous le nom de sa fille et c’est d’ailleurs ce même père, figure progressiste, qui invite la jeune romancière à « trouver sa propre voix » en oubliant celle des autres, phrase qui revient avec insistance en voix off dans la scène d’écriture du Frankenstein, même si une telle injonction, venue d’une tierce personne, figure paternelle qui plus a, en son principe même, quelque chose de paradoxal. Mais c’est assurément dans Colette que la question de l’auctorialité est posée avec le plus d’insistance. En effet, même si la jeune femme semble au début du film y accorder peu de prix, affirmant modestement « I don’t need to leave my mark on the world », elle finit par s’irriter de voir son mari, l’ambitieux Willy, s’approprier la paternité de la série des Claudine. Initialement, ce subterfuge est présenté comme une astuce commerciale répondant au constat lapidaire et cynique que la littérature féminine ne se vend pas (« women don’t sell »). Willy reprend d’ailleurs explicitement la métaphore de la paternité lorsque, pour souligner le caractère selon lui décisif de sa contribution aux romans de Colette, il affirme : « without a progenitor, there wouldn’t be any Claudine ». Il est vrai que, comme le montre bien le réalisateur, la campagne de publicité qu’il a orchestrée de main de maître a incontestablement contribué au succès de la série, mais la malhonnêteté et l’arrogance du personnage masculin deviennent de plus en plus criantes à mesure qu’avance le film. Si, au début, Willy peut, d’une certaine façon être considéré comme un adjuvant de l’écriture, aux méthodes, il est vrai, un peu brutales – il enferme à clé la jeune femme pour la contraindre à travailler ! –, quand les retombées financières des Claudine deviennent importantes, le Pygmalion des débuts fait surtout figure d’exploiteur, voire, en forçant un peu le trait, de souteneur. Dans le film, on l’a dit, ce ne sont pas les tromperies de son mari qui décideront Colette à rompre avec lui mais bien le fait qu’il ait vendu sans la consulter les droits de Claudine et conservé les gains pour satisfaire ses besoins personnels. Or, non seulement Colette a écrit cette série de romans mais ces derniers sont entièrement nourris de ses expériences personnelles et c’est sans doute aussi pour cette raison que ce personnage a rencontré un tel succès, « donn[ant] une voix » aux jeunes filles de son époque. Le phénomène d’appropriation de son œuvre par son mari est donc jugé à plus d’un titre insupportable par la jeune femme. Toutefois, le film étant chronologiquement centré sur la relation du couple qu’elle forme avec son mari – il commence à leur rencontre et se termine sur leur séparation – seul le carton final nous informe qu’elle obtiendra finalement la reconnaissance grâce aux manuscrits autographes de Claudine que l’employé de Willy avait refusé de brûler. Même si bien des aspérités du personnage et de sa singulière carrière sont passés sous silence, en raison des bornes chronologiques retenues, du choix d’une actrice un peu lisse et du cadre contraignant de la production hollywoodienne, c’est donc ni plus ni moins un parcours d’empowerment que le film suggère.
Pour autant, les biopics sur les écrivaines adoptent-ils nécessairement un point de vue féministe ? Loin s’en faut. Si, comme on l’a vu, la condition des femmes y est régulièrement abordée, ils n’évitent pas toujours les clichés relatifs à l’écriture féminine, volontiers présentée comme une émanation naturelle et incontrôlée de la sensibilité de son autrice. Dans ce contexte, il est intéressant de constater que le choix des réalisateurs s’est souvent porté sur des autrices de textes autobiographiques (Violette Leduc, Janet Frame) ou d’œuvres fortement influencées par leur vie (Sylvia Plath, Colette, Françoise Sagan). L’expérience personnelle et l’intime y jouent un rôle prépondérant, même dans le cas de récits outrageusement fictifs, comme Frankenstein, dont la mise en scène suggère que Mary Shelley l’aurait écrit pour exorciser la culpabilité liée à la perte de son enfant.
Le primat de l’intime vise sans doute à rendre ces personnages plus proches de leurs spectatrices potentielles et c’est aussi vraisemblablement à cette fin que les titres des biopics consacrés aux écrivaines se limitent souvent à leur prénom (Sylvia, Agatha, Enid, Violette, Astrid) quand les écrivains sont généralement désignés par leur patronyme (Wilde, Byron, Capote, Kafka, Hammett). Un exemple particulièrement frappant est à cet égard celui de Becoming Jane (Julian Jarrold, 2007) inspiré d’une biographie initialement intitulée Becoming Jane Austen. Ainsi renommé, le film efface son caractère littéraire – la naissance d’une vocation – pour privilégier la trajectoire d’une femme. Ce choix est révélateur d’un parti pris du film qui, reléguant l’aspect artistique au second plan, fait du même coup du célibat de Jane Austen la source d’une déception d’autant plus grande que, pour le reste, le réalisateur emprunte à l’univers de son héroïne des éléments de romance novel. Cette impression initiale est renforcée par le choix de l’actrice Anne Hathaway, coutumière des comédies romantiques, pour incarner Jane Austen.
Mais, contrairement à ses héroïnes, la Jane Austen du film passera à côté de l’amour qui s’offrait à elle et, tel qu’il est mis en scène, le succès de ses romans ne semble pas compenser le renoncement à la vie conjugale. Cette disjonction entre des propos progressistes, tenus en surface par l’héroïne, et un récit prônant par ailleurs des valeurs traditionnelles, fait de ce film un exemple parmi d’autres d’un post-féminisme assez répandu dans ce type de productions [9].
L’analyse des biopics d’écrivaines, dont on a proposé ici une esquisse, peut donc se révéler fructueuse à plus d’un titre. Les historiens de la littérature, de plus en plus curieux des médiations du fait littéraire, pourront y voir une contribution à la réévaluation contemporaine du canon, passant par la remise au jour de figures méconnues du grand public, comme celle Violette Leduc, ou jusqu’alors peu considérées (les autrices pour la jeunesse), tout en constatant la permanence de d’autrices bien établies, comme Jane Austen, dont le prestige servait encore récemment de caution culturelle à un film en costume comme Becoming Jane [10].
Cette question d’histoire littéraire n’est toutefois pas la préoccupation première des cinéastes lorsqu’ils s’intéressent à de telles figures, qui leur permettent en revanche de retracer des destins singuliers et souvent aussi, comme on l’a vu, d’aborder, à travers ces cas exemplaires, la condition des femmes à travers les âges. L’étude de tels films dans la filmographie des différents cinéastes, dont on a dû ici faire l’économie faute de place, permettrait de ce point de vue d’affiner utilement les analyses. Ce faisant, les cinéastes ne parlent en effet pas seulement du passé mais aussi de leur propre temps dont ils reflètent aussi, plus ou moins consciemment, les questionnements. En l’occurrence, s’agissant des films de la période 1990-2018 examinés pour cet article, d’un tiraillement entre le post-féminisme d’un côté et la conscience, ravivée ces dernières années, d’un combat tout sauf dépassé.
par , le 31 janvier 2020
Nadja Cohen, « Femmes de plume à l’écran », La Vie des idées , 31 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Femmes-de-plume-a-l-ecran
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[1] Becoming Jane de Julian Jarrold, sorti en 2007 mais aussi le téléfilm de 2008, Miss Austen Regrets de Jeremy Lovering.
[2] Pour une analyse précise de ce film, voir Rachel Noël, « Entre génie et Ophélie : images de Virginia Woolf dans The Hours », Décadrages, n°16-17, 2010.
[3] Voir à ce sujet Alain Boillat, « Le déni de l’écrit à l’écran. L’écrivain, son œuvre et l’univers filmique », Décadrages, n°16-17, 2010, http://journals.openedition.org/decadrages/236. On pourra aussi se reporter à Nadja Cohen (dir.), « Écrivains à l’écran », Revue Captures, vol. 2 n°1, mai 2017.
[4] Voir à ce sujet Maurel-Indart (dir.), Femmes artistes et écrivaines dans l’ombre des grands hommes, Paris, Classiques Garnier, 2019, ainsi que la série documentaire de France Culture inspirée par cet ouvrage.
[5] Le refus des héritiers de laisser la cinéaste utiliser les poèmes est, certes, une cause majeure de cette absence de l’œuvre de Plath dans le film mais cette interdiction n’a pas découragé la réalisatrice, signe que son intérêt se portait surtout sur la vie de la poétesse. Voir à ce sujet https://www.theguardian.com/media/2003/feb/03/bbc.film
[6] Sur le rapport de Janet Frame à l’auctorialité, voir Alice Braun, « Janet Frame, les métamorphoses d’une signature », p.129-144, dans Frédéric Regard et Anne Tomiche (dir.), Genre et signature, Paris, Classiques Garnier, 2018.
[7] Voir à ce sujet Jean-Pierre Bertrand, Pascal Durand et Martine Lavaud (dir.), « Le portrait photographique d’écrivain », Revue Contextes n°14, 2014. et David Martens, Jean-Pierre Montier et Anne Reverseau (dir.), L’Écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, Rennes, P.U.R, 2017.
[8] Voir Frédéric Regard et Anne Tomiche (dir.), Genre et signature, Paris, Classiques Garnier, 2018.
[9] Voir à ce sujet Sonia Haiduc, ‘Here is the story of my career’ : the woman writer on film, dans Judith Buchanan (dir.), Screening literary authorship, Londres, Palgrave McMillan, 2013. L’autrice de l’article voit un autre exemple de ce phénomène dans Miss Potter (Chris Noonan, 2006), consacré à la célèbre romancière anglaise pour enfants. Significativement, le réalisateur a confié le rôle-titre à l’actrice Renée Zellweger, célèbre pour son incarnation de l’icône post-féministe Bridget Jones. Elle y joue une Beatrix Potter dont les engagements politiques sont présentés comme un pis-aller jusqu’à ce qu’elle trouve l’amour. On trouvera d’autres exemples de ce type dans l’article de Marie-Alix Thouaille, « Postfeminist Authorial Corpography Winona Ryder and the 1990s Woman Author Cycle », dans le dossier coordonnée par Aina Pérez Fontdevila et Meri Torras Francès, Intérférences littéraires, n° 21, 2017.
[10] Dans le film évoqué, l’univers de la romancière se mêle étroitement à celui de ses fictions, qui ont par ailleurs donné lieu à tant d’adaptations que deux collectifs leur ont été entièrement consacrés : Linda Troostet Sayre Greenfield (dir.), Jane Austen in Hollywood, University Press of Kentucky, 2001 et Gina Mac Donald et Andrew MacDonald (dir.), Jane Austen on Screen, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.