Et si le statut d’auteur de film avait autorisé la violence sexiste aujourd’hui dénoncée par les milieux du cinéma ? De nombreuses femmes cinéastes ont cependant contribué à élaborer cette notion ; d’autres ont préféré défendre l’idée d’œuvre collective.
La dénonciation par l’actrice Judith Godrèche de viols et d’autres violences subies, lorsqu’elle était mineure et débutante, de la part du réalisateur Benoît Jacquot, fut rapidement suivie par d’autres dénonciations du même type [1]. Mais aussi par un débat très médiatisé sur la responsabilité du statut d’auteur – plutôt que d’auteurs en particulier – dans les violences sexistes et sexuelles du monde du cinéma. Dans Le Monde, ce débat a été lancé par la directrice de la photographie et réalisatrice Caroline Champetier, qui critiqua « cette foutue notion d’auteur : le film appartiendrait à un seul, auquel tout est dû, auquel on doit tout, auquel on passe tout. Et avec une certaine désinvolture, plus les dépassements se manifestent, plus on les salue. Mais quand il y a violence ou prédation, c’est quelque chose que tout le monde questionne aujourd’hui [2]. »
La critique de l’auteur a rapidement mobilisé des historien·nes et des sociologues. Dans Le Monde toujours, les auteur·ices du récent « Repères » Sociologie du cinéma, Philippe Mary et Aurélie Pinto, ont rapporté les violences subies par les collaboratrices des réalisateurs à leur autorité, leur aura et leur célébrité d’auteurs, ainsi qu’à la valorisation de la direction d’actrice comme rapport de séduction [3]. Sur la base de ses recherches pionnières sur les rapports de genre dans le cinéma français, Geneviève Sellier a quant à elle critiqué la « politique des auteurs » des Cahiers du cinéma des années 1950 en tant qu’idéologie élitiste et excluante pour les femmes, dont hérite « un modèle où le réalisateur est censé être le seul auteur de son film » [4]. Combinée aux « idéologies libertaires », cette idéologie de l’auteur se serait traduite par « l’injonction faite aux filles d’obéir aux désirs des hommes ». Mais il s’est trouvé au moins un historien pour se faire l’avocat de l’auteur de cinéma. Dans Le Monde encore, Jean Narboni, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et enseignant à l’université Paris 8, a défendu la « politique des auteurs », à laquelle il attribue la découverte que « le véritable auteur d’un film n’était ni le scénariste, ni l’actrice ou l’acteur principal, ni le directeur de la photographie ou le producteur, mais le metteur en scène » [5]. À le croire, la politique des auteurs aurait affirmé le primat de la mise en scène – au profit des beautés du cinéma hollywoodien – plutôt que la toute-puissance des réalisateurs.
Par-delà leur division quant à la responsabilité de l’auteur de cinéma en matière de violences sexistes et sexuelles, ces historien·nes et sociologues s’accordent pour attribuer l’invention ou la reconnaissance du statut d’auteur des réalisateurs aux Cahiers du cinéma et à la Nouvelle Vague. Or, en perpétuant ce récit des origines, ils négligent les contributions d’autrices et de diverses formes de sexisme à la construction du statut d’auteur de cinéma pendant la première moitié du XXe siècle. Ils oublient également que la dénonciation du statut d’auteur dans les « années 1968 » – trop souvent réduite, comme l’invention de l’auteur, au rôle de quelques grands noms comme Godard et Marker – mobilisa des réalisatrices et des critiques féministes. Car si de grandes cinéastes ont contribué à légitimer d’un point de vue féministe la position d’auteur de cinéma, d’autres critiques et réalisatrices défendirent des rapports de production et des visions du cinéma plus égalitaires.
Quelques pionnières de la construction de l’auteur de film et de l’art cinématographique
Le fait est peu connu, mais les professions et positions dominantes du cinéma étaient (légèrement) plus féminisées jusqu’aux années 1920 que pendant les trois décennies qui suivirent. Et des professionnelles purent ainsi participer aux luttes de définition des auteurs de cinéma qui opposèrent des écrivains, des scénaristes, des producteurs et des metteurs en scène à partir des années 1900 [6].
Celles qui s’en font, « impressions cinématographiques de Germaine Dulac » (1930)
Parmi les apôtres de l’autonomie de l’art cinématographique en tant qu’art du metteur en scène, on trouvait notamment Germaine Dulac. Dès les années 1920, aux côtés d’autres cinéastes d’avant-garde, elle reprochait à « la littérature qui s’est crue maîtresse de réduire le cinéma à ses lois » et définissait le cinéma comme « art merveilleux qui se pare des autres arts comme d’un luxe superflu » (même s’il pouvait « emprunter à l’architecture ses lignes harmonieuses, à la sculpture ses belles formes, à la musique son rythme, à la peinture, ses savants éclairages, bientôt peut-être, ses couleurs ») [7]. Pour mieux défendre l’autonomie de ce nouvel art, et son essence visuelle, Germaine Dulac proposait de substituer à la notion de metteur en scène celle de « visualisateur » – l’« artiste qui, sur un thème, compose et rythme l’image, verbe du film » – puis celles de « cinégraphiste », de « compositeur visuel » et enfin de cinéaste. L’avant-gardisme de Dulac consistait également à défendre un cinéma affranchi des contraintes économiques imposées par les producteurs et le grand public.
Là où Dulac précéda de longtemps les critiques des Cahiers du cinéma – aux côtés d’autres prétendants au statut d’auteur et de critiques de la première moitié du siècle – c’est aussi en matière de célébration d’auteurs américains. Dès 1921, c’est en célébrant le génie de Griffith, élevé à l’égal de Wagner, que Dulac définissait le cinéma comme un art nouveau, personnel et d’essence visuelle [8]. À Griffith, elle attribuait la découverte des « premiers plans qui isolent l’expression », d’usages du flou et de la couleur, et d’un nouveau style de jeu distinct du jeu dramatique. Et pour mieux affirmer le primat du « directeur de film » et sur l’auteur du scénario ou du livre adapté, Dulac rendait grâce à Griffith de créer une vie nouvelle, riche de réalisme et de symboles, à partir d’une pâle nouvelle ou pièce « stricte dans ses mots et son armature dramatique ». « Oui, concluait-elle, toute œuvre qui vaudra au cinéma par la sensibilité et la force doit émaner d’une seule personne ».
Cette vision du cinéma était proche de celle défendue peu après aux États-Unis par Maya Deren, une autre pionnière du cinéma expérimental [9]. Mais le point de vue des réalisatrices ne doit pas faire oublier la participation d’autres autrices à la construction du statut d’auteur. Celles d’écrivaines adaptées et pratiquant la scénarisation, comme Alice Duer Miller : dès 1925, pour expliquer aux parlementaires qu’un scénario était au film ce qu’était le manuscrit au livre, elle prenait l’exemple d’un scénario décrivant le décor d’une scène, ses personnages, leurs mouvements, dialogues et émotions, ainsi que la manière de les filmer [10]. Et les contributions d’écrivaines pratiquant la critique de cinéma, comme Colette qui célébrait le « talent sans égal » de Cecil B. DeMille dès 1915 [11]. Ou la poétesse Bryher qui en 1927, dans la première revue internationale de cinéma (Close Up, qu’elle coéditait), écrivait que la « valeur essentielle d’un film dépend de son réalisateur. Il est au film ce que l’auteur est au livre » [12]. Cette vision de l’auteur, partagée par les plus grands noms de la critique de son temps (comme Delluc ou Moussinac en France) et auquel le jeune Godard fera écho trente ans plus tard dans son étude sur Bergman, introduisait une étude des films de G. W. Pabst [13].
Auteur de cinéma, un métier d’homme
Reste que l’auteur de cinéma a surtout été construit par des hommes, et comme un métier d’homme. Pour Charles Pathé, qui se vantait d’avoir industrialisé le cinéma, « le commerce et l’industrie, c’est avant tout un homme, un homme qui pense, qui cherche, et dont toutes les facultés sont tendues vers le but à atteindre [14]. » Après lui, bien des prétendants au statut d’auteur rapprochèrent leur activité de métiers largement ou totalement monopolisés par des hommes, et valorisés comme tels : ceux des artistes, mais aussi des chefs d’État et des généraux auxquels aimaient à se comparer Robert Bresson, Jean Delannoy ou Jesse L. Lasky [15]. Des réalisateurs se prêtèrent aussi quantité de traits virils. Dans leurs considérations générales sur le métier de réalisateur, Frank Capra et Elia Kazan valorisaient leurs pairs pour leurs tripes, grande taille, voix rauque, jambes solides et peau dure, ou pour l’autorité et la sévérité d’un mari et d’un père [16].
Tout en se virilisant, des prétendants au statut d’auteur dévirilisaient, féminisaient et infantilisaient leurs collaborateurs. Le montage et le travail de scripte furent d’abord largement assignés aux femmes et dévalorisés par comparaison à d’autres « métiers de femmes » (comme la couture et la dactylographie) ou au nom de la supposée disponibilité sexuelle des scriptes [17]. Mais le genre servait aussi à hiérarchiser les professions masculines. Par exemple, Carlo Rim, qui présida l’Association des auteurs de films (fondée par des scénaristes et réalisateurs en 1917), décrivait le réalisateur comme « un homme sans âge, furieux et puissant », dont la virilité contrastait avec les figures du producteur et du scénariste représentés en « gros monsieur au teint blême » et en « petit monsieur fatigué » [18]. Dans le même texte, les techniciens étaient moqués sous les traits d’animaux.
Le genre servait aussi à prescrire des rapports de production. La relation entre le scénariste et le réalisateur fut régulièrement valorisée comme un mariage dominé par le mari. Cette métaphore remonte au moins aux années 1910 et en 1945, Jean Delannoy écrivait qu’ « un film c’est un mariage. Se demande-t-on si un enfant est le fils de son père plutôt que le fils de sa mère ? C’est absurde. Comment l’éducateur, c’est-à-dire le réalisateur, n’aurait-il pas le sentiment que cet enfant lui appartient deux fois ? » [19]. Plus souvent encore, la direction des interprètes fut valorisée comme une relation amoureuse et un rapport de domination masculine. En prenant l’exemple de sa collaboration avec Barbara Stanwyck, Capra expliquait que le réalisateur et son actrice principale apprenaient à se connaître plus intimement que des époux, au point que leur relation pouvait tendre vers l’amour de Pygmalion pour sa sculpture Galatée [20]. Dans le même esprit, Elia Kazan valorisait l’attribution d’un rôle à une petite amie en référence aux artistes de la Renaissance prenant leurs maitresses pour modèles de la Madone [21].
D’autres professionnels valorisaient leur violence vis-à-vis des actrices. Comme Carlo Rim, qui appelait à gifler des vedettes peintes en hystériques superficielles et trop riches, ou Joseph von Sternberg, réputé pour un sadisme dont il se vantait : « Il est dans la nature de la femme d’être passive, réceptive, d’attendre l’agression de l’homme et d’être capable de souffrir (…) J’ai plus d’une preuve qu’à la différence des hommes, aucune femme n’a jamais manqué de prendre plaisir aux transformations parfois pénibles que j’ai pu lui imposer pour en tirer un personnage [22]. »
Quant aux réalisatrices, elles défendirent des visions contradictoires du genre de l’auteur de cinéma. Germaine Dulac valorisa elle aussi la réalisation comme un métier d’homme, au motif qu’il demandait « une énergie physique et morale considérable », « une résistance aux fatigues de toutes sortes, des dépenses nerveuses énormes », mais aussi des dons naturels, et la confiance de commanditaires [23]. En revanche, Alice Guy, passée à la postérité comme la première réalisatrice, valorisa plutôt la création cinématographique comme une activité adaptée aux femmes [24]. Elle espérait que celles-ci sauraient mettre à profit leur connaissance de l’amour et d’autres émotions que les hommes étaient éduqués à refouler, ainsi qu’une patience et une gentillesse particulièrement utiles à la direction des acteurs, ou encore des connaissances des maisons, des paysages et des fleurs utiles au choix des décors et des costumes. Mais cette autre vision genrée du travail cinématographique, qui essentialise elle aussi le féminin et le masculin, eut peu d’écho : peu après, les femmes furent exclues des professions de réalisateur et de producteur – à quelques exceptions près comme Ida Lupino et Dorothy Arzner à Hollywood – et demeurèrent ultra-minoritaire parmi les scénaristes.
Women & Film vs. Camera Obscura : la critique féministe a-t-elle besoin de l’auteur de cinéma ?
Tandis que la construction de l’auteur de cinéma s’appuya sur des discours et des pratiques sexistes, sa dénonciation dans les années 1968 catalysa et divisa le féminisme cinématographique [25]. La première revue de cinéma se définissant comme féministe, Women & Film, plaçait la contestation de l’auteur de cinéma au cœur de ses combats. En 1972, son tout premier article reprochait à l’auteur theory – c’est-à-dire la déclinaison américaine de la « politique des auteurs » – de faire du réalisateur une superstar au prix d’une hiérarchie élitiste et d’une concurrence destructrice [26]. L’éditorial précisait que le statut d’auteur demeurerait une institution oppressive même s’il venait à être occupé par une majorité de femmes. À des rapports de production dominés par des auteurs et à leurs films sexistes, la revue proposait de substituer un « cinéma du peuple », produit de façon plus égalitaire et mis au service des luttes féministes, ouvrières, antiracistes et anticolonialistes.
La revue continua ensuite à critiquer l’auteur de cinéma en tant que rapport d’autorité et fondement de l’invisibilisation du travail (féminin), mais aussi comme principe de classement et d’évaluation des films. Dans un article analysant les représentations cinématographiques des femmes, Sharon Smith citait une cinéaste indépendante pour qui « derrière chaque "chef d’œuvre" d’intelligence masculine sont cachées des femmes, des monteuses et des script girls oubliées par la plus incroyable de toutes les fantaisies masculines : la politique des auteurs » [27]. Et dans un article théorisant la critique cinématographique féministe, Julia Lesage critiquait la notion d’auteur au motif qu’elle occultait les contributions de nombreux travailleurs et travailleuses, tout en focalisant l’analyse des films sur la psychologie de l’auteur, au détriment par exemple de l’étude de milieux sociaux, ou de la réception des films [28]. Cette critique de l’auteur s’accompagnait de la proposition d’un cinéma féministe collectiviste, à la division du travail non hiérarchisée, et dont chaque participante participerait au contrôle de la fabrique du film.
Ces contestations de l’auteur de cinéma s’accompagnaient d’analyses qui contrastaient avec le discours critique dominant. Par exemple, Sharon Smith identifiait des rôles masculins et féminins stéréotypés en examinant de très nombreux films et en se passant presque tout à fait des noms de leurs réalisateurs. Un autre article comparait les personnages des Enfants du paradis (1945), Jules et Jim (1962) et Alice’s Restaurant (1969), sans jamais mentionner leurs réalisateurs, pourtant très connus [29]. Mais Women & Film ne s’est jamais totalement affranchie du nom d’auteur, qui constitue une catégorie fondamentale du discours cinéphile et critique. La revue contribua plutôt à la diversification de ses usages au profit de réalisatrices. Elle consacra des études et des interviews à des cinéastes comme Agnès Varda, Barbara Loden et Germaine Dulac (présentée comme la « première cinéaste féministe »), et plus rarement à d’autres professionnelles comme les scénaristes Christiane Rochefort et Eleanor Perry [30]. Plus encore, la revue se distingua en faisant du nom d’auteur un instrument d’objectivation de représentations sexistes, comme celles des films de Kubrick, ou féministes, comme celles des œuvres de Godard ou de Douglas Sirk.
Une scène de Dance, Girl, Dance (1940), de Dorothy Arzner
Dans « Women’s Cinema as Counter-Cinema » (1973), Claire Johnston valorise cette scène comme un « tour de force » de la réalisatrice Dorothy Arzner, en considérant qu’elle révèle la fabrique du cinéma et la construction du stéréotype de la femme.
Cela n’a pas empêché Women & Film d’être attaquée pour son anti-auteurisme par d’autres critiques féministes, aux approches plus modelées sur la psychanalyse et le structuralisme littéraire. Dès 1973, Claire Johnston défendit la notion d’auteur pour son rôle dans la légitimation du cinéma hollywoodien et pour analyser les œuvres subversives de réalisatrices comme Dorothy Arzner et Ida Lupino [31].
Pour illustrer les vertus esthétiques de la notion d’auteur, la même théoricienne comparait aussi la filmographie de Hawks, où l’héroïne symbolise le phallus, à celle de Ford où la femme représente plutôt le foyer et la civilisation par opposition à la nature sauvage. Plus encore, c’est un article de Laura Mulvey, vingt mille fois cité pour sa conceptualisation du « male gaze », qui contribua à légitimer l’auteur en tant que catégorie d’analyse féministe [32]. Dans cet article qui définit le plaisir cinématographique comme voyeuriste et narcissique, l’intérêt du concept d’auteur est illustré par la comparaison de deux manières d’éviter que l’héroïne génère une anxiété de la castration : celle de Josef von Sternberg, qui fétichise la star, et la manière sadique de Hitchcock, qui la dévalorise, la punit et la fait sauver. C’est en référence à ces deux textes qu’en 1979, les fondatrices de la revue Camera Obscura proposèrent d’adapter la notion d’auteur à l’analyse de cinéastes féministes – un projet qui s’incarna par une revue mêlant des études de format académique et des interviews exclusivement menées auprès de cinéastes [33].
À la faveur de la rapide disparition de Women & Film, la notion d’auteur demeura une catégorie hégémonique de la critique féministe, et au-delà des film studies et de la critique savante et grand public.
Abolition, démasculinisation ou virilisation : les points de vue des (co)réalisatrices sur l’auteur
Bande-annonce de The Woman’s Film (1971)
La même division et le même rapport de force s’observent chez les réalisatrices. Parmi les groupes de cinéma militant qui se sont constitués au tournant des années 1970 en remettant en cause l’autorité du réalisateur, on trouvait des collectifs principalement ou exclusivement composés de femmes, qui prônaient un cinéma au service du mouvement féministe et d’autres luttes sociales. Leur organisation non-hiérarchisée et leurs premiers films furent célébrés dans Women & Film, qui défendit par exemple The Woman’s Film (1971) comme le « meilleur film de femmes » jamais produit [34]. Réalisé et monté par Judy Smith, Louise Alaimo et Ellen Sorin – toutes trois membres de Newsreel, le réseau de cinéma militant qui fédérait des collectifs répartis dans plusieurs grandes villes américaines – ce film est principalement composé d’interviews d’ouvrières blanches, noires et latinos racontant leur condition d’épouses, leur exploitation économique et leurs luttes contre ces rapports de domination. L’une des fabricantes du film, Judy Smith, défendait le principe d’un cinéma « par le peuple et pour le peuple » (qu’elle attribuait à Mao).
En France, les collectifs de cinéma féministes comprenaient Vidéa (associé au MLF), Cent Fleurs, Vidéo Out et les Insoumuses [35]. Les Insoumuses réunissaient deux figures centrales du cinéma féministe de France : Carole Roussopoulos, consacrée pour son travail de documentariste, et Delphine Seyrig, connue à la fois pour sa carrière d’actrice et ses engagements féministes, et notamment pour Sois belle et tais-toi ! (1976), qui donne la parole à des actrices à propos de leurs conditions de travail. À la fin de sa carrière, Roussopoulos défendait encore une conception de la division du travail et de la propriété des films proche de celle promue par Judy Smith et par Godard dans les années 1968 :
Dans les groupes vidéo, y compris mixtes, je n’ai pas ressenti de sexisme, et c’était extrêmement satisfaisant. Les femmes y occupaient une place très égalitaire avec les hommes. Contrairement au cinéma, les femmes n’étaient pas seulement monteuses, elles étaient aussi réalisatrices. Nous étions en fait des artisanes, plus que des réalisatrices et des monteuses. Nous faisions tout et chacune savait tout faire. Les femmes se sont emparées de tous les postes de travail. Il n’y avait pas de division entre travail intellectuel et manuel/technique, et donc pas de hiérarchie, y compris entre les sexes (…) Je considère que ces images et ces sons, ces tranches de concentration ou de vérité, appartiennent aux personnes interviewées plus qu’à moi. Moi, j’ai envie de faire les films avec elles, je suis en quelque sorte la cheffe d’orchestre – c’est vrai que les bandes n’existeraient pas si je ne créais pas la situation pour qu’elles se fassent – mais ce sont les gens filmés qui se donnent [36].
Mais comme d’autres groupes de cinéma militant, les collectifs de féministes furent peu financés, peu distribués, peu vus, et vite dissolus. Et surtout, ces collectifs et leurs discours furent éclipsés par la gloire et les points de vue de réalisatrices qui s’approprièrent le statut d’auteur, et plus généralement par l’hégémonie du nom d’auteur comme principe de classement et d’évaluation des films. Les plus consacrées des réalisatrices qui débutèrent dans les années 1950 à 1970 adoptèrent le même point de vue sur la division du travail que la grande majorité des réalisateurs de leur génération et des précédentes. Dans son premier entretien auprès des Cahiers du cinéma, paru en 1965, Agnès Varda comparait son métier à ceux de peintre et d’écrivain, et valorisait son autorité sur ses collaborateurs : « il faut vraiment faire son film et ne pas écouter les autres » [37]. Et Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) – récemment élu meilleur film de tous les temps par le prestigieux sondage décennal de la revue Sight and Sound – était présenté par sa réalisatrice, Chantal Akerman, comme son œuvre plutôt qu’un « film collectif » [38]. En expliquant qu’elle avait dirigé l’équipe et imposé sa vision du film à faire, Akerman attaquait au passage l’idéal collectiviste en considérant que « dans un travail collectif il y a presque toujours quelqu’un qui le prend, de fait, le pouvoir ».
Comme leurs prédécesseuses, les grandes cinéastes de cette génération défendirent des visions antagonistes des dimensions genrées de leur métier. Comme Alice Guy Blaché avant elle, Shirley Clarke valorisa la réalisation en la féminisant. Dans sa première interview auprès des Cahiers du cinéma, en 1964, elle expliquait que
La première responsabilité d’un cinéaste est de donner sa vision des choses : or, la femme est éminemment "visionnaire" et faite pour le cinéma, qui est diversification, et synthèse : pour moi, faire du cinéma, c’est faire le ménage en public. Comme une ménagère, le cinéaste doit savoir un peu de tout [39].
À l’inverse, des réalisatrices adoptèrent l’ethos viril qui avait servi à construire le statut d’auteur du réalisateur. À la façon d’un Joseph von Sternberg, Catherine Breillat s’est vantée de diriger les interprètes avec sauvagerie, cruauté, haine et amour, tout en les chosifiant : « il faut travailler avec eux comme on travaille une pâte à modeler, une chair d’émotion » [40]. Elle se distingua plus tard en prenant la défense d’Harvey Weinstein [41].
Mais davantage qu’elles n’ont genré leur rôle d’auteur, les grandes réalisatrices ont combattu leur assignation au genre féminin. Dans son premier entretien auprès des Cahiers du cinéma, où elle était d’emblée associée à d’autres réalisatrices, Shirley Clarke commençait par partager son horreur d’être remarquée en tant que femme et sa volonté d’être jugée « comme cinéaste tout court ; pour mon travail, non pour mon sexe » [42]. De même, à la fin des années 1970, Chantal Akerman reprochait aux critiques de lui poser une question qu’ils ne poseraient pas à un écrivain – celle de son investissement personnel dans le film – mais aussi de l’assigner à un genre et de lui attribuer l’étiquette de féministe : « Non : je ne fais pas des films de femmes, je fais des films de Chantal Akerman. Je n’ai pas décidé de faire des films à des buts féministes ou pour changer les structures ; j’ai décidé de faire des films, de travail avec ce médium, avec cet art » [43].
Les prises de position des autrices étudiées ici esquissent plusieurs possibles en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles du monde du cinéma. Les réalisatrices qui se sont approprié le statut d’auteur tout en rejetant les valeurs et les pratiques sexistes qui lui sont associées montrent que la virilisation de l’auteur n’est pas une nécessité. Et cesser de valoriser et d’accepter la violence ou l’« amour » des auteur·ices pour leurs collaborateur·ices est une première manière de lutter contre la justification des violences sexistes, sexuelles et professionnelles.
Quant aux travailleuses et critiques qui dénoncèrent le statut d’auteur, elles espéraient qu’un cinéma existe autrement que via la concentration de l’autorité, de la reconnaissance, de l’argent et d’autres pouvoirs au profit de l’auteur, qui a pour corollaire la subordination, l’invisibilisation et bien souvent la pauvreté et la précarité des non-auteurs. Cette piste mérite d’autant plus d’être connue et explorée que de tels rapports de pouvoir constituent le terreau des viols et autres violences commises par des cinéastes, journalistes, éditeurs, psychanalystes, élus (etc.) vis-à-vis de leurs subordonnées, patientes, administrées (etc.). Et du déni de ces viols et autres violences.
Enfin, la mémoire du sexisme et du féminisme constitutifs de l’histoire de l’auteur de cinéma mérite d’être entretenue et approfondie pour dénoncer, rendre visible et réparer les violences sexistes du monde du cinéma. Les noms d’auteurs et d’autrices qui font la joie quotidienne des cinéphiles sont, entre autres choses, l’héritage de violences sexistes (mais aussi classistes, racistes, xénophobes, etc.). Qu’on espère ou non abolir l’institution qu’est l’auteur de film, s’en souvenir aide à ne pas laisser des violeurs et leurs défenseurs s’abriter au panthéon des grands noms, sous couvert de cinéma.
Jérôme Pacouret, « L’auteur de cinéma : une construction masculine ? »,
La Vie des idées
, 9 avril 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-auteur-de-cinema-une-construction-masculine-6087
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[1] Lorraine de Fourcher et Jérôme Lefilliâtre « « C’est une histoire d’enfant kidnappée » : l’actrice Judith Godrèche porte plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot », Le Monde, 7 février 2024.
[2] Lorraine de Fourcher et Jérôme Lefilliâtre, « Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma », Le Monde, 8 février 2024.
[3] Philippe Mary et Aurélie Pinto, « La relation du réalisateur à « sa » comédienne, censée reposer sur la « séduction », est soustraite aux régulations habituelles du travail », Le Monde, 13 février 2024.
[4] Quentin Grosset, « Geneviève Sellier : « L’étape qui manque pour que le mouvement MeToo en France soit irréversible, c’est la solidarité des hommes » », Trois Couleurs, 3 mars 2024. Pour son travail sur la Nouvelle Vague et les rapports de genre, voir notamment Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague : un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS Éditions, 2013.
[5] Jean Narboni, « Les attaques contre le cinéma d’auteur et les « Cahiers du cinéma » sont infondées et déplacées », Le Monde, 16 mars 2024.
[6] Pour une analyse et l’historiographie de ces luttes, on se permet de renvoyer à Jérôme Pacouret, « Qu’est-ce qu’un (auteur de) film ? Prétendants au statut d’auteur et autonomisation du cinéma avant les années 1960 (Etats-Unis-France) », Biens Symboliques / Symbolic Goods, 2019, no 4.
[7] Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma (1919-1937), Paris, Paris expérimental, 1994.
[8] Germaine Dulac, « Chez D.W. Griffith », Cinéa, juin 1921, reproduit dans Ibid. L’article de Dulac ne mentionne pas les dimensions racistes de l’œuvre de Griffith, également connu pour Naissance d’une nation (1915), un immense succès public et critique glorifiant le Ku Klux Klan et ses lynchages. On prend la peine de le mentionner pour celles et ceux qui ne connaitraient pas Griffith, mais aussi parce que laisser de côté le racisme de son œuvre pour célébrer ses seules contributions à la mise en scène participe de la reproduction d’une vision idéalisée de la genèse de l’auteur de cinéma, épurée des rapports de pouvoir dans laquelle celle-ci était imbriquée.
[9] Maya Deren, An Anagram of Ideas on Art, Form and Film. New York, The Alicat Book Shop Press, 1946, p. 37-43.
[10] « Hearings on H. R. 11258 », House of Representatives of the United States, 1925.
[12] Bryher, « G. W. Pabst », Close Up, n°6, décembre 1927, p. 56-61
[13] Jean-Luc Godard, « Bergmanorama », Cahiers du cinéma, n°85, juillet 1958.
[14] Charles Pathé, Écrits autobiographiques, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 259.
[15] Denis Marion (ed.), Le cinéma par ceux qui le font, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1949, p. 72-73. ; ; King Vidor, King Vidor on Film Making, New York, David McKay Company, 1972, p. 98 ; Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1995, p. 57.
[16] Voir E. Kazan, « On what Makes a Director », Directors Guild of America, 1973 ; Frank Capra, The Name Above the Title, New York, Da Capo Press, p. 244-248.
[17] Voir Colin G. Crisp, « The Rediscovery of Editing in the French Cinema, 1930-1945 », Histoire & Mesure, 1987, vol. 2, no 3, p. 199 214 ; Sébastien Denis, « À la recherche du monteur. La lente émergence d’un métier (France, 1895-1935) », 1895, 2011, n° 65, no 3, p. 52 81 ; Priska Morrissey, « Question de genre. Regards sur les femmes au travail dans le cinéma français des années trente », 1895, 2011, vol. 65, no 3, p. 168 179.
[18] Carlo Rim, « La faune des plateaux de tournage », in Vérités sur le cinéma français, Paris, Société des éditions modernes, 1945.
[19] « Jean Delannoy répond à Jean Tarride », Le film français, n°6, 12 janvier 1945.
[20] F. Capra, The Name above the Title, op. cit., p. 116.
[21] E. Kazan, « On What Makes a Director », art. cité.
[22] Voir Carlo Rim, « La faune des plateaux de tournage », art cité ; Marjorie Rosen, Vénus à la chaîne, Paris, Editions des Femmes, 1978, p. 171.
[23] Germaine Dulac, Ecrits sur le cinéma, Paris, Paris expérimental, 1994, p. 42-44.
[24] Alice Guy Blaché, « Woman’s Place in Photoplay Production », The Moving Picture World, vol. 21, n°3, 1914, p. 195.
[25] Sur l’émergence des critiques de l’auteur de film dans les années 1960, voir Jérôme Pacouret, « Godard et la mort de l’auteur », La Vie des idées, 2022.
[26] « Overview », Women & Film, n°1, 1972, p. 3-6.
[27] Sharon Smith, « The Image of Women in Film : Some Suggestions for Future Research », Women & Film, n°1, 1972, p. 13-21.
[28] Julia Lesage, « Feminist Film Criticism : Theory and Practice », Women & Film, n°5-6, 1974, p. 12-19.
[29] Voir « Woman in Children of Paradise, Jules and Jim, and Alice’s Restaurant », Women & Film, n°3-4, p. 38-41, 53.
[31] Claire Johnston, « Women’s Cinema as Counter-Cinema » [1973], reproduit dans Sue Thornham, Feminist Film Theory : A Reader, Edinburgh University Press, 1999, p. 31-40.
[32] Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n°3, 1975, p. 6-18.
[33] « Editorial : Feminism, Fiction and the Avant-Garde », Camera Obscura, n°3, 1979.
[34] Mitch Tuckman, « Interview with Judy Smith. S.F. Newsreel », Women & Film, n°1, 1972, p. 30-34 ; J. Lesage, « Feminist Film Criticism : Theory and Practice », art. cité.
[35] Sur ces collectifs, voir notamment Ros Murray, « Raised Fists : Politics, Technology, and Embodiment in 1970s French Feminist Video Collectives », Camera Obscura, n°91, 2016, p. 93-121 ; Stéphanie Jeanjean, « Disobedient Video in France in the 1970s : Video Production by Women’s Collectives », Afterall : A Journal of Art, Context and Enquiry, n°48, p. 118-125.
[36] Hélène Fleckinger, « Une révolution du regard. Entretien avec Carole Roussopoulos, réalisatrice féministe », Nouvelles Questions Féministes, 2009, vol. 28, no 1, p. 98-118.
[37] Jean-André Fieschi et Claude Ollier, « La grâce laïque : entretien avec Agnès Varda », Cahiers du cinéma, n°165, 1965, p. 42-51.
[38] Danièle Dubroux, Thérèse Giraud et Louis Skorecki, « Entretien avec Chantal Akerman », Cahiers du cinéma, n°278, 1977, p. 34-42.
[39] Alex Madsen, « Rencontre avec Shirley Clarke », Cahiers du cinéma, n°153, 1964, p. 20-25.
[40] Frédéric Strauss, « Entretien avec Catherine Breillat », Cahiers du cinéma, n°507, 1996, p. 23-30 ; Hélène Frappat et Jean-Marc Lalanne, « Breillat – Parillaud : Auto-frictions », Cahiers du cinéma, n°568, 2002, p. 34-37.
[41] « Pour la réalisatrice Catherine Breillat, Asia Argento est une « traîtresse » et Harvey Weinstein n’est « pas le pire » », France TV Info, 31 mars 2018.
[42] A. Madsen, « Rencontre avec Shirley Clarke », art. cité.
[43] « Entretien avec Chantal Akerman », art. cité.